La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LXVIII

P. Fort (p. 351-357).

CHAPITRE LXVIII

UN QUI VEUT Y METTRE LE DOIGT

Voyez un peu tout de même combien le sentiment d’incrédulité est un sentiment naturel !… Quand la Magdeleine vint raconter aux apôtres ce qu’elle avait vu, tous lui rirent au nez.

Jean, selon l’Évangile, est le seul qui ait cru de prime abord à la résurrection. « Il vit le sépulcre vide, et il crut », dit la sacrée Écriture ; il crut même sans avoir vu les deux anges gardiens, postés en factionnaires à l’intérieur.

Quant à Pierre, il avait vu les linceuls par terre jetés çà et là et le suaire soigneusement plié à part ; il n’avait aperçu rien autre. Ce spectacle ne lui avait rien dit. Il se creusait la cervelle, à chercher ce que pouvait être devenu le cadavre du patron.

— Il est ressuscité, insinuait Jean.

— Ressuscité, ressuscité, c’est vite dit, grommelait Pierre ; je parierais quatre sous que ce sont ces coquins de pharisiens qui ont chipé le corps et qui vont le brûler secrètement, afin de le soustraire à notre vénération.

Les disciples, à qui il fit part de ses impressions, les partagèrent. L’absence du cadavre prouvait bien que le sépulcre était vide, puisque le fait était constaté, mais ne prouvait pas le moins du monde que le mort était redevenu vivant.

Aussi, quand la Magdeleine arriva dans le cénacle[1] après Pierre et Jean, on se moqua d’elle un tantinet.

D’abord, elle affirmait qu’elle avait vu deux anges dans la grotte funéraire, et Simon-Caillou soutenait qu’il n’y avait pas plus d’anges au sépulcre que sur sa main. Jean, qui penchait pour la résurrection, blâmait la maîtresse du Christ de broder la vérité ; il était certain que les anges n’existaient que dans l’imagination de la jolie pécheresse ; il trouvait que l’on devait simplement croire que Jésus était ressuscité ; mais il ajoutait qu’il était de mauvais goût de prétendre imposer cette opinion aux autres, en parlant de séraphins ou de chérubins que lui, Jean, n’avait pas vus.

— Qui veut trop prouver ne prouve rien, concluait-il.

La Magdeleine insistait :

— Mais laissez-moi donc finir de vous raconter ce que j’ai vu, et vous jugerez !

— Eh bien, quoi ? Qu’avez-vous vu encore ? disaient les autres d’un air goguenard.

— Après les anges, j’ai vu Jésus lui-même.

— Vraiment ?

— Jésus en chair et en os.

— Et il vous a embrassée, comme dans les beaux jours de Capharnaüm, hein ?

— Il ne m’a pas embrassée, mais nous avons causé ensemble.

— Elle est bien bonne !… Et que vous a-t-il dit ?

— Il m’a demandé pourquoi je pleurais… parce qu’il faut vous dire que je pleurais… Et puis, il m’a demandé qui je cherchais…

— Et vous lui avez répondu : « Mon gros chéri, c’est toi que je cherche… » c’est cela, pas vrai ?

— Non. Je lui ai répondu simplement que je cherchais mon Jésus bien-aimé… Car je dois vous déclarer que je ne me doutais pas que c’était lui que j’avais devant moi.

— Tiens, tiens, c’était votre homme, et vous ne l’avez pas reconnu tout de suite ?…

— À cause de son costume… J’ai cru d’abord que c’était le jardinier de la propriété… Il avait des sabots, une pioche à la main, et sur la tête un immense chapeau de paille qui lui donnait un drôle d’air… Il a fallu qu’il m’appelât Marie, de sa voix si douce… Alors, j’ai compris tout de suite à qui j’avais affaire… J’étais heureuse comme une reine… J’ai voulu lui sauter au cou… Il m’en a empêchée, par rapport à ce qu’il était encore trop fragile… « Touche pas ! » m’a-t-il dit… Après quoi, il m’a chargée de venir vous annoncer qu’il était encore plus vivant que jamais.

De la terre au firmament, train direct ! (chap. LXIX)
De la terre au firmament, train direct ! (chap. LXIX)
De la terre au firmament, train direct ! (chap. lxix)
 

Les apôtres hochaient la tête avec incrédulité.

Un surtout considérait la Magdeleine comme toquée ; c’était Thomas, dit Didyme.

— Il aurait bien mieux fait de venir nous annoncer sa résurrection lui-même, remarqua-t-il. Pour moi, tant que je n’aurai pas mis mon doigt dans les trous de ses mains, et de son flanc, je ne croirai pas qu’il a cessé d’être mort.

Les disciples engagèrent la Magdeleine à se calmer ; après avoir ri, ils eurent pitié d’elle.

— Pauvre fille ! pensaient-ils, elle l’aimait tant !… C’est son trépas si regrettable et si prématuré qui lui a bouleversé les idées… Elle a pris le jardinier du sénateur Joseph pour Jésus… Enfin, espérons qu’avec le temps cela lui passera…

Deux anciens compagnons du Christ, des disciples de second ordre, avaient à se rendre ce jour-là à Emmaüs, petite bourgade située à deux heures de Jérusalem. Comme ils étaient en route, ils causaient de toutes ces choses, et voilà qu’un voyageur vint se joindre à eux et se mêler à la conversation.

— De quoi vous entretenez-vous donc ainsi en marchant ? leur demanda-t-il ; et d’où vient que vous êtes si tristes ? L’un d’eux, Cléophas, lui dit :

— Pour le coup ! vous êtes donc si étranger à Jérusalem, que vous ne sachiez pas ce qui s’est passé ces jours-ci ?

— Et quoi ? fit l’inconnu avec de grands yeux étonnés.

— Diable ! vous êtes seul à ignorer l’histoire de Jésus de Nazareth !…

— Vous m’obligeriez beaucoup en me racontant cette histoire.

— Apprenez alors que Jésus, quoique fils d’un charpentier et charpentier lui-même, était un grand prophète d’une puissance considérable ; il a passé trois ans de sa vie à épater le peuple par ses prodiges. Les princes des prêtres et nos sénateurs ont été jaloux de son influence ; ils l’ont coffré et ils l’ont pendu…

— C’est bien malheureux, en effet.

— Attendez… Ce qui est encore plus navrant, c’est qu’il s’était engagé à ressusciter au bout de trois jours… Or, voici le troisième jour depuis sa mort, et ni ses apôtres ni nous ne l’avons aperçu… À la vérité, il y a Pierre et Jean, deux de mes amis, qui sont allés à son sépulcre et qui l’ont trouvé vide ; mais ce sont les pharisiens qui ont dû filouter le corps. Il y a aussi sa maîtresse qui prétend l’avoir vu déguisé en jardinier ; mais c’est là certainement un effet de l’imagination en délire d’une amoureuse désespérée… Aussi, vous comprenez que nous, qui avons connu Jésus, nous soyons très ennuyés.

— Ah ! vous l’avez connu ?

— Oui, et même c’était un bon zig, pas bégueule, ayant toujours le petit mot pour rire… Pauvre garçon !

— Et vous pensez qu’il était réellement prophète ?

— Tout ce qu’il y a de plus prophète.

— Et que son pouvoir était immense ?

— Tout ce qu’il y a de plus immense.

— Alors, permettez-moi de vous dire que vous êtes de jolis benêts.

— Comment ça ?

— Dame ! si son pouvoir est immense, s’il est prophète et s’il s’est engagé sur l’honneur à ressusciter, à cette heure il doit être vivant comme vous et moi.

Là-dessus, l’inconnu, pour leur démontrer que, lui aussi, il connaissait les prophéties, se mit à leur interpréter divers passages de la Bible.

On était arrivé à Emmaüs. L’inconnu prétendit avoir à aller plus loin.

— Oh ! firent les disciples, vous êtes un trop charmant compagnon de route, pour que nous vous laissions partir comme ça… Vous allez nous faire l’amitié de casser une croûte à l’auberge avec nous, et vous ne vous remettrez en route que demain matin ; car voilà que la nuit s’approche et les chemins ne sont plus sûrs.

Le voyageur accepta à dîner. On causa longuement encore tout en boulottant. Quand on en fut au dessert, l’inconnu dit :

— Vous avez parler de casser une croûte ; eh bien, regardez bien ce que je vais faire.

Les autres s’arrêtèrent de manger, un peu intrigués. L’inconnu — en qui nous avons tous reconnu Jésus, nous autres, impies, qui n’avons cependant pas la foi des apôtres, — prit un morceau de pain et renouvela la comédie du jeudi précédent : il bénit ce pain, le rompit et le leur donna à avaler comme étant son corps. Il n’en fallait pas davantage pour dessiller les yeux des deux disciples.

— Jésus ! s’écrièrent-ils, et ils allaient se jeter à genoux pour l’adorer.

Mais crac ! — ni vu ni connu, je t’embrouille, — le patron avait disparu tout net.

On pense si ces deux bonshommes s’en voulurent de ne pas avoir reconnu le Christ tout de suite. Ils reprirent illico leurs valises et coururent à Jérusalem, pour annoncer la bonne nouvelle aux camarades.

— Que je suis bête ! disait Cléophas en chemin. J’aurais dû m’en douter : pendant qu’il causait avec nous, mon cœur était bouillant comme un pot-au-feu en pleine cuisson.

— Et moi donc ! c’était de la lave de volcan qui circulait dans mes veines.

— Nous sommes deux imbéciles, voilà le fin mot.

— C’est vrai.

Et ils trouvaient, après coup, des tas d’indices qui auraient dû leur faire comprendre quel était l’inconnu. Arrivés au cénacle, ils firent leur rapport aux apôtres[2] qui en demeurèrent tout ahuris. Tandis qu’ils s’entretenaient de l’étrange aventure, v’lan ! voilà le mur qui s’ouvre et Jésus qui paraît. Était-ce lui ? était-ce un esprit ? dit l’Évangile. Les apôtres crurent à un esprit, et furent remplis de trouble et de frayeur. Jésus eut toutes les peines du monde à les rassurer. Il leur montra ses mains, ses pieds, se fit tâter les chairs et les os. Malgré cela, ils ne pouvaient croire à un pareil bonheur.

Alors, Jésus leur dit :

— Avez-vous quelque chose à manger ?

Ils lui présentèrent un morceau de poisson rôti et un rayon de miel. Il mangea devant eux, et, prenant les restes, il les leur donna. Puis, il leur souffla à chacun sur la tête, en affirmant que c’était le Saint-Esprit qu’il leur communiquait ainsi.

— Je souffle sur vos billes, disait-il ; eh bien, ce souffle n’est autre chose que le pigeon, mon père, qui prend la forme de mon haleine pour se répandre en vous. Maintenant, les péchés seront remis à qui vous les remettrez, et retenus à qui vous les retiendrez. Vous pourrez chasser les démons ; vous parlerez toutes sortes de langues, sans les avoir jamais apprises ; vous prendrez les serpents dans la main, sans en être piqués ; enfin, si quelqu’un s’avise de vous donner un bouillon de onze heures, ce sera comme si vous buviez une tasse de lait sortant de la vache.

Nul n’est besoin de dire combien les apôtres furent flattés de cette avalanche de dons précieux. Cette fois, ils furent bien obligés de convenir que Jésus était réellement ressuscité et qu’il avait, par conséquent, tenu sa promesse.

La Magdeleine, prenant sa revanche, critiqua les disciples de son bien-aimé, qui n’avaient pas voulu croire à ce qu’elle avait dit. Elle fut d’une ironie cruelle ; c’était du reste son droit.

— Vous imagineriez-vous, Seigneur, disait-elle, qu’ils m’ont traitée de folle, lorsque je leur ai raconté votre apparition en jardinier ?

— Cela ne m’étonne pas ; ils n’ont pas pour quatre sous de foi ; si l’on ne se met pas en frais de prodiges extraordinaires, ils ne croient à rien.

— Maître, pardonnez-nous, répliquaient les apôtres honteux ; et vous, Magdeleine, ne nous en veuillez plus.

Finalement, la Magdeleine, qui n’était pas une mauvaise fille, consentit à ne plus les accabler des traits de sa raillerie, et Jésus les quitta, en leur recommandant en termes amicaux, de jamais plus s’étonner de n’importe quoi.

Un seul apôtre, au dire de l’évangéliste Jean, était absent quand Jésus se paya le luxe d’une apparition en plein cénacle.

C’était Thomas.

Lorsque les camarades vinrent lui dire :

— Tu as eu joliment tort de t’absenter l’autre jour ; le patron a déjeuné avec nous, il est vivant, Magdeleine avait raison.

Il répondit par sa rengaine :

— Tant que je n’y mettrai pas le doigt, je considérerai vos affirmations comme de joyeuses fumisteries.

Maître Thomas se montra si têtu qu’on renonça à le convaincre.

Thomas avait besoin d’une nouvelle apparition.

Elle ne se fit point trop attendre.

À quelques jours de là, la sainte compagnie se trouvait assemblée au lieu ordinaire de ses séances. Elle était au grand complet. L’incrédule obstiné était présent.

Bing ! le mur s’entr’ouvre, comme la fois précédente.

Jésus jaillit de la pierre entre-bâillée.

— Ah ! ah ! ami Thomas, tu refuses de croire à ma résurrection. Tu désires introduire tes pattes dans mes plaies béantes ; vas-y, mon vieux, ne te gêne pas, constate que c’est bien moi.

Thomas écarquille ses yeux.

— C’est peut-être un truc des camarades, pense-t-il. Et, sans la moindre vergogne, il réclame le droit de palper.

Il palpe.

Il enfonce ses doigts dans les chairs de son Sauveur, et, quand il est bien certain qu’il n’a pas rêvé, il se jette aux genoux du fils du pigeon en s’écriant :

— Je n’ai plus aucun doute, j’ai bien affaire à Jésus, mon sauveur. Ça y est, je crois !

Jésus, alors, le releva.

— Thomas, murmura-t-il d’un ton sévère, tu n’as pas cru tant que tu n’as pas eu mis le doigt. Bienheureux ceux qui croiront sans avoir vérifié ! (Marc, XVI, 12-14 ; Luc, XXIV, 13-43 ; Jean, XX ; 19-31.)


  1. C’est ainsi que l’Évangile nomme l’endroit où avait eu lieu le banquet du jeudi, salle où les apôtres se réunissaient depuis la mort de leur chef.
  2. Encore ici une contradiction flagrante des évangiles.

    Selon Marc et Luc, les apôtres étaient au complet, et Thomas, présent à l’apparition faite par Jésus au moment les deux disciples d’Emmaüs racontaient leur aventure, n’a jamais témoigné cette incrédulité spéciale dont on lui a fait une réputation. Selon Jean, l’apparition aux disciples d’Emmaüs n’existe pas, Jésus, après s’être montré en jardinier à la Magdeleine, est immédiatement venu auprès de ses apôtres, qui s’étaient barricadés dans le cénacle par crainte des Juifs ; seulement, Thomas étant absent, ne crut pas au récit de ses collègues, et ne vit Jésus que huit jours après. Selon Matthieu, Jésus, lors de son apparition à la Magdeleine, la pria de donner rendez-vous aux apôtres en Galilée, sur une montagne, et c’est , et non au cénacle de Jérusalem qu’il leur apparut une seule et unique fois, sans jamais se montrer à d’autres disciples, pas plus à Emmaüs qu’ailleurs.