La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXVIII

P. Fort (p. 118-128).

CHAPITRE XXVIII

PÊCHE MIRACULEUSE ET SUITE DES GUÉRISONS

Au sortir de Capharnaüm, Jésus suivit les bords du lac et, remontant vers le nord, s’arrêta à Bethsaïde, le village de ses premiers disciples.

Nous savons, en effet, que Jésus avait, sur les bords du Jourdain, fait la connaissance de Simon et André, fils de Jonas, de Jean, fils de Zébédée, de Philippe, dont la famille est inconnue, et de Nathaniel, fils de Tolmaï (Bar-Tolmaï, Barthélemy). Les quatre premiers étaient de Bethsaïde ou Bethsaïda et exerçaient l’humble état de pêcheurs.

En conduisant le chef à leur village natal, les premiers disciples espéraient y trouver de nouveaux adhérents. Le petit Jean particulièrement avait un frère aîné que l’Écriture sainte appelle Jacques-le-Majeur, — ce qui revient à dire le Grand Jacques ; — ce frère-là ne se fit pas trop tirer l’oreille. Jean lui exposa tous les avantages du métier de fainéant, la gloire qui rejaillirait sur lui s’il se joignait à la petite troupe de vagabonds ; en un mot, il le convainquit.

Dès lors, sans compter le chef, les camarades étaient au nombre de six.

Jésus passa quelque temps à Bethsaïde.

Une aventure exceptionnelle marqua ce séjour.

Bethsaïde était, comme population, de beaucoup inférieure à Capharnaüm : en outre, c’était, des villes du bord du lac, celle qui possédait le moins de riches habitants. Les compatriotes des disciples étaient généralement pauvres. Presque tous étaient pêcheurs de leur état, position modeste à l’excès.

Néanmoins, nos hommes eurent du plaisir à revoir la localité où ils étaient venus au monde. Ils éprouvèrent même le besoin de reprendre un peu leurs filets.

Il y avait si longtemps que les paresseux ne les avaient maniés !

Simon-Caillou (ou Pierre, si vous préférez) fut le boute-entrain de l’affaire ; il stimula ses collègues un soir que Jésus était allé flâner sans eux dans les environs.

— Qu’en pense le grand Jacques ? dit-il. Si nous organisions pour cette nuit une partie de pêche, afin de montrer demain au maître ce dont nous sommes capables ?

— Ça me va, répondit Jacques. Le père Zébédée nous prêtera sa meilleure barque ; moi, j’ai encore des filets passables. Nous allons ramasser une matelote monstre.

— Bravo ! crièrent André, Philippe et le petit Jean. Nous en sommes.

Quant à Barthélemy, le seul qui n’était pas pêcheur, il était heureux de se mettre de la partie et il ne fut pas le moins chaud à applaudir l’idée de l’expédition.

On raccommoda à la hâte, tant bien que mal, les antiques engins, et l’on se rendit auprès de Zébédée, le père du grand Jacques et du petit Jean.

— Or çà, fit l’un, comment ça va-t-il, le vieux ?

— Pas trop mal, mes enfants, pas trop mal.

— À coup sûr, vous allez vous reposer cette nuit ; car nous vous avons vu tantôt revenir de la pêche, hein ?

— Oh ! oui alors !… Surtout, faut songer que l’état de la mer[1] n’est pas favorable à présent… Ça se gâtait déjà quand je ramenais ma barque… Les eaux sont un peu agitées à la surface, et le poisson se réfugie au large et dans les bas-fonds… Ça ne serait pas commode, cette nuit, de faire une bonne pêche…

— Cependant, père Zébédée, observa Simon-Caillou, nous venions justement vous prier de nous prêter votre embarcation pour jusqu’à demain matin.

Le père Zébédée se leva, sortit de sa cabane qui était sur le bord de la grève et, suivant le procédé des vieux loups de mer, consulta le temps.

— Dame ! fit-il, je ne demande pas mieux que de vous prêter ma barque. La mer n’est pas mauvaise pour une promenade ; mais, quant à prendre seulement la queue d’une anguille, vous savez, il ne faut pas y compter.

— Le temps peut changer, et puis, c’est souvent lorsqu’on y songe le moins qu’on fait les meilleures pêches.

— Ce sera comme vous voudrez ; avec le grand Jacques et Simon, ma barque n’a rien à craindre, je le sais. Allez-y donc, mes braves, et bonne chance !

Nos six gaillards n’en demandaient pas davantage ; ils remercièrent bien fort et promirent d’être de retour pour le lendemain avant midi.

Le père Zébédée, le bonnet sur l’oreille, réintégra sa cabane, en sifflotant un petit air moqueur.

— Avec ça qu’on pourrait en remontrer au père Zébédée, murmurait-il entre ses dents. Les nigauds ! ils ne veulent pas me croire ; ils vont s’esquinter toute la nuit, et, s’ils rapportent quelque chose, je veux bien être pendu.

Au loin, on entendait les six camarades qui chantaient à pleine voix une chanson de canotiers.

Quelques minutes après, on démarrait l’ancre, et vogue la barque !

Mais le père Zébédée, vieux finaud, avait prédit juste.

Ils avaient beau jeter leurs nasses au plus profond qu’ils pouvaient, ils ne ramenaient rien. Ils allèrent au large et firent la traîne à toutes voiles ; rien. Ils revinrent près du rivage et descendirent leurs filets de manière à racler le lit du lac ; rien.

Si, pourtant. À force de racler les profondeurs avoisinant les bords, ils ramenèrent, non pas du poisson, mais des vieilles marmites, des coiffes et loques hors d’usage, un ou deux chiens crevés et toute une collection de pots-de-chambre détériorés.

Le soleil, en se levant, les trouva harassés, moulus, brisés, rompus. Et pas le plus petit goujon dans la nacelle !

Ils se regardaient, piteux, confus, navrés.

— Quelle veste ! grogna le grand Jacques.

— Ce sacré papa Zébédée s’y connaît tout de même mieux que nous, ajouta Philippe.

— Oui, pour la pêche, à lui le pompon ! dit le petit Jean.

— C’est égal, repartit Simon-Caillou, c’est le maître qui va nous blaguer, quand il saura que nous avons passé toute une nuit pour pêcher une matelote de chiens crevés !

Précisément, au moment où ils échangeaient ces lamentables observations, Jésus parut à quelques pas sur la grève, venant à eux.

— Pincés ! fit André. Gare à la tuile !

Jésus s’approcha.

— Tiens ! demanda-t-il, est-ce que le goût de la pêche vous a repris ?

— Le goût, répondit Simon-Caillou, visiblement embarrassé, ce n’est pas le goût qui nous reprend. Nous avons pensé à faire une promenade en mer cette nuit pour profiter du beau temps. Alors, par la même occasion, nous avons jeté les filets… Oh ! nous ne comptions rien amener… C’était histoire de rire… La mer n’était pas bonne pour la pêche…

— Oui, je vois cela, répliqua Jésus d’un ton goguenard. En fait de poissons, vous n’avez pêché que des chiffons et de la vieille vaisselle… Cependant, ne vous trompez-vous pas ?… Êtes-vous allés aux bons endroits ?… Avez-vous gagné le large et fait la traîne ?…

— Que si ! que si !… Toujours histoire de rire, bien entendu.

— Et vous n’avez pas eu de succès ?… C’est bien étrange !… Je gagerais, moi, que le poisson doit être aujourd’hui tout disposé à se laisser prendre.

Le grand Jacques mit sa main sur le front en abat-jour pour avoir l’air connaisseur, et, imitant son père Zébédée, il dit :

— Maître, sauf votre respect, vous faites erreur ; la mer n’est pas propice ; avant ce soir, il n’y a rien à frire.

— Nom d’un rat ! s’écria Jésus, que je serais bien aise de

La pêche miraculeuse, sans amorçage ni aucun truc (chap. XXVIII).
La pêche miraculeuse, sans amorçage ni aucun truc (chap. XXVIII).
La pêche miraculeuse, sans amorçage ni aucun truc (chap. xxviii).
 
vous en donner le démenti !… Pierre, cela te serait-il égal de recommencer ta partie de canotage et de m’y faire participer ?

Les apôtres se regardèrent. Ils étaient accablés de lassitude ; mais, d’autre part, cela les ennuyait de passer pour des mazettes aux yeux de Jésus.

— Ça y est, firent-ils donc tous ensemble. Embarquons.

Une demi-heure après, ils étaient tout à fait au large. Une fraîche brise soufflait et caressait la surface du lac.

— Allons ! mes amis, commanda l’Oint, jetez les filets.

Nos pêcheurs de chiens crevés faisaient peine à voir. Ils obéirent au Maître, en hommes certains d’accomplir une bien inutile besogne.

Grande fut leur surprise, quand, ramenant les nasses, ils constatèrent qu’elles étaient pleines de poissons.

— Ah çà ! que me disiez-vous ? observa Jésus ; le temps, à votre avis, n’est pas à la pêche ; je crois, au contraire, que les coups de filet vont être joliment productifs.

Les apôtres n’en revenaient guère. Ils mirent le poisson dans la barque et recommencèrent leur manège. Le filet revint encore plein ; à chaque maille il y avait un poisson pris ; les réseaux se rompaient.

Des pêcheurs passaient à quelque distance, revenant bredouilles ; ils les appelèrent à leur aide. On se mit ensemble à la besogne, et, au bout d’un quart d’heure, les deux bateaux étaient remplis de telle sorte qu’ils étaient presque submergés.

Ce fut une révélation pour les apôtres. Ils se jetèrent aux genoux du Christ.

— Maître, dit Simon-Caillou parlant au nom de tous ; vous êtes vraiment le Seigneur tout-puissant ; retirez-vous de nous, car nous ne sommes que de simples pêcheurs.

Ce langage paraîtra sans doute étrange. Il semble que les disciples auraient dû être enchantés d’avoir parmi eux un particulier si apte à accomplir des prodiges. Pas du tout, ils étaient épouvantés.

Pour comprendre cela, il est bon de savoir que les Juifs avaient dans l’idée que l’homme à qui Dieu apparaissait avait beaucoup de chance de ne pas survivre longtemps à cette révélation. La plus vive terreur s’empara donc de Pierre, des fils de Zébédée et des autres.

Jésus fut obligé de les rassurer.

— Ne craignez point, dit-il.

Puis, faisant allusion à la pêche manquée de tantôt, il ajouta :

— Puisque sans mon concours vous n’êtes pas habiles à prendre le poisson, je change dès aujourd’hui votre profession ; désormais vous serez pêcheurs d’hommes[2].

Là-dessus, ils regagnèrent le rivage.

Qui fut littéralement épaté en les voyant revenir avec pareille charge ? ce fut le père Zébédée.

— Pour le coup, exclama-t-il, celle-là est forte ! Vous avez eu bonne pêche avec un temps comme aujourd’hui ? Mille pétards ! c’est là ce qui peut s’appeler un fameux miracle !

Pendant qu’il y était, Jésus aurait bien dû éclairer les disciples de ses célestes lumières et ne pas attendre la Pentecôte (c’est-à-dire après sa mort) pour les inonder de la divine intelligence.

En effet, les apôtres apprirent à Bethsaïde qu’ils allaient devenir des « pêcheurs d’hommes » ; mais les commentateurs catholiques s’accordent à reconnaître que Pierre et ses camarades ne comprirent pas du tout ce que Jésus avait voulu leur dire.

Il a fallu saint Ambroise, qui vivait aux premiers siècles de l’ère chrétienne, pour expliquer le passage de l’évangéliste Luc.

« Jésus, affirme ce père de l’Église, avait accompli la pêche miraculeuse pour montrer à ses apôtres combien serait grand le pouvoir qu’il leur conférait sur les âmes. Ce prodige figurait leur ministère ; désormais, il leur fallait quitter le lac de Génésareth pour la mer du monde, vivre dans un labeur et un trouble continuels, sur des ondes agitées au souffle des passions. Mais, si leur emploi, de paisible devenait redoutable, par un juste retour, les plus beaux prix leur étaient assurés ; ils changeaient leur métier pour une mission céleste, leurs grossiers engins pour les filets de l’Évangile, qui ne tuent point ce qu’ils prennent, mais le conservent, et amènent à la lumière ce qu’ils tirent du fond de l’abîme. » (Saint Ambroise, In Lucam, liv. IV.)

Voilà en quoi consiste la profession de pêcheur d’hommes. Ainsi, M. le curé de votre paroisse, chers lecteurs, est un pêcheur d’hommes. Il se sert des filets de l’Évangile. Quand il vous débite un prône idiot et qu’il s’embrouille dans son latin de cuisine, il vous tire du fond de l’abîme et vous amène à la lumière ; vous êtes le poisson.

Le malheur est que saint Ambroise s’est quelque peu fourré le doigt dans l’œil en parlant des brillantes destinées que Jésus avait réservées à ses apôtres. En réalité, ils finirent tous très mal. Des six disciples qui assistèrent à la pêche miraculeuse, cinq furent condamnés à mort par les tribunaux et exécutés comme de vulgaires Tropmann ; le sixième, Jean le bien-aimé, mourut fou.

Quoi qu’il en soit, si nos six gaillards ne comprirent pas au juste ce que le Maître entendait par cette nouvelle profession de pêcheurs d’hommes, du moins leur effroi fit place à la confiance : ils ne prièrent plus Jésus de s’éloigner ; au contraire, ils quittèrent définitivement tout pour le suivre.

Entouré de ses compagnons, l’Oint parcourut toute la Galilée, enseignant de plus belle dans les synagogues, prêchant « la bonne nouvelle », et guérissant toute maladie et toute infirmité parmi le peuple (Matthieu, chap. IV, verset 23).

Voici encore une cure merveilleuse opérée par lui.

Il se rendit un jour dans une ville dont le nom est malheureusement resté inconnu, quand un homme accourut à lui et se prosterna, la face contre terre, implorant sa pitié.

Cet infortuné était affligé d’une terrible maladie ; la lèpre dévorait tout son corps.

La lèpre était cette affection de la peau que la médecine moderne appelle « éléphantiasis », parce qu’elle donne au derme de celui qui en est atteint l’apparence du cuir de l’éléphant. Très rare en Europe, cette maladie règne endémiquement en Égypte, en Arabie et dans toute l’Asie. Ses causes en sont à peu près inconnues ; aussi les Juifs considéraient-ils la lèpre comme un châtiment du ciel infligé pour quelque grand crime inconnu.

Le malade a la peau épaissie, indurée, l’épiderme fendillé ; le tissu cellulaire contient un liquide blanchâtre ou une matière gélatineuse, qui en se concrétant forme une couche dure, d’un aspect squirreux. On a vu la peau atteindre jusqu’à quatre millimètres d’épaisseur. La lèpre peut se développer sur toutes les parties du corps ; mais, en général, ce sont les membres inférieurs qui sont spécialement affectés, surtout les jambes. La peau se couvre de taches fort dégoûtantes à voir, le tissu cellulaire se tuméfie. Les malades ont des frissons, de la fièvre, une soif inaltérable ; en revanche, ils n’éprouvent aucun appétit et ne mangent que ce qui leur est absolument nécessaire pour vivre. Tous ces symptômes se manifeste jusqu’à quatorze fois par an, sauf la tuméfaction, qui est continuelle. À chaque période d’accès, le gonflement augmente et les membres atteints finissent par acquérir une grosseur monstrueuse.

On conçoit facilement que les lépreux devaient être un objet d’horreur. Les Juifs, inhumains comme tout peuple dévot, reléguaient les lépreux hors de la société. Ces malheureux étaient condamnés à se tenir loin des portes de Jérusalem ; ils erraient dans la campagne, et, quand ils avaient besoin de provisions, ils étaient forcés de les demander, en criant de loin, aux gens de la police ; ils portaient obligatoirement leurs vêtements en lambeaux comme pour un deuil ; ils avaient la tête rasée, les lèvres couvertes d’un voile, et, sous peine de mort, ils étaient tenus, lorsqu’un passant venait dans leur direction, de pousser ce cri lugubre : « Impur ! impur ! je suis impur ! »

Quelquefois, il y avait des lépreux que les prêtres juifs essayaient de guérir ; c’étaient ceux qui, étant riches, avaient été subitement atteints par cet horrible fléau.

La Bible indique, dans le livre du Lévitique, tout le cérémonial de la purification.

Le prêtre allait, avec le lépreux, bien loin de la ville, et immolait un moineau dans un vase de terre sur de l’eau vive ; puis, il trempait un autre moineau vivant et un morceau de bois de cèdre dans le sang de l’oiseau immolé et par sept fois aspergeait le malade. Le moineau vivant était aussitôt mis en liberté. Quant au lépreux, il devait laver ses haillons, se raser tout le poil du corps et se baigner : il restait ensuite enfermé pendant une semaine ; le huitième jour, après s’être rasé de nouveau et avoir lavé ses vêtements et son corps, il offrait deux agneaux sans aucune tache, de la fleur de farine, de l’huile de première qualité et une bonne somme d’argent. Le prêtre encaissait l’argent : après quoi, avec le sang des victimes et l’huile mêlée de farine, il touchait, en prononçant des mots mystérieux, l’oreille droite du lépreux, les pouces de sa main droite et de son pied droit ; enfin, après avoir répandu sur sa tête ce qui restait d’huile, il déclarait le malade purifié.

Cela ne guérissait pas du tout notre lépreux ; mais, grâce à cette formalité, il n’était plus soumis au régime barbare que j’ai décrit et il avait le droit de se faire soigner. Dans ces conditions, il finissait par se débarrasser de sa maladie, vu que l’éléphantiasis n’est pas incurable, et le bienfait de la guérison était attribué par le peuple ignorant au pouvoir surnaturel des prêtres.

Le lépreux dont il est question dans l’Évangile, après la narration de la pêche miraculeuse, n’avait pas les moyens de se payer une purification ; aussi, quand il apprit que Jésus était dans les environs, il se précipita sur son passage en criant :

— Seigneur, Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir !

Alors Jésus étendit la main, toucha ce cadavre animé, ces plaies repoussantes, et dit :

— Je le veux, soyez guéri.

Subitement, l’horrible maladie qui, pour s’en aller, demandait des années et des années de soins minutieux, disparut. Cela faisait un miracle de plus à l’actif du Verbe, et un miracle marquant.

Les apôtres étaient dans le ravissement ; le prodige, du reste, en valait la peine.

L’ex-lépreux se roula par terre, en donnant les signes d’une allégresse bien justifiée ; mais Jésus, arrêtant ses transports de reconnaissance, lui dit :

— Mon ami, si vous voulez me faire un plaisir, vous ne direz rien de cela à personne ; ma modestie en souffrirait trop. Contentez-vous d’aller vous montrer aux princes des prêtres, afin qu’ils puissent plus tard témoigner de votre guérison, si besoin était.

Le miraculé comprit le sous-entendu de ces paroles.

Au lieu de garder bouche close, il s’en alla partout, proclamant sa guérison, de sorte que Jésus ne pouvait plus faire un pas dans la ville sans être assailli par des malades de toute espèce. (Marc, chap. I, versets 40-45.)

Et sa réputation s’étendit par toute la Syrie. De toutes parts on venait à lui. Les apôtres eux-mêmes lui présentaient tous les infirmes, tous les individus affligés de maux, de douleurs, les possédés, les « lunatiques », les paralytiques, et, sans aucune drogue, il les guérissait. (Matthieu, chapit. IV, verset 24).

Par « lunatiques », — mot qui se trouve textuellement dans l’Évangile, — il faut entendre les malades atteints d’ophtalmie, affection que l’on attribuait autrefois aux influences de la lune.

Ensuite, Jésus, trouvant que les manifestations populaires devenaient un peu trop gênantes, se retira loin des grandes villes ; car il ne tenait pas à attirer sur lui l’attention et les défiances d’Hérode.

Et en cela, il agissait sagement. Sa prudence n’était pas vaine : en effet, quelques jours après la guérison du lépreux, comme il était retourné à Capharnaüm, il y rencontra des pharisiens et des scribes, venus non seulement de Galilée, mais de Judée et de Jérusalem. « La haine des sanhédrites, qui avait contraint Jésus à s’éloigner de la Judée, dit l’évêque Dupanloup, ne permet guère de douter que ces docteurs ne fussent chargés d’épier le nouveau prophète pour surprendre ses moindres actes et jusqu’à ses desseins. »

Or, voyez comme ces gens-là se montraient têtus. Les miracles du Christ étaient de nature à leur prouver la divinité du grand rebouteur ; à la vue de ces prodiges, ils auraient dû se convertir. Pas du tout, ils ne prenaient texte de ces guérisons merveilleuses que pour fermer de plus en plus les yeux sur le caractère céleste de Jésus ; il est impossible de rêver aveuglement plus complet.

Mais le peuple de Capharnaüm n’était pas si bête. Le Verbe accomplissait miracle sur miracle. Tous les habitants s’accordaient donc à le reconnaître, sinon pour un dieu, tout au moins pour un sorcier.

Aussi, dès que le bruit se répandit que Jésus, tenant sa promesse, était de retour parmi les Capharnautes, la foule arriva plus pressée que jamais, remplissant la maison où il avait accepté l’hospitalité, et débordant au point d’empêcher l’accès des portes.

— Ah ! ça nous fait plaisir de vous voir en bonne santé ! disaient les visiteurs.

— Et j’éprouve pareille joie en vous retrouvant bien portants, répondait Jésus.

— S’il n’y a plus de malades dans notre ville, c’est grâce à vous, Maître.

— Je suis toujours à votre service, mes amis. Avez-vous encore quelque possédé, quelque lunatique, quelque lépreux ?

— Non, Seigneur, non.

— Allons, tant mieux ! On ne peut pas en dire de même partout.

— Dame, vous ne pouvez pas être dans cinquante villes à la fois. Bienheureux ceux qui bénéficient de vos miracles !

Jésus eut un sourire, à la pensée que ces braves gens donnaient des limites à sa toute-puissance. Bien certainement, s’il l’avait voulu, il aurait pu apparaître, non pas dans cinquante localités, mais dans toutes les villes de la terre en même temps, et guérir d’un seul coup tous les malades du monde. S’il ne jugea pas à propos d’agir ainsi, c’est sans doute qu’il ne voulait pas trop épater ses contemporains.

Tandis que Jésus se faisait ces réflexions, tout à coup le toit de la maison s’entr’ouvrit.

Les maisons, en Orient, sont construites avec une plate-forme en guise de toit, dont une partie est mobile. C’était cette partie que des gens, placés au sommet de l’habitacle, soulevaient. On vit paraître des mains, et quatre hommes descendirent, par cette ouverture, un malade sur son grabat ; c’était un paralytique, le dernier infirme de Capharnaüm.

Ceux qui le portaient, désespérant de forcer l’entrée à cause de la multitude, étaient grimpés sur le toit et avaient choisi cette voie inattendue pour pénétrer auprès de Jésus.

Le Verbe fut flatté de cette nouvelle marque de confiance.

Il étendit la main vers le malade et dit :

— Ayez confiance, l’ami, vous êtes malade à cause de vos péchés ; eh bien, dès cet instant vos péchés vous sont remis.

Ici, le Nouveau-Testament nous apprend que quelques mouchards du Sanhédrin avaient même réussi à se glisser dans la foule.

Ces espions entendirent les paroles du Verbe, et en eux-mêmes ils se murmurèrent :

— Pour le coup, le bonhomme a de l’aplomb. Non seulement il guérit les malades, mais encore il leur pardonne leurs péchés. De quel droit se permet-il cela ? Il n’y a que Dieu qui ait pouvoir d’agir de la sorte.

Mais le sphynx Jésus avait lu la pensée des mouchards.

Se tournant vers eux, il les interpella en ces termes :

— Dites donc, vous autres, pourquoi entretenez-vous de telles idées dans vos cœurs ? Vous vous scandalisez de mes paroles ; mais faites-moi l’amitié de déclarer ce qui est le plus aisé de dire à un paralytique, ou : « Tes péchés te sont remis », ou bien : « Prends tes jambes à ton cou et file chez toi ». Or, pour que vous n’ignoriez point que j’ai le droit de remettre les péchés, je dis à cet estropié : « Lève-toi, fais un paquet de ton lit, et retourne dans ta maison. »

Alors le malade se leva et fit comme Jésus lui avait dit.

Les applaudissements éclatèrent dans toute la salle, et les mouchards, l’oreille basse, s’esquivèrent en ronchonant du bout des lèvres :

— C’est renversant, nous n’avons jamais rien vu de semblable à tout cela ! (Marc, chap. II, versets 1-12.)

L’Évangile n’ajoute pas que les pharisiens tinrent dès lors conseil entre eux pour aviser aux moyens à prendre dans le but d’envoyer Jésus rejoindre son cousin Baptiste à la forteresse de Machéronte ; mais il est présumable que trouvant notre gaillard décidément gêneur, ils se préoccupèrent dès ce jour de s’en débarrasser.


  1. Les gens du pays appelaient orgueilleusement du nom de « mer » le minuscule lac de Tibériade, 21 kilomètres de longueur maxima, sur 9 de largeur moyenne.
  2. La fable de la pêche miraculeuse se trouve dans un seul des quatre évangélistes : Luc, chap. V, versets 1 à 11, ce qui est bien regrettable. Un pareil prodige devrait être rapporté par tous.