La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XX

P. Fort (p. 75-80).

CHAPITRE XX

UN ESCLANDRE DANS LE TEMPLE

Je vous laisse à penser si le miracle fit du tapage à Nazareth. Seulement, les compatriotes de Jésus ne croyaient pas trop à ses prodiges.

— Vous savez, disaient les Nazaréens en s’abordant le lendemain de la noce, vous savez, Jésus, le fils du charpentier…

— Eh bien, quoi ? qu’a-t-il fait encore, le vaurien ?

— Hier, il s’est invité à la noce d’Éléazar…

— Cela ne m’étonne pas, il a tous les toupets.

— Ce n’est pas tout, il avait amené avec lui une bande de cinq gueusards qu’il a connus on ne sait où et qu’il intitule ses disciples…

— Et alors ?

— Ils ont bu comme des éponges, et, quand il n’y a plus eu de vin, le charpentier en a fabriqué…

— Il a fabriqué du vin ! et avec quoi ?

— Avec de l’eau.

— Oui, avec de l’eau et du campêche, ou tout autre bois de teinture. On la connaît, tous les débitants fabriquent du vin comme cela.

— Mais non ! il paraît qu’il ne s’est servi que d’eau pure.

— Qu’en savez-vous ? Y étiez-vous, à la noce ?

— Moi, pas ; mais Nabé l’affirme, et Nabé le tient de Mathuzael, qui le tient de Josias, qui le tient de Gédéon, dont le cousin Hircan lui en a fait le récit.

— Eh ! ce cousin Hircan est bien l’oncle de la fiancée Noémi, n’est-ce pas ?

— Précisément.

— Dame, je ne vois pas alors quelle foi on peut ajouter à ses paroles : c’est un ivrogne de la pire espèce, il se sera saoûlé selon sa sainte habitude, et le charpentier lui aura fait voir tout ce qu’il aura voulu.

— C’est, ma foi, bien possible ; du reste, tous les gens de la noce étaient pleins comme des huîtres.

— Parbleu ! ce Jésus est un rusé compère, il s’est moqué d’eux tous ; son prodige est une supercherie de sa façon. En voilà un que la délicatesse ne gêne pas !…

En effet, si le miracle de Cana mettait en mouvement toutes les langues nazaréennes, du moins il produisait d’innombrables haussements d’épaules.

C’est ce qui ressort de l’Évangile.

Le petit Jean, un des disciples présents à la noce, ne se prive pas de montrer son dépit chaque fois que, dans son livre, il a occasion de parler des gens de Nazareth. « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jean, chap. I, vers. 46.) Cette opinion était aussi celle de Barthélemy.

« La rudesse des Nazaréens était proverbiale, dit un pieux commentateur ; peut-être ne virent-ils qu’imposture dans le miracle de Cana, et forcèrent-ils le fils de Joseph, comme ils l’appelaient, à s’éloigner de leur pays. »

Résultat : — À part les convives de la noce qui, pour comble de malheur, ont négligé de transmettre leur impression à la postérité, à part eux et le petit Jean, le fameux tour de l’eau changée en vin ne rencontra que des incrédules.

Jésus eut vite compris qu’à Nazareth il n’aurait aucun succès s’il voulait tenter un déballage de miracles, et il s’empressa de fuir cette ville où il se considérait comme beaucoup trop connu.

Il se rendit sur les bords du lac de Génésareth. Là, le pays était plus splendide et les gens plus simples d’esprit. En outre, il y avait autour du lac nombre de villas de plaisance où les belles petites de Galilée menaient joyeuse vie ; or, notre gaillard de Jésus ne haïssait pas la fréquentation des jeunes et jolies pécheresses. Capharnaüm, Magdala et Tibériade étaient, au bord du lac, les villes les plus renommées en produits de ce genre. Enfin, les rivages de Génésareth se prêtaient admirablement à ses prédications. Le Christ n’avait qu’à monter sur une barque, et de là il débitait à la foule son boniment. En cas de danger, à la moindre apparition des sergents de ville du temps, il levait l’ancre et filait à grandes voiles sur la rive de vis-à-vis qui n’appartenait plus au territoire gouverné par Hérode Antipas.

Ce fut à Capharnaüm, ville d’eaux, qu’il fit sa première station ; mais il n’y demeura pas longtemps.

Quand il pensa que l’affaire de Cana était oubliée, il résolut de se signaler de nouveau, mais cette fois à Jérusalem même. C’était l’époque de la Pâque : les caravanes se formaient sur tous les points de la Galilée, et se mettaient en route pour la ville sainte. Jésus et ses cinq compagnons suivirent une de ces caravanes, en compagnie d’autres mendiants, dévôts et vagabonds.

Son premier soin, à son arrivée à Jérusalem, fut de se rendre au Temple. La foule y affluait. On ne pouvait mieux choisir un endroit pour être remarqué en cas d’un esclandre quelconque.

L’Oint avait son plan en tête.

Le Temple, en ce temps-là, était encombré de marchands d’objets destinés aux sacrifices. Dans les cours, les parvis, les avenues et jusque sous le péristyle, se trouvait réuni tout ce qu’exigeait le service des autels. De même qu’aux alentours de nos églises modernes, de même que dans les vestibules de nos cathédrales d’aujourd’hui, il y a, à l’usage des bigots, un vrai marché d’articles de piété ; de même, au temps de Jésus, les marchands offraient aux visiteurs du sanctuaire les victimes prescrites par la loi. De nos jours, c’est un assortiment complet de cierges, de médailles bénites, de scapulaires, d’agnus, de reliques, de chapelets, d’images avec oraisons jaculatoires au verso, de catéchismes, de menus riens indulgenciés, que des vendeurs alertes repassent aux fidèles naïfs ; autrefois, c’étaient des colombes destinées aux offrandes des pauvres, des troupeaux de bœufs et de brebis pour les offrandes des riches. On n’immolait pas, en effet, rien que l’agneau pascal ; les juifs, qui habitaient les villes lointaines et qui ne venaient à Jérusalem qu’une fois l’an, réservaient leurs dévotions pour la grande fête religioso-nationale : alors, on tenait toutes les promesses faites pendant les douze mois de l’année, on accomplissait d’un coup tous les vœux. Les choses n’ont pas changé, comme on voit.

Il suffit d’avoir assisté, par exemple, à Paris, à la neuvaine de sainte Geneviève du Panthéon, pour concevoir une juste idée du tumulte dans lequel se trouvaient, à la Pâque de Jérusalem, les parvis du Temple.

C’était un bazar universel, auquel ne manquaient même pas les changeurs. D’après la Bible (Exode, chap. XXX, versets 11-16), chacun devait aux prêtres un demi-shekel d’argent « pour le rachat de son âme ». Or, depuis la conquête romaine, la monnaie juive était rare ; la plupart des pèlerins n’apportaient avec eux que des monnaies à l’effigie de César, et l’on pense bien que cet argent était indigne d’être offert au Seigneur. Aussi, les curés juifs avaient-ils installé à la porte du Temple des comptoirs de changeurs. Pas bêtes, les prêtres du temps ! ils faisaient payer un droit de change sur une pièce d’argent qu’ils encaissaient sans délivrer la moindre marchandise. Vous me donnez cinq francs, je les prends, et je vous fais encore verser quinze centimes sous prétexte que j’ai eu la peine de mettre vos cinq francs dans mon gousset.

Jésus était là, avec ses cinq compagnons.

— Saperlipopette ! murmurait Simon-Caillou en écarquillant les yeux, y en a-t-il de l’argent sur toutes ces tables ! Et dire que nous n’avons pas le sou !

— Et des bœufs, y en a-t-il ! et des moutons ! ajoutait André.

— Comme un de ces agneaux irait bien à notre broche ! repartait Barthélemy.

— Je me chargerais bien d’une paire de pigeons, roucoulait le petit Jean.

Les six malandrins se consultèrent du regard.

— Attention ! fit le chef de la bande, et gare à la bousculade !

Sur ce, saisissant une poignée de cordes, il se précipita comme un fou furieux au milieu des marchands du Temple : à grands coups de pied, il renversa les comptoirs des changeurs, jetant par terre les piles de monnaie ; en même temps, il tapait dur et ferme sur les bœufs, les moutons, les brebis et les agneaux, qui, beuglant et bêlant, se sauvèrent sous le fouet de Jésus ; quant aux pigeons, race qui avait pourtant produit son père le Saint-Esprit, il défonça du poing leurs cages en hurlant à tue-tête à leurs propriétaires :

— Hors d’ici, marchands éhontés ! Vous souillez cette maison de prières ! vous en faites une caverne de voleurs !

On voit d’ici la bagarre. Si Jésus avait été seul à cogner, bien certainement il ne s’en serait pas tiré à bon compte, et les marchands lui auraient fait à coup sûr un mauvais parti. Un individu, si fort qu’il soit, ne bouscule pas sans aucun aide des centaines de marchands entourés d’une foule sympathique. Au contraire, une bande de chenapans, se ruant dans une multitude en désarroi et faisant l’esclandre décrit par l’Évangile, réussit facilement à augmenter le désordre sans courir de trop grands risques. C’est ainsi que l’événement a, sans aucun doute, eu lieu.

Jésus a pris pour lui la plus forte part de cette belle besogne ; mais il a été secondé par les cinq camarades, renforcés d’autres vagabonds avec qui ils avaient lié connaissance en venant à Jérusalem.

La raison de cet esclandre n’était pas mal trouvée.

Entre nous, ce n’était qu’un prétexte, et voici le motif de mon opinion là-dessus : — Jésus était dieu, je ne le conteste pas ; en sa qualité de dieu, il lisait dans l’avenir ; lisant dans l’avenir, il savait que les prêtres chrétiens établiraient des bazars d’articles de piété aux portes de leurs églises, tout comme les prêtres juifs aux portes de leur Temple. En sa qualité de dieu, Jésus vit encore et il est tout-puissant, cela est indéniable ; vivant encore, il voit que les prêtres chrétiens d’aujourd’hui sont aussi commerçants que les prêtres juifs d’autrefois ; étant tout-puissant, s’il ne pulvérise pas les vendeurs de chapelets et de cierges qui encombrent les vestibules des églises catholiques, c’est qu’il juge que le commerce ne souille pas sa maison divine. Par conséquent, vu la divinité de Jésus, vu sa prescience, vu son éternité, vu sa toute-puissance, il est certain que le fils du pigeon a joué une petite comédie en bousculant à Jérusalem les marchands du Temple, sous prétexte que le commerce des articles de piété ne doit pas se faire dans un lieu sacré.

La vérité doit être que Jésus a tenu à se faire remarquer dans la capitale de la Judée, tout en procurant à bon marché à ses disciples argent et victuailles.

Quand la foule fut un peu revenue de sa surprise, quelques-uns interpellèrent le turbulent vagabond et lui demandèrent pourquoi il agissait de la sorte.

— Ah çà ! répondit le Christ avec orgueil, est-ce que j’ai des comptes à vous rendre ? Je suis le Messie, sacrebleu !

— Le Messie ? dirent-ils en ouvrant un large bec. Et comment pourriez-vous prouver ce que vous avancez ?

— Oh ! rien n’est plus simple. Vous n’avez qu’à démolir ce temple, et je me charge de le rebâtir en trois jours.

— Quoi ! s’écrièrent les Juifs, ce temple a coûté quarante-six ans à construire, et vous le réédifieriez en trois jours ! Pour qui nous prenez-vous ?

— Je l’ai dit, riposta Jésus, je ne m’en dédis pas. Qui tient le pari ?

Cette fois, un silence général accueillit les paroles du Christ. Le Verbe était triomphant, et cela ne lui coûtait aucun miracle. On pense bien que, pour le plaisir de tenir un pari, les personnes assistant à cette scène n’allaient pas entreprendre la démolition du temple. D’abord, ils n’avaient pas sous la main les outils nécessaires. Ensuite, c’était commettre un délit que renverser un monument public.

Quant aux changeurs et aux marchands de moutons, ils avaient bien autre chose à faire qu’à discuter la valeur des calembredaines du bonhomme : les uns ramassaient leurs écus roulés à terre, les autres tâchaient de rattraper leurs bestiaux enfuis dans toutes les directions.

Profitant de l’ébahissement général causé par son aplomb imperturbable, le seigneur Jésus disparut dans la foule et s’en fut rejoindre ses disciples, qui, comme bien l’on pense, n’avaient pas perdu leur temps.