La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXXVI

P. Fort (p. 171-178).

CHAPITRE XXXVI

COMMENT LE CHRIST COMPRENAIT LA FAMILLE

Gai et content de sa conquête, maître Jésus remonta en Galilée du côté de Nazareth. Une attraction irrésistible le poussait vers cette ville où il n’avait reçu que des horions. On eût dit qu’il avait juré de ne pas avoir le dernier mot.

D’abord, il avait tenu à se créer une réputation de prophète en débitant des discours d’un air inspiré ; mais ses compatriotes s’étaient moqués de lui. Ensuite, il s’était introduit subrepticement dans la synagogue pour y jouer le rôle de docteur de la loi ; mais, reconnu, il avait été arraché de l’estrade, et peu s’en était fallu qu’il ne fût jeté au fond d’un précipice. Cette fois, le Verbe avait à faire parade de ses succès auprès des femmes.

Il savourait à l’avance la surprise qu’il causerait aux nazaréens en arrivant au milieu d’eux flanqué de Magdeleine, qui était une fille superbe et énormément riche.

Être aimé pour soi-même, quel rêve !

Ce rêve, s’il l’avait fait, était réalisé.

Pauvre, il avait une maîtresse possédant une grande fortune ; pas beau du tout, il était aimé par une femme adorable et jolie à croquer.

Et que dis-je, par une femme ?

Mais à présent, il les comptait par flottes, celles qui s’étaient rendues amoureuses de lui ! Il en avait tout un sérail à ses trousses. La sultane favorite était la Magdeleine, c’est vrai ; toutefois, il est juste de reconnaître qu’elle n’était pas seule à combler Jésus de faveurs.

L’Évangile cite les noms de deux de ces Dulcinées : Suzanne et Joanna. Sur Suzanne, aucun renseignement, si ce n’est qu’en hébreu son nom rappelle la fleur du lis. Pour Joanna, saint Luc nous apprend qu’elle était femme d’un sieur Chuza, lequel figurait parmi les intendants d’Hérode ; cette Joanna, un jour qu’elle avait vu Jésus, s’était dit : « Voilà l’homme qu’il me faut ! » et, après avoir réalisé son patrimoine, elle avait lâché son mari pour suivre le Christ.

— Qui m’aime me suive ! disait le Verbe.

Il était suivi par d’autres femmes encore, épouses en rupture de foyer conjugal ou noceuses à l’heure et à la course, toutes croqueuses de pommes émérites, et passionément folles de sa personne.

Elles étaient à ce point éprises de Jésus quelles l’entretenaient ; lui, il acceptait sans vergogne leurs cadeaux.

Que l’on ne croie pas que j’exagère. Cela est en toutes lettres dans l’Évangile.

Voyez le chapitre VIII de saint Luc, versets 2 et 3 :

« Il avait avec lui quelques femmes : Marie, surnommée Magdeleine, de laquelle sept démons étaient sortis ; Joanna, femme de Chuza, intendant de la maison d’Hérode ; Suzanne, et plusieurs autres qui l’assistaient de leurs biens. »

Pas moyen de nier, messieurs les curés !

Cela est écrit, qui l’assistaient de leurs biens, et cela est signé : saint Luc.

Un homme qui tolère qu’une femme « l’assiste de ses biens », vous savez de quel nom de poisson on le qualifie. Ce qualificatif, qui est grossier et qui ne tombera pas de ma plume, bien que celui à qui il pourrait être appliqué le mérite cent fois, je demande à mes lecteurs l’autorisation de le remplacer par le prénom d’Alphonse, plus à la mode et moins brutal.

Alphonse Jésus était donc tout à fait au-dessus des préjugés. Il avait débuté par le vagabondage ; il continuait en se faisant entretenir par les femmes ; parti de ce pied-là, il devait immanquablement finir sur l’échafaud, et c’est ce qui lui arriva, puisque la croix était l’échafaud de l’époque. Quel joli monsieur ! Quel type assez complet les prêtres catholiques offrent là à la vénération de leurs ouailles ! Faut-il être assez ouaille pour se prosterner devant un garnement de cette espèce !… Et faut-il que les curés se moquent de leur monde, pour que, ayant à fabriquer la légende d’un dieu-homme absolument fictif, ils en aient fait un vagabond doublé d’un Alphonse, quand ils auraient pu créer leur personnage honnête père de famille, ouvrier travailleur et rangé, citoyen vertueux !

Mais non ! il semble que les religions prennent plaisir à présenter sous forme de dogmes des monstruosités.

C’est curieux. Les fabricants de cultes, quand ils se mettent à l’œuvre, se tiennent le raisonnement suivant :

— Pour avoir le peuple sous notre coupe, il faut d’abord que nous lui fassions croire à un être supérieur, sorte de pantin surnaturel dont nous tirons les ficelles. Cet être supérieur, pour qu’il soit bien à la portée des intelligences les plus simples, il est nécessaire que nous lui donnions une forme matérielle, il est indispensable que nous le supposions ayant résidé au moins quelques années dans une peau humaine. Si nous donnons à vénérer un homme intègre, juste, laborieux, honorable, digne d’estime comme fils, père et époux, doué de toutes les vertus qui font les grands citoyens, nous n’aurons pas un lourd mérite à lui gagner l’adoration du peuple. Le propre des théologies doit être de jongler avec les illogismes, d’accumuler les absurdités, de présenter comme moral ce qui est immoral et comme mauvais ce qui est bon. On ne peut pas dominer les intelligences, si on ne les a préalablement faussées. Créons donc notre dieu vrai chenapan et parfait bandit : qu’il ait d’abord une origine ridicule ; qu’il soit ensuite mauvais fils et mauvais frère ; qu’il préfère la fainéantise au travail ; qu’au lieu de donner l’exemple de la soumission aux lois de son pays, il se fasse un jeu de les violer incessamment ; qu’il vive de mendicité, de pillage ; qu’il vagabonde avec des prostituées et se fasse entretenir par elles ; qu’il choisisse ses compagnons de paresse parmi la crapule la plus basse et même parmi ceux de ses compatriotes assez misérables pour être traîtres à la patrie ; qu’il approuve et pratique l’adultère ; qu’il soit essentiellement vicieux ; qu’il ait une fin digne de son existence malhonnête, factieuse et corrompue ; que, par arrêt de justice, il meure à un gibet infamant, entre deux voleurs, dont l’un sera son ami. Et alors, ayant confectionné de toutes pièces une légende qui devrait se rapporter à une incarnation du diable, nous dirons au peuple : « Celui-là est dieu, adorez-le ! » Et tous ceux qui seront assez aveugles pour ne pas voir que le vice, l’improbité, la corruption doivent toujours être l’objet du mépris public, même lorsqu’ils sont divinisés, ceux qui accepteront notre légende, ceux qui courberont leur front devant notre fiction théologique, ceux-là seront complètement à nous, ils nous appartiendront d’esprit et de corps, et ce qu’ils posséderont sera notre propriété.

Telle est la seule explication que l’on puisse trouver de ce problème sacerdotal : soumettre comme dieu à la vénération du peuple un individu aussi méprisable que possible. Il est évident qu’une religion quelconque ne peut être fondée que sur l’abrutissement des masses, Il faut donc, pour instituer un culte, bouleverser d’abord toutes les notions de la morale naturelle.

Partant de ce principe, les théologiens du christianisme, on le comprendra, ne se sont pas souciés de présenter leur mythe Jésus comme un personnage tombé dans les bas-fonds de l’avilissement.

Ils nous disent même que sa famille en rougissait.

Quand ses parents surent qu’il se dirigeait vers Nazareth, ils éprouvèrent une honte immense. Ils maudissaient le vaurien qui prenait à tâche de les éclabousser de son déshonneur.

Pour sauver les apparences, ils avaient l’air de le plaindre.

— Pauvre garçon, disaient-ils à ceux qui venaient leur rapporter les polissonneries de Jésus, il est fou, il a perdu complètement l’esprit ; il n’est pas responsable de ses actes.

Au fond, ils pensaient que leur parent était un fieffé gredin, et qu’il y avait urgence à le mettre dans l’impossibilité de continuer ses tristes exploits.

C’est pourquoi ils se rendirent en force à sa rencontre, dans le dessein de s’emparer de lui et de le faire enfermer.

Ce détail est encore dans l’Évangile.

« Ses parents vinrent pour se saisir de lui, et ils disaient à tous qu’il avait perdu la raison. » (Marc, chapitre III, verset 21.)

Toute la famille s’en mêla, les frères de Jésus comme les cousins ; Marie, sa mère, était elle-même de la partie.

Les quatre frères du Christ, Jacques, Joseph, Simon et Jude (Marc, chap. VI, vers. 3), s’étaient mis à la tête de l’expédition.

Quand ils arrivèrent, il leur fut impossible de pénétrer jusqu’à Jésus. Celui-ci s’occupait à guérir un possédé qui, selon saint Mathieu, était aveugle et muet, et qui, selon saint Luc, était muet seulement. L’Oint était gardé de près par ses apôtres, à qui il avait donné ce mot d’ordre : ne pas laisser arriver à lui ses parents, s’ils avaient la fantaisie de venir de Nazareth. On voit qu’il se méfiait de sa famille.

Cela se passait sur la voie publique. Les favorites de monsieur Alphonse étaient au repos, dans une auberge. Une foule immense entourait le Verbe et ses apôtres.

Jésus ordonna de faire approcher le possédé.

— Êtes-vous sourd ? demanda le fils du pigeon.

L’autre secoua la tête en signe négatif.

— Très bien. Écoutez alors ce que je vais vous dire. Mon ami, si vous êtes muet et, qui plus est, aveugle (adoptons la version de saint Matthieu), c’est tout simplement parce que vous avez un diable qui s’est logé en vous. Au lieu de guérir votre mutisme et votre cécité, je vais faire sortir le diable de votre corps, et alors vous verrez et vous parlerez.

Possédé ou non, l’aveugle-muet tenait surtout à recouvrer la vue et à pouvoir faire usage de sa langue ; aussi ne protesta-t-il par aucun geste contre les assertions du rebouteur. Il lui tardait que celui-ci se mît à l’œuvre.

— Démon, qui t’es approprié comme domicile le corps de cet homme, cria Jésus, sors, je te l’ordonne !

Vous ne doutez pas, n’est-ce pas ? amis lecteurs, que le diable s’empressa d’obéir à cette injonction. Il sortit, toujours en poussant un grand cri, pour ne pas rompre avec l’habitude. Aussitôt, le sujet ouvrit les yeux et se mit à raconter un tas d’histoires mirobolantes, afin de démontrer que sa langue fonctionnait bien.

Ce miracle, comme bien l’on pense, ravit d’admiration la multitude qui était là. Néanmoins, deux ou trois écrivains publics (nommés scribes), qui avaient été envoyés de Jérusalem par les pharisiens, dirent avec une grimace :

— Bonnes gens que vous êtes, vous admirez les prodiges de cet homme, quand vous devriez au contraire lui faire un mauvais parti. Comment pourrait-il chasser les simples démons, s’il n’avait pas un pacte avec Beelzébuth, prince des diables ?

L’insinuation des scribes était adroite ; comme perfidie, c’était une trouvaille.

Jésus vit immédiatement le danger de cette attaque, et il riposta :

— Vous êtes encore naïfs, vous autres ! Vous croyez le diable bien bête !… Quoi ! il me prêterait son concours pour chasser ses diablotins du corps des possédés ?… Ce serait une belle besogne qu’il me ferait faire là… Quand une maison a ses murs divisés, ne se prêtant aucun appui les uns aux autres, il est impossible que cette maison subsiste… Le diable, de son côté, ne peut pas, à peine de voir son empire s’écrouler, permettre que les pouvoirs des démons soient en lutte les uns contre les autres.

L’argumentation était juste. Du reste, le peuple tenait bon pour Jésus. Les scribes rabattirent leurs coiffes et disparurent au milieu des huées et des sifflets de la foule.

Profitant de la circonstance, le Verbe adressa à la multitude un speech, dans lequel il s’exprima par parabole, selon sa coutume.

Il raconta l’histoire d’un monsieur qui avait un champ et qui y avait semé du bon grain ; mais voilà que pendant la nuit un de ses ennemis vint dans le champ et y sema du mauvais grain. Le bon grain et le mauvais grain poussèrent donc ensemble ; malheureusement le mauvais grain donnait de l’ivraie qui étouffait le blé. Pour pouvoir récolter du bon blé, le monsieur fut donc obligé d’arracher toute l’ivraie de son champ, travail bien fatigant et bien ennuyeux, qu’il aurait pu s’éviter s’il avait empêché son ennemi de venir la nuit semer du mauvais grain.

La signification de cet apologue, tiré des fables orientales, était facile à saisir :

— Ce que je vous dis, c’est le bon grain, et il faut me croire sur parole ; mais il faut surtout ne pas écouter ceux qui viendront me discréditer à vos yeux, car leurs paroles, à eux, sont l’ivraie. De sorte que, si vous écoutiez mes ennemis, vous arriveriez, sans y prendre garde, à ne plus me croire, l’ivraie réussissant fatalement à étouffer le bon grain.

On voit tout le parti que les prêtres tirent de cette parabole qu’ils ont placée dans la bouche de leur dieu.

La logique a créé ce proverbe : « Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. » Par conséquent, pour se faire honnêtement une conviction sur le culte, le dogme, le clergé, il faut lire et entendre aussi bien les critiques que les apologies.

Eux, les prêtres, ont remplacé le proverbe de la logique par la fable de l’ivraie et du bon grain. — Gardez-vous bien, jeunes et vieilles ouailles, de lire des ouvrages anti-cléricaux ou d’entendre des conférences de libres-penseurs. On vous a élevées dès le berceau dans la croyance à l’absurde et dans la confiance au vice ; cette croyance et cette confiance, vous ne les conserverez qu’à la condition de fuir tout ce qui pourrait les combattre. — Comme procédé de prosélytisme, ce n’est pas honnête ; mais que deviendrait la religion, si elle prenait à son service l’honnêteté ?

Les apôtres et la foule savourèrent la parabole.

Dans les rangs les plus éloignés de la multitude, les parents de Jésus se disaient que le moment était mal choisi pour s’emparer du bonhomme. Il était à prévoir que les assistants ne laisseraient pas s’accomplir un enlèvement de cette sorte.

Ils adoptèrent donc le projet d’employer la ruse pour amener l’Oint à l’écart. Ils demandèrent à lui parler.

Un homme du peuple se chargea de la commission et dit à Jésus :

— Il y a là votre mère, vos frères, vos sœurs et tous vos parents, qui sont venus exprès de Nazareth pour avoir le plaisir de vous embrasser.

— Je me moque bien de tout ce monde-là, répondit le Christ ; ils sont venus de Nazareth, qu’ils y retournent.

— Mais, Rabbi, c’est votre famille qui vous réclame ; il y a votre mère, vous dis-je !

— Et moi, je vous déclare que je m’en bats l’œil !

La foule s’était un peu écartée ; Marie, les frères et les autres parents de Jésus avaient pu faire quelques pas. Le Verbe les aperçut, et il dit alors, à très haute voix, de façon à être entendu d’eux :

— Qu’on me fiche une bonne foi la paix !… Qui est ma mère ? qui sont mes frères ?… Sont-ce ces gens-là qui viennent de Nazareth ?… Allons donc !… Je n’ai pas d’autre famille que mes

Pour le jeune Jean, joli garçon, l’Oint renie sa famille (chap. XXXVI).
Pour le jeune Jean, joli garçon, l’Oint renie sa famille (chap. XXXVI).
Pour le jeune Jean, joli garçon, l’Oint renie sa famille (chap. xxxvi).
 
apôtres et les jolies femmes qui m’aiment… Chacun de mes compagnons est ma vraie famille…

Et, montrant Jean, le joli garçon, qui se dandinait, il ajouta :

— Celui-là qui est mon disciple prédilectionné, celui-là est ma mère, mon frère, ma femme et ma sœur. Quant aux autres, qui s’intitulent mes parents, je les envoie à tous les diables, et voilà !

La famille de Jésus eut la sagesse de ne pas insister. Ils se retirèrent, déconcertés, et plus que jamais honteux de leur parent. (Matthieu, XII, 22-37,46-50 ; XIII, 1-53 ; Marc, III, 20-25 ; IV, 1-34 ; Luc, VIII, 1-21.)

Quant au Verbe, il attendit que la foule se fût dispersée, et, entouré de ses apôtres, il alla rejoindre ses favorites à l’hôtellerie.