La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XII

P. Fort (p. 43-47).

CHAPITRE XII

SA MAJESTÉ HÉRODE A SES NERFS

Cependant, Hérode, ainsi que nous l’avons dit, avait conçu ombrage de la naissance du petit Oint. Ce nouveau-né, lui avaient affirmé les mages, qui paraissaient s’y connaître, devait régner plus tard sur les Juifs ; c’était donc que lui, Hérode, serait détrôné. Le tétrarque était d’autant plus ombrageux qu’il tenait à sa couronne.

Il fit appeler tous les princes des prêtres et les scribes ou docteurs du peuple, et les assembla dans son palais. Il leur raconta en détail la visite des rois-mages, leur répéta ce qu’ils lui avaient débité, cita notamment le fait de l’étoile ambulante, et leur posa nettement cette question :

— Qu’y a-t-il de vrai au fond de tout ceci ?

Les princes des prêtres répondirent :

— Nous avons bien vu la caravane des rois mages, nous avons bien vu l’étoile ambulante ; mais nous ne savons pas ce que cela veut dire.

— Vous êtes donc des ânes ! riposta Hérode, furieux. Quoi ! ces mages qui n’ont jamais lu les livres de vos prophètes ont, à force de calculs sur les mouvements d’un astre, trouvé qu’un nouveau roi allait naître aux environs de Jérusalem, et vous, vous qui avez été élevés dans le Temple, qui connaissez sur le bout du doigt toutes les prédictions formulées par les élus de votre Dieu, vous ne vous doutez pas le moins du monde de ce qui va arriver ? C’est trop fort ! Vous volez votre argent, messieurs. Traduisez-moi promptement les prophéties, ou sinon, gare à la potence !

Les scribes et les princes des prêtres ne se souciaient pas d’être pendus. Ils apportèrent tous leurs livres et se mirent à les feuilleter.

Rien, dans la Bible, n’annonçait, d’une manière précise, la naissance d’un roi des Juifs pour l’époque de César-Auguste. Néanmoins, comme il leur fallait à tout prix donner satisfaction à Hérode, ils lui traduisirent un passage du prophète Michée, où il était dit :

« Et toi, petite ville de Bethléem-Ephrata, tu es une des plus minuscules dans le territoire de Juda, et pourtant de toi sortira un prince qui paîtra le peuple d’Israël ramené par lui à Dieu. »

Quand et comment devait naître ce prince ? — La prophétie de Michée n’en disait rien.

Dans l’espèce, pour ne pas contredire Hérode, les docteurs juifs opinèrent qu’il pouvait bien y avoir une coïncidence entre cette prédiction passablement vague, et les calculs algébriques des rois-mages.

— Bon, se dit Hérode, j’ouvrirai l’œil sur Bethléem.

Et il congédia les prêtres du Temple, sans leur faire part des sinistres projets qu’il méditait ; car il méditait des projets sinistres.

Parmi ces membres du clergé israélite, un cependant aurait pu renseigner Hérode d’une façon très claire. C’était le grand-prêtre Siméon, qui avait présidé à la purification de Marie et à la présentation de Jésus au Temple : Siméon, on ne l’a pas oublié, avait reçu l’inspiration de Jéhovah, et il avait reconnu le Messie du premier coup d’œil. Il est plus que probable qu’il faisait partie de la réunion des princes des prêtres au palais du tétrarque. Pourquoi ne donna-t-il aucun renseignement sur ce qu’il savait ? Sans doute, Jéhovah qui, le 2 février, l’avait rendu si loquace, cette fois lui ferma la bouche.

Hérode résolut donc d’attendre le retour des mages.

Mais les mages, obéissant à une voix nocturne, s’abstinrent de repasser par Jérusalem.

D’où il résulta que le roi Hérode, s’agaçant de plus en plus, finit par avoir une terrible crise de nerfs. Il entra dans une fureur inénarrable, cassa toute sa vaisselle, gifla tous ses domestiques, tourna le dos chaque soir à sa femme, s’arracha de nombreux cheveux et se foula même le poignet en voulant s’administrer un coup de poing dans une glace.

Il se rendit à Bethléem, accompagné de l’exécuteur des hautes-œuvres et de ses aides ; là, il fit comparaître par devant lui les notables habitants du village.

— Est-ce que trois rois de l’extrême Orient ne sont pas venus tout récemment ici ? leur demanda-t-il.

— Parfaitement, sire. Trois rois, montés sur des chameaux superbes, suivaient une étoile et se sont rendus à une écurie.

— À une écurie ?

— Oui, sire, à une écurie où un vieux bonhomme et sa femme, fraîchement accouchée, avaient pris gîte.

— Êtes-vous bien sûrs de cela ?

— Dame ! sire, notre village ne compte pas trois mille habitants, répondirent les notables. Nous nous connaissons tous ici, et vous pensez bien que l’arrivée d’une caravane de trois rois n’a pas pu passer inaperçue. Ce n’a pas été un mince étonnement pour nous que de voir ces trois rois et leurs chameaux se rendre majestueusement à une écurie !… Une mauvaise étable creusée dans le roc, et où n’étaient remisés que les bestiaux des pâtres et des charretiers sans le sou !

Hérode réfléchit un moment ; puis, il reprit son interrogatoire :

— Ces trois rois bizarres, qui vont rendre visite aux gens dans les écuries, où sont-ils ?

— Par exemple ! pour cela, nous n’en savons rien. Ils n’ont questionné personne, puisqu’ils se liaient à leur étoile, et ils sont repartis comme ils étaient venus.

— Et le vieux bonhomme, et la femme fraîchement accouchée, et l’enfant, sont-ils toujours à l’écurie ?

— Non, sire ; ils ont disparu un beau matin, ou, pour mieux dire, une belle nuit ; car c’est le matin qu’on s’est aperçu qu’ils avaient déguerpi. Ils ont même emmené avec eux un âne qu’un pauvre diable de muletier avait abrité dans cette étable. Nous ne savons certes pas qu’est-ce que c’est que cette famille ; mais à coup sûr ce ne sont pas des honnêtes gens.

— Cela suffit, murmura Hérode. Vous me cachez la vérité. Vous avez parmi vous cet enfant extraordinaire en l’honneur duquel sont venus à Bethléem les trois rois et leur étoile…

— Mais, sire, nous vous jurons…

— Je me moque de vos serments. Comme j’ai un intérêt politique très grand à ne pas laisser vivre une seconde de plus l’enfant en question, et comme je veux être sûr de ne pas le manquer, monsieur le bourreau et ses aides, que j’ai l’honneur de vous présenter, vont, sur l’heure même, massacrer tous les enfants mâles de Bethléem âgés de moins de deux ans.

Ce fut une lamentation générale. Les infortunés notables se roulèrent en larmes aux pieds d’Hérode. Il fut inflexible.

— Bourreaux, s’écria-t-il, vous m’avez entendu. Faites votre devoir !

Les bourreaux, aussitôt, commencèrent la tournée des deux ou trois cents maisons qui composaient le village, et, quand le soir le soleil eut disparu de l’horizon, ils avaient accompli leur sanglante besogne : dans cette bourgade de trois mille âmes[1], ils avaient égorgé — nous affirme l’Église — vingt mille enfants innocents.

Quant au bon Dieu père, il ne fit rien pour empêcher cet horrible massacre. Les victimes de la fureur d’Hérode devaient, sans doute (il me le semble du moins), être particulièrement intéressantes pour un bon Dieu un peu juste ; un souffle du Tout-Puissant aurait pu préserver de la mort cette multitude de bébés, à qui la naissance du Christ n’était, selon la raison, pas imputable : mais Sabaoth, ce jour-là, ne jugea pas à propos de descendre de son nuage, et il assista, d’un œil impassible, à cet effroyable égorgement.


  1. Bethleem n’a jamais eu plus de 3000 habitants, c’est là le chiffre maximum qu’ont atteint sa population, et encore n’est-ce pas au temps de Jésus.

    Ce village s’appelait primitivement Bethleem-Ephrata. Bethléem veut dire la maison du pain. Ephrata veut dire la futile.

    Nous croyons utile de faire une note importante pour cette bourgade qui, selon la légende catholique, fut le berceau de la religion de M. Louis Veuillot.

    Elle est située sur le sommet d’une haute colline qui descend, par une suite de terrasses couvertes de vignes et d’oliviers, jusqu’aux profondes vallées qui l’entourent de trois côtés. On y jouit d’un panorama magnifique. À droite, actuellement, s’élève un pic couronné d’un vieux donjon, qui doit aux croisades le nom de « Mont des Francs » à gauche, surgissent les dômes et les minarets de Jérusalem ; en face, à l’est, l’horizon est borné par la chaîne bleuâtre des montagnes de Moab.

    La population de Bethléem, connue de tout temps pour son humeur rebelle et belliqueuse, se compose en grande partie de chrétiens des trois sectes (catholique, grecque et arménienne), dont l’occupation, outre la culture des champs et des vignobles, consiste dans la fabrication des chapelets, des croix de nacre et autres objets de dévotion, qui forment le revenu le plus important de ces villageois industrieux.

    À l’extrémité est de la ville, l’église de la Nativité, dont la construction, commencée par Hélène, mère de L’empereur Constantin, fut achevée par celui-ci en l’an 333, s’élève au-dessus de la grotte où, suivant la fable, Jésus vint au monde.

    Cette église est masquée extérieurement par les hautes murailles et les jardins des couvents latin, grec et arménien qui l’entourent. Elle n’a qu’une entrée à l’ouest, précédée d’une place dallée et couverte de débris. Un vestibule nu et obscur, divisé en trois chambres, ouvre sur l’église.

    L’édifice, dont le plan est disposé en forme de croix, est bâti dans le style romain. Le pied de la croix comprend cinq nefs, formées par quatre rangées de colonnes corinthiennes de six mètres de hauteur et de quatre-vingt-trois centimètres de diamètre ; ces colonnes, au nombre total de quarante-huit, sont monolithes, d’un calcaire veiné qui a le poli du marbre. Les cinq nefs ont la même élévation, celle du centre est aussi large, à elle seule (vingt-six mètres trente), que les quatre autres réunies.

    La traverse de la croix ou transept, qui a la même largeur que la grande nef, se termine à chaque extrémité par une abside demi-circulaire qui marque ses formes à l’extérieur.

    Le haut de la croix, où se trouve le chœur ou sanctuaire, élevé de trois degrés au-dessus de la grande nef, est terminé aussi par un hémicycle qui a des dimensions égales à celles des absides de la croisée.

    L’église n’a pas de voûtes, au-dessus des colonnes est un entablement en bois qui, dans la nef centrale, est surmonté de murs percés de grandes fenêtres. Une charpente à jour, que quelques auteurs croient être en bois de cèdre, prend naissance au-dessus des murs et s’élève en dôme pour porter un toit qui n’a jamais été achevé. Cette charpente, qui date du xviie siècle, est remarquable par son élégance et sa légèreté.

    Des mosaïques à fond d’or et d’élégantes peintures byzantines du xiie siècle couvraient autrefois les colonnes et la partie supérieure des murailles de la nef centrale. Ces ouvrages, précieux par le choix des matériaux et le soin de l’exécution, ont été en partie détruits par les Grecs, vers 1842.

    Un mur de clôture, élevé à la naissance de la croisée, sépare les trois branches supérieures du pied de la croix, qui n’est qu’une sorte de vestibule où les gens de toutes les sectes chrétiennes, aussi bien que les Turcs et les Arabes, viennent causer et fumer. Toute l’harmonie des lignes architecturales est rompue par cette cloison.

    Les Grecs occupent toute la partie supérieure de la croix et le bras droit de la croisée ; au bas du maître-autel, orné avec plus de luxe que de goût, on remarque une étoile de marbre, qui, suivant la fable, correspond au point du ciel où s’arrêta l’étoile miraculeuse par laquelle furent guidés les mages. L’endroit de l’écurie où naquit le Sauveur se trouve perpendiculairement au-dessous de cette étoile.

    L’autel des Arméniens est placé dans le bras gauche du transept, à l’endroit où l’on prétend que s’arrêtèrent les chameaux des mages.

    Les catholiques romains n’ont pas d’autel dans l’église supérieure, mais ils possèdent toute la grotte de la Nativité, à laquelle conduisent deux escaliers tournants, composés chacun de quinze degrés.

    Cette grotte est de forme irrégulière, elle mesure douze mètres de long sur cinq de large et trois de haut. Les parois du roc et le sol sont entièrement revêtus de marbres précieux. Un grand nombre de lampes, sans cesse allumées, éclaire ce sanctuaire vénéré des chrétiens. Tout au fond est l’endroit la Vierge mit censément au monde le Messie, cette place est marquée par un bloc de marbre blanc, incrusté de jaspe et entourée d’un cercle d’argent, radié en forme de soleil ; on lit ces mots à l’entour : « Hic de Virgine Maria Jésus Christus natus est (1717). Ici même, de la Vierge Marie Jésus-Christ est né. » Ainsi, c’est en 1717 que l’on a su l’endroit exact où le fils du bon Dieu a vu le jour. À droite, au midi, on montre la crèche dont le niveau est un peu inférieur à celui de la grotte ; un bloc de marbre, creusé en forme de berceau, indique l’emplacement même où l’enfant du pigeon fut couché sur la paille.

    Un voyageur, M. de Laborde, s’est demandé comment les animaux, le bœuf et l’âne légendaires, avaient fait pour pénétrer dans cet enfoncement ténébreux.

    Nous ne rapporterons pas les nombreuses traditions, plus ou moins cocasses, qui se rattachent à chaque recoin de ce sanctuaire célèbre, le voyageur que nous venons de nommer a remarqué sur l’une des colonnes de l’église cinq petits trous, disposés on forme de croix, qui passent pour être l’empreinte des doigts de la Vierge !

    Plusieurs corridors souterrains, taillés dans le roc, conduisent à la grotte de la Nativité. On y montre l’endroit où saint Jérôme, qui était un chaud lapin comme on sait, passa la plus grande partie de sa vie, son tombeau et celui de ses deux maîtresses, sainte Paule et sainte Eustochie, la mère et la fille. On y montre même un tombeau un peu plus grand que les autres, où sont, à ce qu’on assure, les ossements des vingt mille innocents mis à mort par Hérode. Ajoutons que ces restes sacrés des vingt mille innocents se trouvent également à la cathédrale de Cologne. Il vaut évidemment beaucoup mieux que l’on ait ces ossements en double, que si on les avait malheureusement égarés, — ce qui aurait fort bien pu advenir.