La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XL

P. Fort (p. 196-200).

CHAPITRE XL

PETITS PAINS ET HARENGS SAURS À DISCRÉTION

Revenons à nos apôtres, que l’Oint avait envoyés en mission, deux par deux, aux six coins de la Judée. Ils ne furent pas des derniers à connaître le sort lamentable de Baptiste, et, sitôt qu’ils l’apprirent, ils s’empressèrent, sans avoir besoin de recevoir un mot d’ordre, de rappliquer auprès de Jésus.

— Sapristi, patron ! on nous a raconté une anecdote horrible qui a fait dresser nos cheveux sur nos têtes.

— Quoi donc ?

Salomé offre à ses royaux parents la tête de Baptiste (chap. XXXIX).
Salomé offre à ses royaux parents la tête de Baptiste (chap. XXXIX).
Salomé offre à ses royaux parents la tête de Baptiste (chap. xxxix)
 

— Mais cela va très mal. Votre cousin Baptiste a été exécuté, on lui a coupé le cou.

— Je le sais. Que la volonté de Dieu soit faite !

— Comment ! Il nous semble qu’en cette occasion ce n’est pas la volonté de Dieu qui s’est accomplie, mais bien celle de Mme Hérodiade.

— Possible ! Seulement, comme rien ne se passe sans que Dieu le veuille, si mon cousin Baptiste a été décapité, c’est parce que mon Père, celui qui est au ciel, en avait décidé ainsi.

— Eh bien, il n’a pas été aimable pour son neveu, votre Père qui est au ciel !

— Les desseins du Très-Haut sont insondables.

Les apôtres n’étaient pas rassurés du tout. Ils demandèrent s’il ne serait pas prudent de se mettre à l’abri.

— Attendez, répondit Jésus ; il faut que je consulte l’horloge de mon destin.

Puis, ayant réfléchi un instant, il dit :

— Mon heure n’est pas encore venue. Déguerpissons.

On se rendit dans le premier port que l’on rencontra, et notre sainte bande fit voile vers le nord de la mer de Tibériade.

Ce fut à Bethsaïde, déjà célèbre par la pêche miraculeuse, que nos hommes débarquèrent. Ce village appartenait au territoire gouverné par Philippe et était, depuis l’année précédente, devenu une cité. Le tétrarque avait même changé son nom et l’avait appelé Julias, par courtisanerie envers la fille d’Auguste.

Autour de cette ville naissante s’étendaient de vastes solitudes, et des collines s’élevaient à l’orient, aussi désertes qu’aujourd’hui. C’est dans cette localité que le fils du pigeon avait compté trouver le calme.

Son espérance fut déçue.

En dépit du secret dont le grand rebouteur avait couvert son départ, quelques témoins, ayant vu la voile s’éloigner du bord, avertirent le peuple, qui suivit le long du rivage. Contrariée sans doute par les vents, la barque marchait avec lenteur ; elle fut devancée, et quand Jésus mit pied à terre, en compagnie de ses disciples, il se vit entouré par une foule aussi nombreuse que celles de Naïm et de Capharnaüm.

On était alors aux approches de la Pâque. Déjà les caravanes se formaient. Il y avait là une multitude de pèlerins, venus des plus lointaines contrées. Le père Zébédée, dès qu’il avait su la prochaine arrivée de ses deux fils et de leur chef, s’était mis en quatre pour chauffer le zèle des habitants.

— Vous allez le voir, ce Jésus, disait-il, à qui voulait l’entendre ; en voilà un qui est rudement fort ! Un jour que le temps n’était pas du tout à la pêche, — et je m’y connais, moi qui suis un vieux loup de mer, — il a fait prendre à mes fils du poisson à en remplir deux barques ! Cela tenait du prodige. Vous n’aurez qu’à lui demander des miracles ; il vous en exécutera des mille et des cent.

Aussi, quand l’Oint fut parmi les gens de Bethsaïde-Julias, reçut-il un accueil plus que sympathique.

— Rabbi, demanda la foule sur tous les tons, un miracle, un miracle !

— Pas pour le moment, répondit Jésus ; il ne faut pas abuser des bonnes choses, ce sera pour une autre fois.

— Mais si, mais si ; un miracle ! un miracle !

— Je vous demande grâce ; je suis très fatigué.

— Ce n’est pas fatigant de faire des miracles. Un miracle ! un miracle !

— J’ai besoin du grand air et de la solitude.

— Un miracle ! un miracle !

Jésus les laissa s’époumoner, et, suivi de ses apôtres, gagna une colline des environs. Les gens de Bethsaïde et les pèlerins, qui étaient tenaces, vinrent l’y relancer. Il passa à une deuxième, puis à une troisième colline ; ils s’attachèrent à ses pas, ne le quittant pas d’une semelle.

Alors, en guise de miracle, il leur servit un grand discours de sa façon.

Il fut si éloquent que ses auditeurs oublièrent complètement le motif qui les avait amenés si loin en plein désert De plus, son discours fut d’une longueur interminable. Il parla toute la journée, et personne ne songea à quitter la place pour rentrer dîner à la maison.

Quand il eût terminé son speech, sans avoir pris un seul verre d’eau sucrée (un gosier divin n’est jamais desséché par un sermon, si étendu qu’il soit), le soleil descendait à l’horizon.

C’est alors que les disciples se sentirent pris d’inquiétude pour les estomacs de ces assistants bénévoles.

— Nous sommes jolis ! firent-ils. Nous voici bien avant dans le désert, tous ces braves gens qui nous entourent ont abandonné leur ville, et nous n’avons rien à nous mettre sous la dent.

— Qu’à cela ne tienne, répondit l’Oint ; achetez des pains et distribuez-les à cette foule.

— Acheter du pain ? Où cela, et avec quoi ? Nos porte-monnaie sont à sec, et il n’y a pas un seul boulanger dans les environs. Les boulangers n’ont guère l’habitude de s’établir au milieu des déserts.

— Soit ; mais il n’est guère possible que pas un de ces excellents pèlerins n’ait un morceau de pain dans sa besace,

André grimpa sur une pierre.

— Quelqu’un, dans l’honorable société, aurait-il apporté pour trois sous de pain ? demanda-t-il.

Un jeune garçon s’avança :

— J’ai, dit-il, cinq petits pains et deux poissons.

— Oh ! nous sommes riches ! s’écria Jésus.

— Croyez-vous donc, interrogea André, qu’il y en aura assez pour tout le monde ?

— Donnez toujours et rapportez-vous-en à moi.

Là-dessus, Jésus commanda qu’on invitât la foule à s’asseoir par terre, cinquante par cinquante ; ce qui fut fait.

Puis, il prit les cinq petits pains, les rompit et les donna à ses apôtres, qui les repassèrent au peuple. Il fit de même des deux poissons, qui étaient probablement des harengs saurs. Or, voici qu’entre les mains du grand rebouteur, les petits pains et les harengs saurs se multipliaient à l’infini. Quand il n’y en avait plus, il y en avait encore. Il continua donc la distribution jusqu’à ce que la foule, rassasiée, criât : — Assez ! assez !

Toutefois, comme il tenait à prouver que le don de miracle dont il était doué ne l’empêchait pas d’être économe, il ordonna de ne rien laisser perdre et de ramasser tout ce qui resterait de petits pains et de harengs saurs.

On lui obéit, et, quand chacun eut bien mangé à sa faim, on trouva encore, avec les reliefs de ce festin improvisé, à remplir douze vastes corbeilles.

Puis, les habitants de Bethsaïde et les pèlerins quittèrent le désert à la nuit tombante et s’en revinrent à la ville, au grand contentement des quelques citadins qui étaient restés et qui commençaient à s’inquiéter de cette émigration inattendue.

On causa longtemps en Galilée de ce miracle ; car il n’y a pas à dire non, c’était un miracle de première marque. Ce miracle même en contient à lui tout seul plusieurs, dont l’Évangile ne paraît pas s’apercevoir ; ce qui est fort dommage.

Premièrement, cette ville presque entière qui abandonne ses foyers pour aller entendre un monsieur prêcher au loin dans le désert, et qui ne songe pas à emporter de vivres, miracle !

Secondement, ces braves gens qui négligent de se munir de vivres et qui trimballent avec eux, à vide, douze grandes corbeilles à provisions, miracle encore !

Telle est, en somme, l’aventure de la multiplication des petits pains et des harengs saurs ; elle est bien plus miraculeuse que les chrétiens eux-mêmes ne le croient. (Matthieu, XIV, 13-21 ; Marc, VI, 30-44 ; Luc, IX, 10-17 ; Jean, VI, 1-15).