La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XIX

P. Fort (p. 71-75).

CHAPITRE XIX

COMMENT UN DIEU SE CONDUIT DANS UNE NOCE

Quand le chef eut de la sorte réuni les premiers éléments de sa bande, il se mit en route. Accompagné de ses cinq lieutenants, il se dirigea d’abord du côté de Nazareth. Voyageant sans équipage ni bêtes de somme, ils purent camper la première nuit à Sichem, la seconde à El-Gannim, et de là, traversant la plaine d’Esdrélon, ils atteignirent la ville obscure où demeurait sa famille.

Nos vagabonds — ne l’oublions pas — n’avaient ni sou ni maille : ils avaient, tous les six, abandonné leurs métiers, peu lucratifs, sans doute, mais en somme honorables, et ils s’étaient proposé de vivre désormais aux crochets des imbéciles. Sur leur route, il n’y a pas à en douter, bien des poulaillers furent mis à contribution, et bien des vergers leur fournirent les desserts de leurs repas de bohêmes.

Ils comptaient demander peut-être quelques subsides à leurs amis de Nazareth ; mais, lorsqu’ils y arrivèrent, toute la famille de Jésus était à une noce dans les environs.

— Bien, fit observer le Christ, nous nous invitons à la noce.

Et ils repartirent pour Cana, qui est à une lieue seulement de Nazareth.

Il s’agissait d’humbles artisans qui mariaient leur fille.

En Judée, le mariage était le gros événement de l’existence, et, même dans les familles pauvres, on le célébrait avec un certain apparat.

Quand Jésus survint, flanqué de ses cinq compagnons de vagabondage, la noce était déjà en train. Toutes les cérémonies d’usage étaient accomplies, il ne restait plus que le festin ; mais ce festin nuptial durait souvent plusieurs jours. C’était là, cela va sans dire, la partie essentielle, pour notre bande de pique-assiettes ; ils ne pensèrent donc pas qu’ils arrivaient trop tard.

Ils tombèrent au beau milieu de la fête, à l’heure où venait de finir la procession des fiancés. C’était un mercredi, jour consacré au mariage des demoiselles ; les veuves qui se remariaient avaient pour elles le jeudi.

Voici comment les choses se passaient :

L’épouse se préparait avec soin au grand jour. D’abord, la veille, elle prenait un bain, — ce qui, quelquefois, était une nouveauté pour la belle, — un bain parfumé. Ensuite, elle se parait de tous ses bijoux et ornements, parmi lesquels une coquine de ceinture solidement agrafée, que l’époux seul avait le droit de défaire. Enfin, elle couronnait son front de myrte et se couvrait des pieds à la tête d’un immense voile.

Ainsi attifée, la jeune fille attendait l’arrivée du cortège. Près d’elle veillaient dix vierges qui devaient lui faire la conduite, une lampe à la main. C’était à une heure avancée que retentissait le cri adopté : « Voici, voici l’époux ! sortez au-devant de lui ! » On avait soin de choisir une belle nuit, ce qui n’était pas difficile, vu la fréquence du beau temps sous le climat de l’Asie-Mineure. La procession s’avançait, précédée d’une troupe de chanteurs qui mêlaient leurs voix au son des flûtes et des tambourins. Derrière eux, venait l’époux, vêtu de son habit de gala, le front ceint d’un turban doré qu’entouraient des guirlandes de myrte et de roses. Près de lui, dix amis tenaient en main des rameaux de palmier. Les parents l’escortaient, portant des torches allumées, et toutes les demoiselles du quartier les saluaient de leurs acclamations :

— Tiens, Éléazar qui se marie aujourd’hui !

— C’est la petite Noémi qu’il épouse, pas vrai ?

— Parbleu, oui ! la fille au père Samuel… Ils se sont connus à un bal, chez la grosse Rébecca, à la forêt des kikajons…

— Et comment est-elle, la Noémi ?… Pas mèche de voir le bout de son nez, avec son grand diable de voile…

— Une roussotte, ni mal ni bien, avec une bouche qui a toujours l’air de vouloir avaler la lune… C’est une gaillarde…

— On dit qu’elle adore son futur… Y a pas huit jours qu’on les a surpris à se tarabuster près de la mare aux sangsues.

— Aussi, est-il heureux, ce fripon d’Éléazar !… Voyez donc, il fait des yeux de merlan frit !…

Une fois la procession terminée, l’époux, suivi de ses compagnons, s’avançait vers la jeune fille, et, la prenant par la main, l’amenait au seuil de la demeure : là, il recevait de son beau-père une large pierre plate sur laquelle était inscrit le chiffre de la dot, — quand il y avait une dot.

Après quoi, le cortège reprenait sa marche vers le lieu du festin.

J’ai dit que la noce durait plusieurs jours, comme en Bretagne. Les dîners succédaient aux déjeuners, les soupers aux dîners ; on s’empiffrait jusqu’à s’en faire éclater la bedaine, et, entre les repas, on s’égayait par des énigmes et autres jeux d’esprit. Les choses se passaient ainsi, je n’invente rien.

« Une semaine entière, deux même parfois, s’écoulaient dans ces réjouissances. » (Tobie, chap. VIII, vers. 23.) Aussi, pour modérer l’excès du plaisir et ramener les esprits aux graves pensées, était-il d’usage de briser de temps en temps le verre des fiancés. Cette coutume du verre brisé se continue, du reste, de nos jours, dans les mariages israélites. À d’autres moments encore, tous les convives se voilaient la tête avec leur serviette ou avec un coin de la nappe, et poussaient des cris lugubres.

Les noces de Cana ; miracle de l’eau changée en vin (chap. XIX)
Les noces de Cana ; miracle de l’eau changée en vin (chap. XIX)
Les noces de Cana ; miracle de l’eau changée en vin (chap. xix)
 

La série des festins s’ouvrait, quand nos pique-assiettes parurent. Ils s’installèrent sans façon au milieu des invités, et, vu la gaieté générale, le maître du logis ne songea point à leur faire affront.

Marie essaya bien d’adresser à Jésus une remontrance maternelle ; mais le chenapan, qui ne brillait pas plus par le respect filial que par la politesse, lui répondit avec impertinence :

— « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? »

Ces paroles, plus que grossières, l’Évangile a le sang-froid de les rapporter (Jean, chap. II, vers. 4), comme s’il s’agissait d’une réplique toute naturelle d’un fils à sa mère.

Notez qu’elles ne sont pas seulement le fait d’un goujat, mais encore d’un fieffé idiot. À la rigueur, Jésus aurait pu dire à Joseph, s’il avait été là : « Il n’y a rien de commun entre nous deux » ; mais à sa mère !… Quelle monument d’inepte polissonnerie !

J’en appelle à tous les pères et à toutes les mères : est-ce que cela ne méritait pas une solide paire de calottes ?

Une seule excuse peut militer en faveur de Jésus : c’est qu’il devait avoir ingurgité un peu trop d’apéritifs avant d’entrer dans la salle du banquet, et qu’il avait en conséquence la tête pas mal échauffée.

N’importe ; Marie était faible, comme beaucoup de mères. Elle se contenta de se retourner vers l’amphitryon et ses domestiques, et elle leur dit :

— Ma foi, ne le contrariez pas, laissez-le faire.

Toute la sainte séquelle s’installa donc à la table des invités. Cet André, ce Simon, ce petit Jean, ce Philippe et ce Barthélemy, que personne n’avait jamais vus et qui n’avaient pas reçu la moindre lettre de faire-part, s’assirent carrément au milieu des gens de la noce.

Avec des malotrus de cette force, on pense si les bouteilles furent vile mises à sec. Au bout de quelque temps, tout le monde demandait du vin.

Jésus, qui avait le gosier altéré comme les autres, éprouva alors le besoin de faire jouer les ficelles de sa toute-puissance : il résolut de mettre sa divinité à profit pour exécuter un miracle, qu’en somme il devait bien aux assistants.

Il y avait là six grandes urnes de pierre, que l’on remplissait d’eau à la fin du repas, pour que les convives pussent se laver les mains.

Le Christ appela les serviteurs et leur dit :

— Emplissez les urnes d’eau.

Et les serviteurs remplirent d’eau les urnes jusqu’au bord.

— Maintenant, continua Jésus, puisez dans les urnes, et portez à boire à tout le monde.

Et les serviteurs lui obéirent encore.

Ô prodige ! l’eau avait été transformée en vin, et en vin exquis, s’il vous plaît.

Le beau-père, sur le coup, crut que le tour venait de son gendre, qui avait ménagé à ses invités une surprise.

Il lui dit donc :

— Mes compliments ! Vous n’êtes pas comme les autres, vous ! Les autres servent d’abord leur bon vin, et puis, quand chaque convive a son compte, ils font servir un vin de rebut, à la mauvaise qualité duquel personne ne prend plus garde. Vous, vous nous avez offert du bon vin d’abord ; et, à présent, vous nous en offrez du meilleur encore. C’est bien, mon ami, c’est parfait ; vous avez toute mon estime.

Mais, le nouveau marié savait très bien le compte de ses bouteilles ; il rendit justice au charpentier vagabond qui, en fabriquant subitement du bon vin avec de l’eau pure, payait son écot et celui des camarades intrus. De la sorte, Jésus, qu’on n’avait pas vu d’abord de très bon œil, devint le héros de la fête.

Il en profita pour se faire applaudir dans une chansonnette de sa composition, laquelle nous a été conservée par saint Augustin (Épître 236, à l’évêque Cérétius). Cette chansonnette n’était peut-être pas très convenable, vu la présence de la jeune fiancée dont l’époux s’apprêtait à délier la ceinture ; mais enfin, on fait ce qu’on peut, même lorsqu’on est un Messie.

Voici la chanson (air inconnu) :

Je suis la lampe pour vous qui me voyez,
Je suis la porte pour vous qui y frappez ;
Vous qui voyez ce que je fais, ne le dites point !
Je veux délier, et je veux être délié ;
Je veux orner, et je veux être orné ;
Je veux engendrer, et je veux être engendré,
Je veux chanter, dansez tous de joie.

C’était la poésie de l’époque. — Dans de telles conditions, vous le comprenez, la soirée se termina fort allègrement.

Grâce à Jésus, les vins des meilleurs crus coulaient à flots. On s’en fourra jusque-là, et tout le monde s’en alla fort joyeux de cette petite ribote.

Le premier miracle du Christ fut donc un miracle d’ivrogne.