La Vie de M. Descartes/Livre 3/Chapitre 7

Daniel Horthemels (p. 212-222).

Le Pére Mersenne avoit passé la plus grande partie de l’hiver en Hollande, où il avoit eu le loisir d’entretenir M Descartes, et de joüir de sa présence dans Amsterdam, comme il auroit pû faire dans Paris.

Il n’y eut point de ville, point de lieu tant soit peu considérable dans toutes les provinces-unies, qu’il ne fût bien-aise de parcourir ; et il ne fit point difficulté de contracter amitié avec les sçavans et les curieux du païs qu’il pût connoître, sans s’arrêter à la diversité des religions. Vers le commencement du printêms il revint dans les Païs-Bas de la domination espagnole, et il apporta autant de curiosité à visiter les provinces catholiques, qu’il avoit fait à l’égard de la Hollande. Mais lorsqu’il fut arrivé à Anvers, il y trouva des gens qui avoient appris une partie de ce qu’il avoit fait en Hollande, et qui pensérent lui susciter des affaires à ce sujet. Il paroît que ses confréres sur tout, et quelques autres catholiques scrupuleux voulurent lui faire un crime du danger où il avoit exposé la sainteté de sa robe, et des démonstrations d’amitié qu’il avoit données et reçûës de plusieurs hérétiques couverts du manteau de sçavans. Ce pauvre pére prit cet accident pour une mauvaise fortune : et il écrivit à M Descartes pour lui faire part du chagrin qu’il avoit de voir que les mesures qu’il avoit prises pour tenir secrétes les habitudes qu’il avoit faites en Hollande lui eussent si mal réüssi. M Descartes le consola de cet accident, comme d’une chose sans reméde. Il voulut lui persuader même qu’il n’étoit pas tant à plaindre qu’il se l’étoit imaginé, et qu’étant moralement impossible de tenir long-têms secret son voyage dans les villes de Hollande, il valoit mieux que la chose se fût passée comme elle lui étoit arrivée à Anvers, que si on fût venu à le sçavoir plus tard en un têms où il n’auroit pas été si aisé de remédier à la fiction et à la calomnie.

Le Pére Mersenne ayant vû les villes et les sçavans les plus considérables de la Flandre et du Brabant, prit sa route vers l’evêché de Liége pour aller aux eaux de Spa. La crainte d’arriver trop tard pour prendre les eaux à propos et dans leur saison, le fit avancer avec tant de diligence qu’il se trouva à Liége quinze jours plûtôt qu’il ne falloit pour faire le voyage de Spa, qui est à huit lieuës environ de cette ville. La longueur de ce sejour lui parut ennuyeuse, et M Descartes à qui il le fit sçavoir lui manda que de son côté il regrettoit beaucoup ces quinze jours qu’ils auroient pû employer ensemble à se promener et à s’entretenir de leurs études. Ce pére aprés avoir visité le païs du Bas Rhin, revint à Paris dans son couvent de la place royale vers le mois d’octobre, aprés plus d’un an d’absence. C’est le calcul que l’on en peut faire sur la datte des lettres de M Gassendi ; mais qui ne laisse pas de souffrir des difficultez, qu’on peut laisser à lever à ceux qui se chargeront de faire une nouvelle vie du P Mersenne.

Cependant le Sieur Ferrier ouvrier d’instrumens de mathématiques, se sentoit de plus en plus accablé de la misére où il étoit tombé, pour avoir négligé de suivre les avis de M Descartes. La présomption qui lui avoit fait croire qu’il pourroit marcher seul dans le travail des verres jointe au déplaisir de n’avoir pû mettre mal M Mydorge dans l’esprit de M Descartes, l’avoit porté à faire plusieurs démarches contre son devoir, et à perdre le respect qu’il devoit à l’un et à l’autre. La place qu’il attendoit dans le Louvre lui manqua.

Le P De Gondren nouveau général de l’oratoire, à qui M Descartes avoit écrit en sa faveur, le P Gibieuf et le P De Sancy ausquels il l’avoit recommandé, n’avoient pas réussi à le servir aussi efficacement qu’ils auroient souhaité pour l’amour de M Descartes.

Ce petit revers de fortune lui fit ouvrir les yeux sur sa mauvaise conduite : et sans faire réfléxion aux sujets de mécontentement qu’il avoit donnez à M Descartes, il lui fit proposer par le P Mersenne de souffrir qu’il l’allât trouver en Hollande pour le servir, et pour travailler sous ses ordres. Le P Mersenne avoit quitté M Descartes depuis quelques semaines, lors qu’il reçût la lettre du Sieur Ferrier ; et il en écrivit sur le champ à M Descartes, pour l’avertir que cét homme se disposoit à se rendre auprés de lui, sans même se soucier de sçavoir sa volonté par avance. Il lui fit aussi un petit détail de ce qu’il avoit appris à son sujet depuis son éloignement de Paris, outre ce qu’il avoit pû lui dire de bouche touchant ses négligences ; et il lui manda qu’il avoit abandonné l’instrument que M Morin professeur en mathématiques lui faisoit faire par ordre de monsieur frére du roy.

M Descartes parut surpris de ces propositions dont le Sieur Ferrier ne lui avoit rien mandé. Il y avoit cinq ou six mois qu’il n’avoit reçû de ses nouvelles, quoi qu’il lui eut écrit deux grandes lettres qui ressembloient plûtôt à des volumes, où il lui expliquoit la plus grande partie de ce qu’il avoit pensé touchant la construction des lunettes. Il récrivit sur la fin du mois de mars au Pére Mersenne qui étoit pour lors à Anvers : et il le pria de faire sçavoir promptement au Sieur Ferrier qu’il ne songeoit plus à l’attirer auprés de lui, depuis qu’il lui en avoit ôté l’espérance, lors que l’année précédente étant à Franecker en Frise, il l’avoit convié d’aller demeurer avec lui. Il le fit souvenir du dessein qu’il avoit de faire le voiage d’Angleterre dans cinq ou six semaines, comme il croioit lui en avoir déja écrit. Il lui représenta que quand même il ne bougeroit de la ville d’Amsterdam, il ne pourroit plus avoir le Sieur Ferrier chez lui sans incommodité. D’ailleurs ce que le P Mersenne lui avoit ajouté touchant l’instrument de M Morin que le Sieur Ferrier n’avoit pû achever, lui auroit fait perdre l’envie de le recevoir, quand il en auroit eu la commodité. Ferrier avoit mandé à M Descartes l’année précédente que monsieur lui avoit ordonné d’achever cét instrument, et qu’on lui avoit fait venir exprés des étoffes d’Allemagne. Mais Ferrier n’ayant pû venir à bout de cét instrument depuis prés de trois ans qu’il y travailloit, ne donnoit pas lieu à M Descartes d’espérer qu’il éxécutât les verres, pour lesquels il lui faudroit préparer des machines qu’il tenoit plus difficiles que cét instrument. Il craignoit que si aprés l’avoir gardé deux ou trois ans il ne venoit à bout de rien qui surpassât le commun, on ne pût lui en imputer la faute, où du moins celle de l’avoir fait venir pour rien. Ce n’est pas qu’il n’aimât encore le Sieur Ferrier comme auparavant, et qu’il ne le considérât toujours comme un honnête homme. Mais parce qu’il ne connoissoit que deux personnes avec lesquelles il eût jamais eu affaire, et qu’il se plaignoit de toutes deux nonobstant leur mérite singulier, il jugeoit delà qu’il étoit trop difficile, ou trop malheureux. Aprés tout, il ne pouvoit s’empêcher de plaindre le sort de cét homme, et il auroit souhaité sincérement pouvoir le soulager dans sa mauvaise fortune. Il témoignoit ne connoître point en lui d’autre défaut, sinon qu’il ne faisoit jamais son conte sur le pied des choses présentes, mais seulement de celles qu’il espéroit, ou qui étoient passées ; et qu’il avoit une certaine irrésolution qui l’empêchoit d’éxécuter ce qu’il entreprenoit.

Le P Mersenne ayant reçû la lettre de M Descartes, récrivit d’Anvers au Sieur Ferrier pour le dissuader de son entreprise, sous prétexte du voyage que M Descartes devoit faire en Angleterre ; et sans lui marquer ouvertement les dispositions où il se trouvoit à son égard, il ne laissa pas de lui faire conjecturer qu’il y avoit quelque refroidissement.

Cette nouvelle le fit tomber dans un abatement d’esprit qui le rendit languissant durant prés de six mois sans sçavoir à quoi se résoudre. Il ne sçavoit à qui, du Pére Mersenne, ou de Mydorge attribuer sa prétenduë disgrace : mais lors qu’il réfléchissoit sur luy même, il se faisoit la justice de ne s’en prendre qu’à sa mauvaise conduite. Il alla souvent solliciter les amis que M Descartes avoit dans Paris pour ménager sa paix, et il attira leur compassion tantôt en leur dépeignant son malheur, tantôt en se jettant sur les éloges de M Descartes. Il s’addressa particuliérement aux péres de l’oratoire et à M Gassendi, qu’il attendrit et qu’il surmonta par ses importunitez. Les prémiers luy donnérent des lettres de recommandation à M Descartes. Plusieurs autres personnes en firent de méme. Mais M Gassendi s’étant excusé de lui écrire en droiture, sur ce que leur amitié ne consistoit point dans le commerce des lettres, voulut bien écrire à M Reneri leur ami commun, à qui le Sieur Ferrier addressoit le pacquet de lettres pour le faire tenir à M Descartes. Sa lettre dattée du 22 de Novembre 1630 est assez courte pour pouvoir tenir icy sa place.

Il y a plus de deux mois, dit-il à M Reneri, que je vous ay récrit touchant vôtre analyse. Je vous parlois aussi du traitté que j’ay fait pour la défense du P Mersenne contre Robert Fludd, et de l’édition que j’ay fait faire ici de ma dissertation des parhélies, dont je vous envoyois un exemplaire avec une lettre pour M Golius. Aujourd’huy je vous écris à l’occasion du pacquet qui vous est addressé pour M Descartes. Celui qui vous l’envoie est un ouvrier d’instrumens de mathématiques nommé Ferrier, dont je ne crois pas que l’industrie et l’habileté vous soient inconnuës. Cét homme qui a toujours fait paroître de grands sentimens de respect et d’affection pour M Descartes a eu la malheur de tomber dans sa disgrace, je ne sçay par quel accident ; et il est au desespoir du refroidissement qu’il a remarqué dans l’affection et les bontez dont il avoit coutume de le combler. Il lui écrit une lettre pleine de soumission pour se justifier auprés de luy ; et il m’a pressé de l’accompagner de l’une des miennes pour rendre témoignage à son innocence. Je m’en suis excusé sur ce que n’ayant pas eu l’honneur de parler à M Descartes plus d’une fois de ma vie, et n’en usant pas avec lui dans les termes d’une si grande familiarité, il pourroit trouver à redire à ma liberté, et auroit sujet de mépriser la recommandation d’une personne qui semble le toucher de trop loin. Mais ne voulant rien négliger de ce qui peut dépendre de moy pour la satisfaction du Sieur Ferrier, j’ay pris le parti de m’addresser à vous, comme à une personne trés-étroitement liée à M Descartes, et qui peut beaucoup sur son esprit. Au reste je crois connoître assez le Sieur Ferrier pour vous répondre de la disposition de son cœur. Je l’ay vû souvent ; j’ay eu de fréquentes conversations avec luy. Mais il ne m’a presque jamais entretenu que de M Descartes, et toujours avec tant de témoignages d’estime, et des éloges si extraordinaires, que si je n’avois connu d’ailleurs le mérite de M Descartes, je n’aurois pû me défendre de considérer des loüanges si magnifiques et si fréquentes, comme de véritables hyperboles. Jamais il ne m’en a parlé que comme d’une divinité descenduë du ciel pour le bien du genre humain, prétendant n’admirer que lui dans le monde, et protestant qu’il luy est redevable de toutes choses.

Enfin je l’ay toujours trouvé si uniforme et si constant dans son estime, dans son affection, et dans le zéle qu’il a pour son service, qu’il y auroit dequoi être surpris du refroidissement de M Descartes, s’il n’avoit quelque autre raison que l’on ne connoît pas icy. Pour moy si j’avois à me faire mettre en réputation, je n’en voudrois pas confier le soin à d’autres qu’au Sieur Ferrier : et je serois sûr de l’acquerir au plus haut degré, s’il l’entreprenoit avec le zéle qu’il a pour M Descartes, à qui vous ferez connoître, si vous le jugez à propos, qu’elle est ma disposition à son égard, et la sincérité avec laquelle je suis son tres-humble serviteur. Le Sieur Ferrier souhaite qu’on luy renvoye le pacquet au cas qu’on ne le rende point surement à M Descartes en Hollande, ou qu’on ne puisse le lui faire tenir éxactement en Angleterre, où on luy a mandé qu’il avoit dessein d’aller dans peu de têms. Etc.

M Reneri ne manqua point de faire tenir le pacquet à M Descartes, qui fut surpris d’y trouver un si grand nombre de lettres sur le même sujet. Il fut trés-satisfait de voir des témoignages de tant d’amis en faveur du Sieur Ferrier. Mais de crainte que la facilité qu’il avoit à l’excuser en leur considération ne leur donnât leu de croire que le Sieur Ferrier ne fût innocent dans son malheur, il prit la peine de récrire à tous en particulier, faisant les uns juges de sa conduite, et donnant aux autres des éclaircissemens sur celle de Ferrier, qui ne leur avoit pas été assez connuë. Il écrivit aussi au Sieur Ferrier, et fit un pacquet de toutes ces réponses qu’il addressa au P Mersenne au mois de décembre. Il les lui envoya toutes ouvertes, afin qu’il les lût avant que de les rendre, qu’il fût informé des pratiques secrétes du Sieur Ferrier, et qu’il pût remédier aux impressions que les plaintes de cét homme auroient pû faire sur l’esprit de ses amis. Pour mettre ce pére en repos sur les soupçons de Ferrier, qui auroit pû rejetter sur luy ou sur M Mydorge la cause de sa disgrace, il assura ce pére que pas un de ceux qui luy avoient écrit en faveur de Ferrier, ne l’avoit mêlé dans les plaintes de cét homme. Il ne prit point la liberté d’écrire à M Gassendi, dont M Reneri luy avoit communiqué la lettre : mais il chargea le P Mersenne de le voir de sa part, de luy faire ses civilitez, et de le bien justifier auprés de luy. Pour les autres lettres qu’il écrivit à ce sujet, elles se sont presque toutes perduës : et l’on n’a encore rendu publiques que celle qu’il addressoit au P De Gondren, et celle qui étoit pour le Sieur Ferrier. Il témoignoit au P De Gondren qu’il auroit souhaité qu’il lui eût ordonné quelque chose de plus difficile que de vouloir du bien au Sieur Ferrier, pour pouvoir luy donner des preuves encore plus grandes de son obéissance, et de sa vénération. Qu’il étoit fort éloigné de vouloir du mal au Sieur Ferrier ; mais qu’il s’estimeroit heureux de pouvoir seulement s’éxempter de ses plaintes. On ne peut sans cruauté, dit-il, vouloir du mal à une personne si affligée ; et pour ses plaintes, je les excuse de même que s’il avoit la goute, ou que son corps fût tout couvert de blessures. On ne sçauroit toucher si peu à des gens qui sont en cét état, qu’ils ne crient, et qu’ils ne disent souvent des injures aux meilleurs de leurs amis, et à ceux qui s’efforcent le plus de remédier à leurs maux.

J’eusses été fort aise d’apporter quelque soulagement aux siens : mais parce que je ne m’en juge point capable, il m’obligeroit beaucoup de me laisser en repos, et de ne m’accuser pas des maux qu’il se fait à luy même. Je luy ay pourtant obligation de s’être addressé particuliérement à vous pour se plaindre : et je m’estime heureux que vous daignez prendre connoissance du différent qu’il prétend avoir avec moi.

Je ne prétens pas vous ennuier en plaidant icy ma cause : ma is j’ai prié le Pére Mersenne, qui sçait parfaitement toute cette affaire, de vouloir vous en instruire. Je me contente de vous dire que le Sieur Ferrier n’est fâché que de ce que j’ai vû plus clair qu’il ne souhaitoit. Il sçait fort bien dans sa conscience que je n’ai rien appris qui le touchât que de lui-même. S’il veut faire croire que l’on m’ait fait de lui quelques faux rapports, ce n’est que pour avoir plus de prétexte de se plaindre et de s’excuser. Mais il s’est trompé lorsqu’il a crû me desobliger beaucoup dans une chose qui m’étoit indifférente. Si vous trouvez que j’aye tort, vous m’obligerez extrémement de ne me point flater : et je ne manquerai pas d’obéïr exactement à tout ce que vous ordonnerez.

La lettre que M Descartes écrivit au Sieur Ferrier sur le même sujet, fit voir qu’il ne s’étoit point dépoüillé des sentimens de l’affection qu’il avoit euë pour lui. Il se contenta de lui remettre devant les yeux, mais avec sa douceur et sa bonté ordinaire, une partie des sujets qu’il lui avoit donnez de n’être pas satisfait de lui, en lui offrant néanmoins ses services comme auparavant. Voici les termes ausquels il voulut bien s’excuser auprés de lui. Je vous assure, monsieur, que je n’ay point eu dessein de vous faire aucun déplaisir, et que je suis aussi prêt que jamais de m’employer pour vous en tout ce qui sera de mon pouvoir.

J’ai discontinué de vous écrire, parce que j’ay vû par expérience que mes lettres vous étoient dommageables, et vous donnoient occasion de perdre le têms. J’ai mandé à un de mes amis ce que je reconnoissois de vôtre humeur, parce que sçachant que vous aviez accoûtumé de vous plaindre de tous ceux qui avoient tâché de vous obliger, j’étois bien-aise, si vous veniez quelque jour à vous plaindre de moy, qu’une personne de son mérite et de sa condition pût rendre témoignage de la vérité. Je l’ai aussi averti de ce que vous m’aviez écrit de lui, et lui ai fait voir vôtre lettre. Car étant témoin des obligations que je lui ai ; et sçachant trés-certainement que vous ne le blâmiez que pour me prévenir, et m’empêcher de croire les véritez qu’il me pourroit dire à vôtre desavantage quoiqu’il ne m’en ait jamais rien appris, j’aurois crû commettre un grand crime, et me rendre complice de vôtre peu de reconnoissance, si je ne l’en eusse averti. Mais puisque je tiens la plume, il faut une bonne fois que je tâche de me débarasser de toutes vos plaintes, et de vous rendre conte de toutes mes actions. Si j’avois connu vôtre humeur et vos affaires dés le commencement, je ne vous aurois jamais conseillé de travailler à ce que j’avois pensé touchant les réfractions. Mais vous sçavez qu’à peine vous avois-je vû une fois ou deux, quand vous vous y offrîtes de vous-même. Le desir que j’avois d’en voir l’éxécution m’empêcha de m’enquérir plus diligemment si vous en pourriez venir à bout ; et je ne fis point difficulté de vous communiquer ce que j’en sçavois. Car je jugeois bien que c’étoit un ouvrage qui demandoit beaucoup de peine et de dépense.

Souvenez-vous, s’il vous plaît, que je vous dis alors distinctement que l’éxécution en seroit difficile, et que je vous assurois bien de la vérité de la chose, mais que je ne sçavois pas si elle se pouvoit réduire en pratique, et que c’étoit à vous d’en juger et d’en chercher les inventions. C’est ce que je vous disois expressément, afin que si vous y perdiez du têms, comme vous avez fait, vous ne m’en pussiez attribuer la faute, ni vous plaindre de moi. Ayant connu depuis les difficultez qui vous avoient arrêté, et étant touché du têms que vous y aviez inutilement employé, j’ai pour l’amour de vous abaissé ma pensée jusques aux moindres inventions des méchaniques : et lorsque j’ai cru en avoir trouvé suffisamment pour faire que la chose pût réüssir, je vous ai convié de venir ici pour y travailler. Pour vous en faciliter davantage les moyens, je me suis offert d’en faire toute la dépense, aux conditions que vous en auriez tout le profit, s’il s’en pouvoit retirer. Je ne vois pas encore que vous puissiez vous plaindre de moi jusques-là. Lorsque vous m’eûtes mandé que vous ne pouviez venir ici, je ne vous conviai plus d’y travailler : au contraire, je vous conseillai expressément de vous employer aux choses qui pouvoient vous apporter du profit présent, sans vous repaître de vaines espérances. Ensuite je jugeai par vos lettres que ce que je vous avois écrit de venir ici vous avoit diverti de vos autres ouvrages.

Vous feignîtes de vous préparer pour ce voyage, lorsque la chose vous étoit devenuë impossible, et que je n’étois plus en état de vous recevoir auprés de moi. De sorte que pour vous empêcher de traîner deux ou trois ans suivant vôtre humeur dans cette vaine espérance, et pour qu’au bout du conte, voyant que je n’aurois plus été disposé à vous recevoir, vous ne vous plaignissiez pas de ce que vous vous y seriez préparé ; je vous mandai que vous ne vous y attendissiez plus, d’autant que je serois peut être sur le point de m’en retourner, avant que vous fussiez prêt de venir. Pour vous en ôter le desir, je vous écrivis une partie de ce que j’avois pensé, et je m’offris de vous aider par lettres autant que j’en serois capable. Mais, si vous y avez pris garde, je vous avertissois par les mêmes lettres de ne vous point engager à y travailler, si vous n’aviez beaucoup de loisir et de commoditez pour cela ; et que la chose seroit longue et difficile. Je ne veux pas m’enquérir de ce que vous avez fait depuis. Car si vous avez plus estimé mes inventions que mon conseil, et que vous y ayez travaillé inutilement, ce n’est pas ma faute, puisque vous ne m’en avez pas averti. Vous avez été ensuite de cela sept ou huit mois sans m’écrire. Je ne veux ni vous en dire la cause, ni vous la demander.

Car comme vous ne la pouvez ignorer, je vous prie aussi de croire que je l’ai fort bien sçûë, quoique personne que vous ne me l’ait apprise. Toutefois je ne m’en suis jamais mis en colére comme vous vous l’imaginez. J’ai seulement eu pitié de voir que vous vous trompiez vous-même : et parce que mes lettres vous en avoient donné la matiére, je ne vous ai plus voulu écrire. Vous sçavez bien que si j’avois eu dessein de vous nuire, je l’aurois fait il y a plus de six mois ; et que si un petit mot qu’on a vu de mon écriture vous a fait recevoir du déplaisir, mes priéres et mes raisons jointes à l’assistance de mes amis n’eussent pas eu moins de pouvoir. Je vous assure de plus qu’il n’y a personne qui m’ait rien mandé à vôtre desavantage ; et que celui que vous blâmez de vous avoir prié que vous lui fissiez voir mes lettres, ne l’avoit pas fait par une vaine curiosité comme vous le dites : mais parce que je l’en avois tres-humblement supplié sans lui en dire la raison, et qu’en cela même il pensoit vous faire plaisir. Mais afin que vous ne preniez pas occasion de dire que j’aye des soupçons mal fondez, et que je me suis trompé dans mes jugemens, je vous prie de faire voir ces mêmes lettres que je vous avois écrites il y a quatorze ou quinze mois à ceux à qui vous avez donné la peine de m’écrire. Elles ne contiennent rien que je desire que vous teniez secret, comme vous le feignez : et si j’ai fait quelquefois difficulté de le dire à d’autres, ç’a été purement pour l’amour de vous. Mais vous sçavez bien que ceux à qui je vous prie de les montrer ne vous y feront point de tort : et aprés les avoir vuës, s’ils trouvent que j’aye manqué en quelque chose, et que j’aye eu de vous une autre opinion que je ne devois, je m’oblige de vous faire toutes les satisfactions qu’ils jugeront raisonnables.

M Descartes aprés avoir bien voulu descendre dans tout ce détail, pour se justifier contre les plaintes et la mauvaise humeur du Sieur Ferrier, qui avoit pensé le commettre si mal-à-propos avec ses amis, oublia de bon cœur les fautes que l’ingratitude avoit fait commettre à cet homme. Il le servit et l’assista de ses conseils et de son crédit comme auparavant. Il nous est resté parmi ses lettres des marques du commerce qu’il avoit encore avec lui neuf ou dix ans aprés : et nous avons les éloges qu’il fit encore depuis de son honnêteté, de sa reconnoissance, et de son habileté à des personnes ausquelles il le recommandoit pour lui rendre service.