La Vie de M. Descartes/Livre 2/Chapitre 8

Daniel Horthemels (p. 122-128).

Mr Descartes demeura dans Rome jusqu’au commençement du printêms : et il méditoit actuellement son retour en France, lorsque le pape nomma le Cardinal François Barberin son neveu pour y aller en qualité de legat.

Les espagnols qui depuis long-têms sembloient disposer de la cour de Rome par le nombre et le credit des créatures qu’ils y entretenoient, et par les grandes possessions qu’ils avoient en Italie, soupçonnoient ce pape d’avoir les inclinations françoises, parce qu’il ne s’intéressoit pas assez ouvertement à la perte qu’ils venoient de faire de la Valteline.

Ce fut pour les desabuser ou pour les appaiser, que par un bref datté du 26 De Mars 1625 il envoya son neveu legat en France, avec commission de demander deux choses au roy ; la prémiére, qu’il fit remettre entre les mains de sa sainteté la Valteline et tous les forts que les françois avoient pris ; la seconde, que par son moyen les grisons fussent privez de leur souveraineté sur la Valteline. Le roy ayant été averti de ces projets, manda à M De Béthune son ambassadeur à Rome, que cette légation ne luy seroit pas agréable. C’est ce qui obligea le pape de faire prendre à son neveu des mesures plus convenables aux dispositions de la cour de France.

M Descartes crut qu’il étoit bien-séant à un gentilhomme françois d’aller rendre des civilitez à un cardinal neveu, destiné pour faire dans son pays une fonction aussi importante qu’étoit cette légation.

Le cardinal les reçut avec les démonstrations de bienveillance, et les offres de service que son honnêteté particuliére luy faisoit avancer pour ceux qui l’abordoient. Mais parce qu’il étoit amateur des sciences, et protecteur de ceux qui en faisoient profession, il ne tint pas M Descartes quitte de ses devoirs pour une visite ou deux, et pour des complimens superficiels. Il le goûta si bien, qu’il voulut l’honorer particuliérement de son amitié : et M Descartes de son côté n’oublia pas à son retour de continuer ses assiduitez auprés de luy pendant le peu de têms qu’il fût en France, et de luy donner dans tout le reste de sa vie des marques de sa reconnoissance, tant par les présens qu’il luy fit faire de ses livres, que par des témoignages de respects et de dévoüement qu’il luy fit présenter de têms en têms par le ministére de ses amis.

Le légat s’embarqua pour la France vers le commençement du mois d’avril, menant avec luy grand nombre de sçavans, parmi lesquels étoient le Cavalier Del Pozzo, Jérôme Aléandre, Jean Loüis Le Débonnaire beau-frére du jeune Barclay, Jean Baptiste Doni, Loüis Aubry Du Mesnil, et d’autres. M Descartes sortit de Rome vers le même têms, mais il voulut s’en retourner par terre pour ne pas perdre l’occasion de voir un païs qu’il étoit bien-aise de connoître. Il passa par la Toscane, et il vit peut-être la cour du grand Duc Ferdinand Ii qui étoit encore alors fort jeune et en minorité, et qui avoit succédé à son pére Cosme Ii l’an 1621.

Si nous en croyons le Sieur Borel, il ne nous sera point permis de douter qu’il ait rendu visite aux personnes du pays qui étoient en réputation d’habileté et de science, et sur tout au célébre Galilée qu’il devoit certainement oublier moins qu’aucun autre. Galilée étoit pour lors âgé d’environ soixante ans, et l’on peut dire qu’il étoit au période de sa belle réputation. Il étoit également connu et admiré des grands et des petits. Il n’étoit point de prince, point de grand seigneur qui passant par le lieu de sa demeure ne se fit un point d’honneur de luy rendre visite. Des curieux partoient des pays étrangers exprés pour venir le voir, comme on avoit fait autrefois au sujet de Tite-Live, et de son têms même à l’égard de M Viéte. à toutes ces considérations prises du côté de Galilée, M Descartes en pouvoit joindre du sien qui sembloient ne pouvoir le dispenser de voir ce grand homme ; et c’est sans doute sur toutes ces apparences que le Sieur Borel a décidé affirmativement qu’il l’avoit vû.

Il faut avoüer pourtant qu’il n’eut point cette satisfaction. Nous ne sçavons pas quel fut l’accident qui luy en ôta l’occasion : mais enfin nous ne trouvons pas de replique à ce qu’il écrivit luy-même plus de treize ans aprés sur ce sujet, pour détromper le Pére Mersenne. Pour ce qui est de Galilée (mande-t-il à ce pére) je vous dirai que je ne l’ay jamais vû ; que je n’ay jamais eu aucune communication avec luy ; et que par conséquent je ne sçaurois avoir emprunté aucune chose de luy. Aussi ne vois-je rien dans ses livres qui me fasse envie, ni presque rien que je voulusse avoüer pour mien. Tout le meilleur est ce qu’il y a de musique. Mais ceux qui me connoissent, pourroient croire qu’il l’auroit eu de moy plûtôt que moy de luy. Car j’avois écrit presque les mêmes choses il y a dix-neuf ans, auquel têms je n’avois point encore été en Italie ; et j’avois donné mon ecrit au Sieur N qui comme vous sçavez, en faisoit parade, et en écrivoit ça et là comme d’une chose qui venoit de luy.

Nous pouvons juger par ces paroles de M Descartes qu’il n’a jamais connu Galilée que par sa réputation et par la lecture de ses livres. Encore faudra-t-il avoüer qu’il le connoissoit même assez mal par cet endroit, si l’on trouve que Galilée n’a rien écrit sur la musique. Il est assez probable qu’il aura confondu le fils avec le pére en cette occasion : ce qui ne luy seroit point arrivé, s’il l’avoit vû chez luy, où il n’auroit pas manqué de s’informer de sa famille dans la conversation. Vincent Galiléi, pére de Galiléo Galiléi, dont il est ici question, étoit un gentil-homme florentin, sçavant dans les mathématiques, et particuliérement dans la musique. On a de lui un ouvrage écrit en italien, et divisé en cinq dialogues touchant la musique ancienne et nouvelle. L’ouvrage est estimé, et Joseph Blancanus jésuite italien le juge nécessaire pour rétablir la musique des anciens, et pour corriger celle des modernes. Il n’y a point d’apparence que M Descartes ait lû d’autre traitté de Galilée que celui là, touchant la musique. Vincent Galiléi, qui avoit fait instruire son fils avec autant de soin que s’il eût été légitime, et héritier de ses biens, n’avoit pas oublié de lui inspirer l’inclination qu’il avoit pour la musique : mais il ne put empêcher qu’elle ne se tournât presque toute entiére vers l’astronomie, aprés laquelle on peut dire que la géométrie, et la méchanique ont tenu le prémier rang dans son esprit parmi les mathématiques. Au reste, M Descartes paroît avoir été toujours si peu informé de ce qui regardoit la personne de Galilée, que si on excepte le point de sa condamnation et de sa prison à l’inquisition, qui a fait trop d’éclat pour être ignoré des moins curieux, on peut dire qu’il n’a sçû aucune circonstance de sa vie. De sorte qu’il parut surpris, lors qu’en 1640 le Pére Mersenne lui parla de Galilée, comme d’un homme encore vivant, l’ayant crû mort longtêms auparavant.

M Descartes n’avoit pas encore passé les frontiéres de Toscane, lors qu’il apprit les nouvelles de la guerre qui s’allumoit entre la république de Génes et le Duc De Savoye Charles-Emmanuel prémier de ce nom. Le roy trés-chrêtien ayant été informé de la mauvaise cause des génois, et voyant que ces républicains s’appuioient du secours du Roy D’Espagne, avoit envoyé dix mille hommes au Duc De Savoye sous la conduite du connêtable de Lesdiguiéres. Le Duc De Savoye étoit en personne à cette guerre, et son armée renforcée du secours de France étoit de 25000 hommes de pied et de 3000 chevaux. Le connêtable qui conduisoit l’avantgarde dont il avoit fait un corps d’armée détaché, s’étoit déja rendu maître des villes de Capriata, de Gua, de Novi. Il avoit batu divers partis espagnols tant napolitains que milanois : et il avoit mis le siége devant la place de Gavi, lors que M Descartes arriva dans son camp pour être le spectateur de ce qui s’y passeroit. Gavi étoit une ville de la seigneurie de Génes du côté du Milanez, dans une distance presque égale entre Tortone vers le nord, et Génes vers le sud. Elle avoit une forte citadelle bâtie sur un roc du Mont Apennin, et flanquée de quantité de bastions, qui rendoient la place d’un tres-difficile accés, et qui avoient fait échoüer le fameux Barberousse du têms de François Prémier. Le connêtable, qui faisoit espérer en riant à ceux qui vouloient le détourner de cette entreprise, que Barbe-Grise feroit ce que Barbe-Rousse n’avoit pû faire , donna si bon ordre à tout, qu’ayant défait un secours de 1000 hommes envoyé par le gouverneur de Milan, et taillé en piéce 300 hommes de la garnison dans une sortie qu’elle avoit faite, il se rendit maître de la ville le 23 jour d’avril.

Ce succés lui facilita les approches de la citadelle : et ayant fait aussi réüssir par dehors une baterie qu’il avoit trouvé moyen de dresser sur une montagne voisine qu’on avoit jugée impraticable jusqu’àlors, il obligea le gouverneur de lui rendre la place par capitulation le dernier jour d’avril.

Aprés la prise de cette ville, M Descartes voulut être encore témoin d’une partie des merveilleux progrez de l’armée du Duc De Savoye, qui réduisit toute la riviére du Ponant, et prit sur les génois 174 places en trés peu de têms. Mais la conquête ne fut pas d’une longue durée, et M Descartes n’attendit pas que les génois, et les espagnols eussent commençé à respirer et à se remettre, pour quitter l’armée.

Il vint droit à Turin, où il s’arrêta durant un jour ou deux, pour y voir ce qui se passoit parmi le magistrat, et le peuple. Car pour ce qui pouvoit regarder la cour, elle étoit alors fort deserte par l’absence du Duc Charles Emmanuel, du Prince De Piémont Victor Amé, et du Prince Thomas ses enfans, qui étoient tous à l’armée. Il n’y avoit point de Duchesse De Savoye depuis plus de vingt-sept ans, que Catherine Michelle D’Autriche, fille de Philippe Ii Roy D’Espagne et d’Elizabeth De France, étoit morte le sixiéme de novembre 1597.

Mais il eut la satisfaction d’y voir la Princesse De Piémont Christine De France, fille du Roy Henry Iv, et sœur du Roy Louys Xiii, mariée dés le commençement de l’an 1619.

De Turin il passa vers le milieu du mois de may par le pas de Suse pour rentrer en France. Mais il se détourna de quelques lieuës du côté de la Savoye pour éxaminer la hauteur des Alpes, et y faire quelques observations. Ce fut en cette occasion qu’il crut avoir deviné la cause du tonnerre, et trouvé la raison pour laquelle il tonne plus rarement l’hiver que l’êté. Il remarqua que les neiges étant échauffées et appesanties par le soleil, la moindre émotion d’air étoit suffisante pour en faire subitement tomber de gros tas, que l’on nommoit dans le pays avalanches , ou plûtôt lavanches , et qui retentissant dans les vallées imitoient assez bien le bruit du tonnerre.

De cette observation il conjectura depuis, que le tonnerre pourroit venir de ce que les nuës se trouvant quelquefois en assez grand nombre les unes sur les autres, les plus hautes qui sont environnées d’un air plus chaud tombent tout-à-coup sur les plus basses.

La maniére dont il vid les neiges des Alpes échauffées par le soleil lui fit juger que la chaleur de l’air qui est autour d’une nuée supérieure peut la condenser, et s’appesantir peu à peu de telle sorte que les plus hautes de ses parties commençant les prémiéres à descendre, en abattent et en entraînent avec elles quantité d’autres, qui tombent aussi-tôt toutes ensemble avec beaucoup de bruit sur la nuée inférieure.

C’est par une suite de la même observation qu’il voulut expliquer pourquoi le tonnerre est plus rare l’hiver que l’été dans ces quartiers, ayant remarqué que la chaleur ne monte pas alors si aisément jusqu’aux plus hautes nuées pour les dissoudre. C’est pour cela que durant les grandes chaleurs, lors qu’aprés un vent septentrional de peu de durée on sent de nouveau une chaleur humide et étouffante, c’est signe qu’il doit suivre bientôt du tonnerre. Car c’est une marque, selon lui, que ce vent septentrional ayant passé contre la terre en a chassé la chaleur vers l’endroit de l’air où se forment les plus hautes nuées. Ce vent étant ensuite chassé lui-même vers l’endroit où se forment les plus basses par la dilatation de l’air inférieur que causent les vapeurs chaudes qu’il contient : non seulement les plus hautes en se condensant doivent descendre, mais les plus basses même demeurant fort rares, et se trouvant comme soulevées et repoussées par cette dilatation de l’air inférieur doivent leur résister de telle maniére que souvent elles peuvent empêcher qu’il n’en tombe aucune partie jusques à terre. Le bruit qui se fait ainsi au dessus de nous doit s’entendre beaucoup mieux à cause du retentissement de l’air qui est un corps résonnant, et il doit être plus grand à raison de la neige qui tombe, que n’est celui des lavanches ou avalanches dans les Alpes. Il suffit aussi que les parties des nuées supérieures tombent toutes ensemble, ou l’une aprés l’autre, tantôt plus vîte, tantôt plus lentement ; et que les nuées inférieures soient plus ou moins grandes ou épaisses, et qu’elles résistent plus ou moins, pour nous faire comprendre d’où peut venir la différence des bruits du tonnerre.

Les mêmes observations contribuérent aussi beaucoup à luy faire remarquer en quoi consistent les différences des éclairs, des tourbillons, et de la foudre ; leur origine et leurs effets. Il ne fut pas moins exact dans les autres observations qu’il fit sur les Alpes.

C’est ce qui paroît par les instructions qu’il donna plusieurs années depuis au Pére Merselle, qui devoit faire un voyage en Italie, et qui l’avoit consulté sur la maniére de prendre la hauteur de ces montagnes.

Il lui marque dans la réponse qu’il lui fit sur la fin de l’an 1639, qu’il pourroit mesurer le Mont Cénis étant au dela de Suse dans le Piémont, parce que la plaine en est fort égale ; et qu’il ne connoissoit point de meilleure maniére pour sçavoir la hauteur des montagnes, que de les mesurer de deux stations, suivant les régles de la géométrie pratique.