La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXV

P. Fort (p. 104-107).

CHAPITRE XXV

L’OFFICIER DE CAPHARNAÜM

Chassé de Nazareth, Jésus se rendit à Cana et de là dans les différentes petites villes des environs, situées sur les bords du lac de Tibériade. Nous avons dit, dans un chapitre précédent, de quel genre de population se composaient en majeure partie ces villes : c’était le pays de plaisance où affluait toute la bicherie de Judée et de Galilée.

L’Évangile nous dit bien que le Christ fut le modèle des vagabonds, et qu’il eut, toute sa vie durant, si peu de domicile, qu’il ne sut jamais où reposer sa tête.

À mon avis, il y a là de l’exagération.

Jésus n’était pas naïf au point de ne jamais trouver le moindre gîte. Mettons qu’il adorait coucher à la belle étoile ; je le veux bien : mais on ne me fera pas croire qu’il ait toujours eu le firmament pour unique ciel-de-lit.

Du reste, les femmes raffolaient de lui, c’est connu, et nous le verrons souvent en grande intimité avec des vertus faciles ; c’étaient surtout les cascadeuses les plus-émérites, celles qui avaient le plus carrément jeté leurs bonnets par dessus les moulins qui, n’importe où, lui faisaient le meilleur accueil.

Cela est affirmé à chaque page du nouveau Testament.

Dans ces conditions, il m’est difficile de croire que notre adroit et galant personnage passa souvent la nuit à la rue.

Il promenait donc ses grâces de Cana à Emmaüs, d’Emmaüs à Tibériade, de Tibériade à Magdala, de Magdala à Génésareth, de Génésareth à Capharnaüm, de Capharnaüm à Bethsaïde et de Bethsaïde à Chorozaïn ; partout il faisait fureur. Les faveurs de ce héros quelque peu sauvage avaient une originalité qui ne manquait pas de saveur, et l’on sait que de tout temps les croqueuses de pommes ont aimé ce qui est quelque peu original.

Comme il flânait un jour à Cana, Jésus vit venir à lui un officier de la cour d’Hérode.

— Aïe ! aïe ! pensa l’artiste, voilà qu’on vient me chercher pour que j’aille tenir compagnie à mon cousin Jean-Baptiste.

Les cinq disciples — car ils n’étaient toujours que cinq encore — consultaient, d’un œil inquiet, l’horizon, pour voir s’ils ne découvriraient pas quelque cachette où se réfugier.

Tout ce monde-là, maître et apôtres, serraient les fesses ; mais ils en furent quittes pour la peur.

L’officier royal n’était animé d’aucune intention hostile ; il portait un pli, il est vrai, mais ce n’était point un mandat d’amener.

Ce militaire venait en effet de recevoir de Capharnaüm, ville

Jésus guérit à distance le fils d’un officier de Capharnaüm (chap. XXV.)
Jésus guérit à distance le fils d’un officier de Capharnaüm (chap. XXV.)
Jésus guérit à distance le fils d’un officier de Capharnaüm (chap. xxv.)
 
où résidait sa famille, une lettre par laquelle on lui apprenait que son fils était sur le point de trépasser.

L’Évangile ne nous donne pas le nom de l’officier en question. Quelques interprètes catholiques suggèrent celui de Manahem, fils de la nourrice d’Hérode, que les Actes des Apôtres mettent au rang des premiers chrétiens. (Actes, XIII, i.) D’autres affirment que ce fut un sieur Chuza, intendant du tétrarque, dont nous verrons la femme Joanna parmi les galiléennes qui suivaient Jésus. (Luc, VIII, v. 3.)

Mais le nom de notre homme ne fait rien à la chose.

L’officier avait entendu parler de notre vagabond par les racontars de la ville. Il avait changé de l’eau en vin, il lisait au fond des cœurs, il racontait au premier venu les aventures que celui-ci croyait les plus secrètes ; il passait, en fin de compte, pour sorcier.

On sait combien les bonnes gens des petites villes ont des tendances à grossir les moindres faits. Grâce aux cancans colportés de bouche en bouche par les naïfs, Jésus avait fini par être représenté aux yeux de beaucoup comme un guérisseur ayant à lui des recettes mystérieuses, mais infaillibles.

Somme toute, bien qu’il n’eût encore accompli aucune guérison miraculeuse, l’ex-charpentier avait droit à sa renommée de rebouteur ; car, en définitive, il était fils du pigeon, et, quand on est fils du pigeon, on est capable de tous les prodiges.

L’officier se présenta donc à Jésus, et, avec des larmes dans la voix :

— Maître, lui dit-il, veuillez lire la lettre que je reçois de Capharnaüm.

Jésus prit le papyrus et le parcourut.

— Eh bien ? demanda-t-il au militaire ; je n’ai pas l’honneur de connaître votre fils, ni vous. Ce jeune homme est malade, je compatis à votre douleur.

Ce n’était pas pour recevoir des consolations banales que venait l’officier.

Il reprit :

— Maître, une consultation de médecins a été tenue hier au soir au chevet du lit de mon fils. Les docteurs de la science ont déclaré que le pauvre enfant n’en réchapperait pas.

— Cela est bien triste.

— À qui le dites-vous ! Mais, vous, maître, ne pouvez-vous rien pour sauver les jours de mon fils chéri ?

— Eh ! eh ! je ne dis pas.

— Je vous en supplie, je vous en conjure ; voyez, je me jette à vos genoux ; guérissez, guérissez mon enfant qui se meurt !

Jésus appuya son menton dans sa main et réfléchit quelques secondes.

Puis, il répliqua :

— C’est un miracle que vous demandez, si je ne m’abuse… Je ne vous le refuse pas ; mais permettez-moi de constater ceci : c’est que, vous autres juifs, vous êtes tous les mêmes… Si je n’accomplis pas des prodiges à votre intention, vous ne croyez point en moi.

L’officier prit son attitude la plus suppliante.

— Seigneur, s’écria-t-il, au nom de ce que vous avez de plus cher, venez à Capharnaüm, venez avant que mon pauvre enfant meure !

Admirons, en passant, l’ingénuité de ce militaire ; il croyait au pouvoir surnaturel de Jésus, puisqu’il venait réclamer de lui un miracle. Or, si le Christ était capable d’opérer des prodiges, il n’avait pas besoin d’aller à Capharnaüm pour guérir l’agonisant. Il pouvait fort bien exécuter ses petits trucs à distance.

C’est ainsi, du moins, que Jésus jugea ce qu’il avait à faire. Il avait sans doute quelque rendez-vous pour le soir dans les environs, et il se souciait peu de courir à plusieurs lieues de Cana, quand il lui était loisible de sauver la vie des moribonds sans se déranger.

Aussi, tandis que l’officier réitérait son invitation, il lui répondit :

— Inutile, mon cher ami, que je me rende au chevet de votre fils ; à cette heure, il est vivant.

— Vivant ! s’écria le père. C’est possible ; mais, en tout cas, il est bien près de cesser de l’être.

— Non, non ; votre fils se porte comme un charme.

— Seigneur, est-ce bien vrai ?

— Allez, et vous verrez… Une ! deux !… Votre fils est guéri !

L’officier royal, rassuré par ces paroles, se releva en bénissant le divin rebouteur.

Après quoi, il se mit en route pour se rendre à Capharnaüm. Il était alors la septième heure du jour, ce qui correspond à une heure après midi, suivant la manière actuelle de compter le temps.

Notre homme avait une foi telle dans les paroles du vagabond, qu’il ne se pressa point d’arriver près de son fils. En chemin, il s’arrêta et passa la nuit dans une auberge.

Le lendemain matin, comme il venait à peine de se mettre en route, il aperçut ses domestiques qui, eux, de leur côté, allaient à Cana.

— Réjouissez-vous, crièrent-ils, croyant lui apprendre une grande nouvelle. Votre fils se porte bien.

— Je le sais, fit-il avec flegme… Et à quelle heure s’est-il trouvé mieux ?

— Hier, à la septième heure.

— J’en étais sûr.

Pas besoin de vous dire que les domestiques ne comprirent rien à la profonde perspicacité de leur patron. (Jean, chap. IV, versets 46-54.)

Ils se cassèrent la tête à démêler le mystère de cette étonnante aventure.

L’officier, lui, ne raconta qu’à sa famille ce qui s’était passé, et toute la famille se convertit.

Quant à nous, nous n’hésiterons pas, amis lecteurs, à donner un bon point à Jésus. Dans cette affaire-là, il se comporta très bien. — Le malheur est que le personnage n’ait jamais existé.