La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXVI

P. Fort (p. 108-112).

CHAPITRE XXVI

UN POSSÉDÉ DU DIABLE

Différentes, bien différentes étaient Nazareth et Capharnaüm ; dans la première de ces deux villes, on ne pouvait pas sentir le Christ ; dans la seconde, on le considérait déjà comme passé maître en sorcellerie.

Barthélemy, le petit Jean et les trois autres disciples racontèrent, à qui voulut les entendre, l’histoire de l’officier ; si bien que, le lendemain de l’affaire, tout le monde voulait voir le vagabond guérisseur.

Le lendemain était un samedi, jour du sabbat, le dimanche des juifs ; c’était ce jour-là que les dévots allaient spécialement à l’église.

Le service religieux commençait dès le matin dans la synagogue. Jésus ne manqua pas de s’y rendre à l’heure où la foule y affluait le plus. Les curieux étaient venus en masse.

On récita des prières, on hurla quelques psaumes, selon le rituel ordinaire ; puis, le vieux papa, intitulé l’Ange, s’avança vers Jésus avec une exquise politesse, et, après l’avoir salué, lui dit en souriant :

— Si votre renommée n’est point trompeuse, comme nous nous faisons une joie de le croire, vous êtes le plus savant des docteurs…

Messire Jésus, flatté, se rengorgeait.

L’Ange continua :

— Soyez donc assez bon pour monter sur l’estrade et nous y débiter un sermon que nous serons tous heureux d’entendre. Nous buvons d’avance vos paroles, cher Maître.

— À la bonne heure ! pensa Jésus. Voilà une invitation en toutes règles : les Capharnautes ne ressemblent en aucune façon à ces fripouilles de Nazaréens.

Il remercia l’Ange à haute voix et monta à la tribune.

On entendit aussitôt dans l’église un mouvement prolongé de chaises, indice certain de la sympathie de l’auditoire. Chacun se calait pour le mieux et cherchait la position la plus commode, afin de savourer bien à l’aise les paroles extraordinairement éloquentes qui allaient tomber de cette bouche sacrée.

De son côté, Jésus rangeait les plis de sa tunique, dégageait le col et retroussait légèrement les manches. Le Verbe s’apprêtait à un speech de bonne longueur.

Il toussa quelques hum ! hum ! ce qui eut pour résultat d’arrêter le mouvement des chaises dans la synagogue. À ce moment, on eût entendu voler une mouche.

Le Verbe se recula d’un pas, passa la main dans sa barbe, appuyant son divin menton sur sa divine poitrine, puis brusquement s’avança, déploya le bras avec un geste à effet, et prononça ces admirables phrases :

— Mesdames !… Messieurs !… Celui qui paraît aujourd’hui devant vous n’est pas, comme vous vous l’imaginez sans doute, habitué aux luttes oratoires, et il réclame tout d’abord l’indulgence de ses auditeurs… Non, mesdames, non, messieurs, je ne suis point orateur… Nourri dans la charpente, je n’ai pas tété, dès mon bas âge, le lait de la rhétorique… Je laisse aux scribes et aux pharisiens les artifices de langage, et si, malgré mon insuffisante éloquence, je parviens à vous intéresser quelque peu, je m’estimerai très heureux et très fier…

Il s’arrêta une seconde pour juger du résultat de son exorde. Les hommes ouvraient pour la plupart un large bec et admiraient ce début plein de réserve et de modestie. Les femmes reluquaient Jésus du coin de l’œil et se disaient en elles-mêmes :

— Quel adorable prédicateur il fait ! Il est charmant, il s’exprime avec une grâce enivrante, il est divin.

Jésus fut satisfait ; il reprit :

— Je vous remercie, mesdames et messieurs, de la bienveillante attention que vous daignez me témoigner. Tous mes efforts tendront à ne pas démériter de vos bontés…

Nouveau petit temps d’arrêt. Hum ! hum !

Après quoi, abordant vivement le sujet, il s’écria :

— Il y a des moments dans la vie des peuples où la chenille devient papillon. Au contact de la divinité qui se révèle, les populations secouent leur torpeur, se lèvent et marchent à la conquête des horizons nouveaux. Le pauvre, naguère obscur, brille tout à coup d’un éclat fulgurant, et le riche, intimidé, entre dans sa coquille…

— Très bien ! très bien ! murmurèrent quelques enthousiastes.

— À ce moment, la parole de Dieu, au lieu de se contenter d’effleurer seulement l’écorce de l’âme, pénètre jusqu’au fond des cœurs pour y répandre la persuasion. Les déshérités de l’état social, subitement illuminés par l’esprit d’en-haut, comprennent qu’une mission leur incombe, et, brisant leurs chaînes…

À ce mot, Jésus fut interrompu par un cri parti d’un coin de la synagogue. Le Verbe s’arrête net, les auditeurs grimpent sur leurs chaises pour voir quel est l’effronté qui s’est permis de couper une si éloquente parole.

— À la porte, l’interrupteur ! crient quelques-uns.

— Rendez-lui son argent, et qu’il s’en aille ! glapissent d’autres.

— Asseyez-vous dessus ! hurlent les plus grincheux.

Jésus étend la main pour faire rétablir le silence. Oh ! oui, l’interrupteur pousse des clameurs sauvages et gesticule comme un enragé. Le tumulte augmente.

Tout à coup, un des assistants, doué de plus de clairvoyance que ses collègues, reconnaît le tapageur et dit :

— C’est un démoniaque, c’est un possédé !

Cette révélation ne surprend pas l’auditoire. À cette époque, il n’était pas rare de rencontrer, même dans les églises, des individus à qui le diable avait joué la mauvaise farce de s’introduire dans leur corps.

Aujourd’hui, l’on ne voit plus de possédés. Aussi, nous est-il difficile de nous faire une idée de ces paroissiens-là. Force nous est de nous en rapporter aux savants théologiens catholiques, qui, du reste, ont donné des démoniaques les descriptions les plus minutieuses.

En vain les professeurs de médecine de l’école contemporaine nient la possession de certains individus par le diable ; en vain la science moderne déclare que cet état dans lequel les esclaves de Satan se sont trouvés est seulement le résultat d’une aliénation mentale : l’Évangile rive le clou à la médecine, à la science moderne. Elle cite, à l’appui de sa thèse, nombre de faits qui remontent à plusieurs siècles et que, pour ce motif, nous ne pouvons malheureusement pas contrôler.

On a vu, paraît-il, des démoniaques qui, grâce au diable qui habitait en eux, accomplissaient des choses vraiment phénoménales.

Voici, en général, comment cela se passait, au dire des théologiens qui ont creusé la matière :

Un matin, le diable se présentait à l’individu dont il avait l’intention de s’emparer ; pour cela, il revêtait une forme mi-humaine mi-bestiale. C’était, par exemple, un homme-chien, un homme-crapaud. Quand il avait suffisamment épouvanté le malheureux et que celui-ci était rendu inerte par l’effroi, le diable s’introduisait en lui par la bouche. « Une fois installé dans le corps d’un possédé, dit un évêque[1], le démon devient maître de toutes ses facultés : il le pique, le brûle, lui arrache le cœur, le cerveau, les intestins, et le tourmente de mille manières ; il répand une odeur infecte, tantôt de soufre, tantôt de bouc. D’autres fois, et cette particularité se remarque surtout chez les femmes, l’esprit malin leur fait tenir des propos obscènes. Quelques démoniaques sont enlevés dans les airs, transportés dans les enfers, où, saisis d’effroi et de terreur, ils contemplent les tourments des damnés. D’autres ont été transformés en animaux, en arbres et même en fruits. Le diable a poussé sa rage jusqu’à réduire en cendres des malheureux dans lesquels il s’était introduit ; mais quelques-uns, par l’effet des exorcismes d’un prêtre, sont ressuscités, régénérés. Plusieurs sont entourés de reptiles hideux, de cadavres. On en a vu qui avaient vendu leur âme à Satan et signé leur pacte avec du sang ; ceux-là sont éternellement damnés. Enfin, il en est qui, au lieu d’être tourmentés, jouissent de toutes les faveurs de l’esprit des ténèbres : le diable les protège, leur apprend le secret de fabriquer de l’or, leur prédit l’avenir, leur dévoile les mystères de l’enfer et leur accorde le pouvoir de faire des miracles qui, on le comprend, ne sont que des prestiges ; bien que favorisés en apparence, ils n’en ont pas moins leur âme pour jamais perdue. »

Le possédé de Capharnaüm appartenait à la catégorie des démoniaques habités par l’esprit impur. Il se tordait sur le parvis de la synagogue et accompagnait ses hurlements de gestes obscènes. C’est l’abbé Fouard qui l’affirme, et, certes, je ne le contredirai point.

Ce furieux s’était glissé dans les rangs de la foule ; mais la parole du fils du pigeon n’avait pas tardé à mettre son locataire le diable dans tous ses états.

Lors, notre individu, ne pouvant contenir plus longtemps l’esprit qui le dominait, se répandait en invectives abominables contre l’éloquent prédicateur. Somme toute, l’insulteur de l’ex-charpentier n’était pas grandement coupable, puisque c’était Satan qui s’exprimait par sa bouche.

La multitude, d’abord irritée contre l’auteur de ce scandale, s’était peu à peu calmée ; car le possédé n’était responsable ni de ses gestes ni de ses paroles, et, en définitive, le spectacle qu’il donnait était curieux.

On éprouvait un attrait mêlé d’horreur à voir le diable aux prises avec le prophète.

Jésus, qui était dieu jusqu’au bout des ongles, était, par anticipation, sûr de sa victoire. Il laissa le démoniaque se démener et demanda qu’on le mît en sa présence.

— Que veux-tu ? fit le fils du pigeon, s’adressant au possédé.

— Laisse-nous la paix, voilà ce que je veux ! répondit l’autre. Qu’y a-t-il entre vous et nous, Jésus de Nazareth ? Êtes-vous venu pour nous perdre ?… Allez, je sais bien qui vous êtes : vous êtes le Saint de Dieu !

Cette confession diabolique était faite, après tout, pour ne pas déplaire à Jésus ; elle constatait son origine. C’était, disent les pieux commentateurs de l’Évangile, l’aveu arraché par la terreur, la flatterie d’un esclave tremblant sous le fouet et cherchant à adoucir le maître prêt à châtier.

Jésus, cependant, repoussa cet hommage. Il marcha droit au possédé, et, menaçant le démon qui l’agitait :

— Tais-toi, lui dit-il, et sors de cet homme !

« Alors, l’esprit impur, le secouant avec d’horribles convulsions, jeta un grand cri et sortit hors de lui. »

Spectacle étrange, on vit aussitôt cet infortuné, qui venait de rendre le diable en écartant ses mâchoires, se relever paisible ; et son corps, qui avait servi de demeure aux puissances infernales, ne garda aucune trace de leurs violences.

À cette vue, l’admiration des assistants ne connut plus de bornes.

Pour eux, Jésus n’était plus un sorcier vulgaire.

Les possédés, chez les Israélites, se comptaient par centaines ; mais, pour les délivrer, il y avait tout un cérémonial que n’avait pas employé Jésus.

Ainsi, à ce que raconte Josèphe, on chassait le démon des possédés par les narines, à l’aide d’un anneau et d’une racine magique. Alors, le démoniaque était jeté à terre, et, pour prouver sa sortie du corps, le diable renversait tous les vases d’eau placés à une certaine distance.

Or, Jésus n’avait pas procédé selon les règles de l’exorcisme consacré. Il s’était contenté de prononcer quelques paroles pour expulser maître Satan du corps où il s’était inséré. Et ce procédé si simple avait complètement réussi.

— Qu’est-cela ? disaient entre eux les Capharnautes ahuris. Quelle doctrine nouvelle et toute-puissante ! il commande aux esprits, et ceux-ci lui obéissent. (Marc, chap. I, versets 21-27.)


  1. Mgr de Ségur.