La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LXV

P. Fort (p. 336-341).

CHAPITRE LXV

CONSOMMATUM EST !

Zélés fidèles, âmes ferventes, brebis eucharistiques, voici le moment de sangloter. Oui, le doux agneau qui s’est offert pour effacer à tout jamais cet horrible péché originel causé par la pomme de l’Éden, ce fils d’un pigeon blanc et d’une vierge est accroché à sa potence ; il commence à sortir de sa torpeur, et il se fait des réflexions plus amères que le contenu du calice de Gethsémani.

Il se dit que le vieux Sabaoth, qui est aussi son père (on ne sait pas comment, par exemple), lui a peut-être joué le tour de le laisser se faire pendre à une croix, sans que ce sacrifice aboutisse au moindre résultat.

Raisonnons un instant avec le seigneur Jésus.

Il s’agit, n’est-ce pas ? d’une tache qui noircit notre âme et que nous apportons tous en naissant. Avant le crucifiement du Christ, les hommes, ayant l’âme noire dès le sortir des entrailles maternelles, étaient condamnés à ne pouvoir entrer dans le ciel. V’lan ! le Verbe se fait chair, s’offre le luxe d’une pendaison au Calvaire, et, dès lors, le péché originel disparaît de l’humanité ; pas plus de tache sur les âmes des bébés que si Adam et Ève n’avaient jamais croqué la pomme. — Voilà du moins ce que vous vous dites, vous autres, lecteurs impies. — Eh bien, ce n’est pas cela du tout. L’humanité n’est pas plus avancée après la croix qu’avant ; la tache originelle subsiste sur les âmes des bébés, tout comme si le Christ ne s’était pas fait pendre.

En effet, que nous enseigne le catéchisme ?

Que sans le baptême nous ne pouvons pas entrer au ciel. — C’est donc le baptême, invention de Jean-Baptiste rééditée par Jésus, qui efface la fameuse tache noire.

À cette objection, les curés répondent :

— Oui ; mais, si l’agneau n’avait pas été pendu et cloué à une croix, le baptême n’aurait aucune efficacité.

Très bien, monsieur l’abbé ; mais alors, ne venez plus nous conter, d’autre part, que Jésus est mort pour l’humanité tout entière. La réalité, — d’après votre légende, s’entend, — est qu’il s’est fait crucifier uniquement et exclusivement pour les particuliers qui auront la chance de rencontrer dans leur existence quelqu’un qui leur versera de l’eau sur le front.

Si bien qu’un malheureux moutard, qui naîtra et mourra aussitôt, sans que personne ait eu le temps de le baptiser, sera privé pour l’éternité des voluptés paradisiaques ; pour ce pauvre bébé, ce sera comme si le sang de l’agneau n’avait jamais coulé. Et vous dites que le père Sabaoth est un dieu juste ? — Que voilà un vilain mensonge, monsieur le curé !

La mort sur le Calvaire était une blague ; et resurrexit ! (chap. LXVII).
La mort sur le Calvaire était une blague ; et resurrexit ! (chap. LXVII).
La mort sur le Calvaire était une blague ; et resurrexit ! (chap. lxvii).
 

Pas moyen de sortir du cercle où vous enferme la logique. Si Jésus était réellement une bonne pâte de bon dieu, il a dû, du haut de sa croix, envoyer son père Sabaoth à tous les diables et lui en vouloir de ce que son sacrifice ne profitait qu’à une infime partie de l’humanité. Le crucifiement, somme toute, était une atroce mystification dont Monsieur Dieu fils a été victime de la part de Monsieur Dieu père.

Toutefois, l’Oint ne se préoccupa pas seulement des résultats de son sacrifice.

Il regarda les soldats qui, à ses pieds, se partageaient ses vêtements. Ils coupèrent son manteau en quatre, et ils tirèrent au sort sa tunique qui était sans couture et faite d’un seul tissu du haut jusques en bas. C’est cette merveilleuse tunique, qui était l’œuvre de Marie, et dont Jésus se servait depuis sa naissance : elle avait grandi avec lui. Il paraît que le soldat qui la gagna à la loterie du Calvaire, la transmit à sa mort à’quelque pieux fidèle ; car, de l’un à l’autre, elle est venue jusqu’à un curé d’Argenteuil, qui en a fait le grand objet de curiosité de son église[1].

Assistant au spectacle du partage de ses habits et réveillé par la douleur aiguë de ses trous aux mains (la nature divine ne fonctionnait pas), il dit, dans ce quart d’heure de lucidité :

— Pardonnez-leur, mon père ; car ils ne savent pas ce qu’ils font !

Mais les soldats et les gens du peuple, dont les cœurs étaient décidément durs comme de la pierre, se moquaient du crucifié et de ses prières.

— Eh ! dis donc, lui criaient-ils, toi qui détruis le Temple et qui le rebâtis en trois jours, voilà une belle occasion pour faire un miracle ; décroche-toi de ta potence pour nous épater !

Quelques-uns ajoutaient :

— Il prétend sauver les autres, et il ne peut se sauver lui-même.

Et d’autres :

— À propos, ne nous chantait-il pas qu’il est le fils de Dieu ? Pourquoi alors son Père céleste ne le délivre-t-il pas ?

Jésus, qui avait ses raisons pour rester sur la croix, se gardait bien d’en descendre.

Les deux filous, qui étaient crucifiés à ses côtés, l’interpellèrent à leur tour.

Ici encore les évangélistes ne sont pas d’accord.

Matthieu (XXVII, 44). — « Les voleurs, qui étaient crucifiés avec lui, lui faisaient aussi les mêmes reproches. »

Marc (XV, 32). — « Et ceux qui avaient été crucifiés avec lui l’outrageaient aussi de leurs paroles. »

Jean passe complètement sous silence cet incident des insultes des voleurs.

Quant à Luc (XXIII, 39-43), il dit : « Or, l’un de ces voleurs, qui étaient crucifiés avec lui, le blasphémait en disant : Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même, et nous avec toi. — Mais l’autre, le reprenant, lui disait : N’avez-vous donc point de crainte de Dieu, vous qui vous trouvez condamné au même supplice ? Encore pour nous, c’est avec justice, puisque nous souffrons la peine que nos crimes ont méritée ; mais celui-ci n’a fait aucun mal. — Et il disait à Jésus : Seigneur, souvenez-vous de moi quand vous serez arrivé dans votre royaume. — Et Jésus lui répondit : — Je vous le dis en vérité, vous serez aujourd’hui avec moi dans le paradis. »

Les cinq versets de l’évangile de Luc ont servi à créer la légende du bon larron. Les commentateurs catholiques, à force de creuser leur cervelle, ont imaginé que ce pieux voleur se nommait Dimas, et que c’était le même Dimas qui donna l’hospitalité à Marie, Jésus et Joseph, lors de la fuite en Égypte. Comme on se rencontre, tout de même, dans la vie !

D’après l’Église, ce fut donc un voleur qui entra le premier au ciel. Il est vrai que plus tard Dimas y fit venir tous les assassins qui eurent la bonne fortune de se confesser avant de monter sur l’échafaud.

Que se passa-t-il après cela ?

Ici encore, j’éprouve le besoin de citer successivement les quatre évangélistes, pour bien démontrer que, tout en étant tous les quatre inspirés par le Saint-Esprit, ils s’entendent de moins en moins.

Matthieu (XXVII, 45-50). — « Or, depuis la sixième heure du jour, jusqu’à la neuvième, toute la terre fut couverte de ténèbres. » — Et sur la neuvième heure, Jésus jeta un grand cri, en disant : Éli, Éli, lamma, sabacthani ! c’est-à-dire : mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? — Quelques-uns de ceux qui étaient présents, l’ayant entendu crier de la sorte, disaient : Il appelle Élie. — Et aussitôt l’un d’eux courut remplir une éponge de vinaigre, et l’ayant mise au bout d’un roseau, il lui présenta à boire. — Les autres disaient : Attendez, voyons si Élie viendra le délivrer. — Mais Jésus, jetant encore un grand cri, rendit l’esprit. »

Marc (XV, 33-37) donne une version à peu près semblable à celle de Matthieu.

Selon Luc (XXIII, 43-45), la mauvaise farce de l’éponge imbibée de vinaigre a été faite bien avant les moqueries des voleurs. Quant aux dernières paroles du Christ, elles ne sont pas : « Éli, Éli, lamma sabacthani ! » mais tout simplement : « Mon père, je remets mon âme entre vos mains. »

Arrivons à Jean. C’est surtout cet évangéliste qui n’est pas d’accord avec ses collègues. Il nous dit à brûle-pourpoint qu’il y avait au pied de la croix, venues là on ne sait comment, Marie, mère de Jésus, Marie, femme de Cléophas, Marie, la Magdeleine (ce qui fait trois Marie), et le disciple bien-aimé, c’est-à-dire lui-même Jean. Les trois autres évangélistes affirment, contrairement, que ces femmes se tenaient loin de la croix, sur le Golgotha. Donc, le disciple bien-aimé, qui avait joué des jambes comme les autres apôtres, lors de l’arrivée de la troupe au jardin des Oliviers, se retrouva tout à coup sur le lieu au supplice. Jésus lui dit en lui montrant sa mère : Jean, voilà votre mère. Et il dit à Marie, en lui montrant Jean : Femme, voilà votre fils. Et depuis cette heure-là, ajoute l’évangéliste, le disciple bien-aimé prit la mère de Jésus chez lui. « Chez lui » est un pur chef-d’œuvre ; on sait que les apôtres étaient constamment en état de vagabondage. Après quoi, Jésus cria : J’ai soif. Ce fut seulement alors, selon Jean, sur la demande du crucifié, que les soldats lui passèrent le vinaigre, et il le but. Mais il n’adressa aucun reproche à son père et ne dit nullement : Éli, Éli, lamma sabacthani. Tout au contraire, il montra une très grande résignation, baissa la tête en murmurant : Tout est accompli, consommatum est, et rendit l’esprit. Enfin, ce que Marc, Luc et Matthieu ignorent complètement, et ce que Jean seul sait, c’est que, lorsque Jésus eut rendu le dernier soupir, un soldat donna un coup de lance dans le flanc du défunt et qu’il en sortit du sang et de l’eau ; quant aux deux filous, on leur cassa les jambes (Jean, XIX, 25-37).

Alors, il s’accomplit des choses étonnantes.

Le voile du temple fut tellement impressionné par la mort de Jésus, qu’il suivit l’exemple de la culotte de Caïphe : il se déchira en deux, du haut en bas ; seulement, lui, il se déchira tout seul.

La terre, de son côté, perdit la boule. Elle eut un tremblement nerveux et se secoua pendant un temps que l’Évangile ne précise pas, mais qui dut être fort long. Elle s’entr’ouvrit même en plusieurs endroits ; le Golgotha, notamment, bâilla comme une huître au soleil, et le crâne d’Adam, qui y était enterré, ainsi que nous l’avons dit, dégringola au fond des abîmes. C’est pour ce motif qu’on n’a jamais pu l’en retirer.

Les sépulcres, qui couvraient le monde, soulevèrent d’eux-mêmes les pierres qui les recouvraient, et les morts mirent le nez à la fenêtre.

Il y eut, affirment les théologiens, une résurrection générale. Les cadavres, heureux d’être enfin sortis de leurs tombeaux, se promenèrent gaiement par les rues. Les cafés et les restaurants, ce jour-là, ne suffirent pas aux consommateurs. La population de la terre s’accrut brusquement de tous les bonshommes qui depuis des milliers d’années, avaient passé l’arme à gauche.

Je n’invente rien. C’est écrit dans saint Matthieu, c’est parole d’évangile : « Sortant de leurs tombeaux, après leur résurrection, ils vinrent dans la ville sainte, et furent vus de plusieurs personnes. »

Je te crois, Matthieu ! un spectacle comme celui-là n’était pas fait pour passer inaperçu.

Le chef des militaires qui gardaient Jésus, sentant que la terre se livrait à une polka désordonnée, s’accrocha tant bien que mal aux rochers vacillants et s’écria :

— Sapristi ! sapristi ! sapristi ! cet homme était vraiment le fils de Dieu !

Il dut ajouter (l’Évangile a oublié la conclusion de sa réflexion) :

— Quel dommage tout de même qu’il soit mort !

Quant aux princes des prêtres, pharisiens, scribes, ingrats malades guéris par Jésus, et autres, ils comprirent aussi parfaitement à qui ils avaient eu affaire. Il n’est pas possible, en effet, que ce bouleversement général de la nature n’ait pas été pour eux une probante démonstration de la divinité de leur victime.

Seulement, à cette époque, les humains étaient à tel point canailles, qu’ils s’entendirent tous pour ne jamais souffler mot de cet événement extraordinaire. Pas même les ressuscités n’eurent la reconnaissance de leur résurrection : les célébrités de tout genre, à qui la mort du Christ avait rendu la vie, s’arrangèrent pour ne jamais faire parler d’eux durant leur seconde existence ; ainsi, l’on n’a pas ouï dire qu’Alexandre-le-Grand ait profité de cette occasion mirifique pour lever des armées et entreprendre de nouvelles conquêtes ; quant à Jules César et à Auguste, ils durent, évidemment, passer leur nouvelle vie en paisibles bourgeois, retirés à la campagne, puisque ni l’un ni l’autre ne vint dire à leur successeur Tibère, qui régnait alors : « Ôte-toi de là, que je m’y remette ! » Ce fut un complot général de silence, entre tous les ressuscités du globe ; un miracle de discrétion, après tous les autres miracles.

C’est pour cela, sans doute, qu’à part l’Évangile, il n’est pas un seul livre du temps qui fasse la moindre allusion à ce prodige sans pareil.


  1. Cette relique prétendue est effectivement à l’église d’Argenteuil, près Paris, ce qui n’empêche pas la cathédrale de Cologne de la posséder aussi.