La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LXIV

P. Fort (p. 331-335).

CHAPITRE LXIV

LE CALVAIRE

Nous voici en route pour le lieu du supplice. L’Évangile en main, nous suivrons l’homme aux deux natures, afin de savoir s’il mourra courageusement, comme il convient à un héros.

D’abord, où le conduisait-on au sortir du prétoire de Pilate ?

Les licteurs romains sont mêlés aux gardes du Temple ; la population, ayant à sa tête les princes des prêtres, les scribes, les pharisiens, accompagne ces militaires. On se rend premièrement à la prison de Jérusalem. Là, on enlève à Jésus son manteau rouge et sa robe d’aliéné, et on lui restitue ses vêtements. Par la même occasion, les exécuteurs de la loi adjoignent au Christ deux filous que la justice a également condamnés à mort, mais dont l’Évangile oublie de raconter le jugement.

Le cortège, ainsi complété, se remet en marche et se dirige vers une colline située en dehors de la ville ; c’est là le lieu ordinaire des exécutions. Cette colline s’appelle Golgotha ou Calvaire : mots qui veulent dire « crâne ». Ce nom vient de ce que le monticule se termine par un immense roc dénudé ressemblant de loin à un crâne. Les commentateurs catholiques, qui ont la rage de fourrer du merveilleux partout, prétendent que, si la colline où fut pendu Jésus s’appelle Calvaire, c’est parce qu’à l’intérieur se trouve le crâne d’Adam. Notez que jamais personne n’a déterré un objet semblable. Je vous dirai plus loin comment les curés expliquent qu’on n’ait jamais pu remettre la main sur ce crâne célèbre, bien qu’ils donnent leur parole d’honneur qu’il est enfoui réellement sous le Golgotha.

Donc, le cortège traversa la ville. Sur son passage, l’infortuné fils du pigeon était partout l’objet de la risée publique. À chaque coin de rue, il rencontrait quelque ancien aveugle à qui il avait rendu la vue, quelque cul-de-jatte qu’il avait remis sur pied ; il aurait pu s’attendre à voir ces gens, ses obligés, se jeter sur les soldats de l’escorte et délivrer leur bienfaiteur. Il avait tant accompli de miracles dans sa vie que les miraculés présents au moment de sa passion auraient pu faire mordre la poussière à tous ses ennemis.

Mais non ! tous ces sans-cœur riaient de la piteuse figure de celui qui les avait guéris. Pas un qui songeât à lui venir en aide !

Le péché de la pomme s’expiait de la belle façon. Ce furent les soldats qui, les premiers, eurent pitié du condamné.

À la prison, était le dépôt général des croix qui servaient aux supplices. La coutume voulait que le condamné portât sa potence depuis sa prison jusqu’au lieu de l’exécution. Les deux filous portaient gaillardement leur croix sur l’épaule. Quant à Jésus, il trouvait que c’était lourd ; et puis, elle lui raclait le dos ; la malechance lui avait fait échoir en partage une croix très mal rabotée.

On sait qu’il se connaissait en charpente ; il souffrait doublement, et du poids de l’objet, et de sa fabrication dont, en homme du métier, il constatait tous les défauts.

En outre, il ne faut pas oublier que, depuis le Jardin des Oliviers, où l’ange l’avait contraint à avaler le calice d’amertume, notre Oint était dans un état d’affaissement presque complet. C’est à Gethsémani, disent les livres appelés saints, que commença son agonie. Ayant peine à se tenir sur ses jambes, tant il laissait la nature humaine dominer la nature divine, il succombait sous le fardeau de la croix. Quand on fut aux portes de la ville, il défaillit tout de bon.

Les soldats, alors, tinrent conseil entre eux et dirent :

— Ce pauvre diable a son compte. Ce serait cruauté que vouloir lui laisser trimballer plus longtemps son poteau.

Et ils jetèrent les yeux sur les gens de la foule.

Justement, il y avait là un robuste gaillard qui s’était croisé avec le cortège et le regardait passer.

— Comment te nommes-tu, l’homme ? lui demanda-t-on.

— Simon.

— Eh bien, Simon, tu vas porter la croix à la place du condamné.

Ce Simon, qui était de Cyrène, ne trouva pas la proposition à son goût. Il se rebiffa.

— Portez vous-mêmes la potence, dit-il ; je n’en ai que faire !…

Mais les soldats le contraignirent à cette besogne, et Simon, tout en maugréant, chargé de la pièce de charpente, suivit Jésus.

Par parenthèse, je me demande pourquoi les curés ne parlent de Simon le Cyrénéen qu’avec les plus grands éloges ; ils le représentent comme un ami dévoué du Christ ; ils en font quasiment un saint. Cependant l’Évangile est formel : « les soldats le contraignirent », disent saint Matthieu et les autres.

Cet infortuné créateur du ciel et de la terre était tellement abattu, que les gardes durent le porter (Marc, XV, 22) jusqu’au Calvaire.

En route, il rencontra une bande de femmes qui, voyant son piteux état, se mirent à pleurer. Cet incident n’est rapporté que par saint Luc. D’après les trois autres évangélistes, au contraire, pas une voix ne s’éleva de la foule, durant tout le trajet, pour compatir aux souffrances de l’Oint.

Donc, s’il faut en croire saint Luc, quelques femmes versèrent des larmes ; mais Jésus, retrouvant tout à coup la parole, se tourna vers elles et leur dit :

— Ne pleurez pas sur moi, filles de Jérusalem ; mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. Dans peu de temps, en effet, tout le monde dira : Heureuses les femmes stériles ! heureuses les entrailles qui n’ont pas enfanté ! heureuses les mamelles qui n’ont pas nourri ! Dans peu de temps, les hommes crieront aux montagnes : Tombez sur nous ! et aux collines : Couvrez-nous ! Et la raison de cela est que, puisque les hommes traitent ainsi le bois vert, on est en droit de se demander : Que sera-t-il fait au bois sec ? (Textuel.)

À cette anecdote de l’évangile de Luc, l’Église a ajouté une autre légende, qui ne se trouve nulle part dans les textes dits sacrés, lesquels sont déjà passablement apocryphes.

Les prêtres racontent la scène suivante :

Une des femmes qui pleuraient se nommait Véronique. Elle remarqua que Jésus était tout en sueur, et, craignant sans doute qu’il prît mal, elle s’approcha de lui et lui placarda sur la figure son mouchoir, histoire de lui essuyer le visage.

Ô miracle ! l’empreinte des traits de Jésus resta sur le mouchoir. Ce fut comme une photographie instantanée qui reproduisit, même avec couleurs, la binette du condamné.

Et remarquez comme les soldats, comme le peuple juif étaient coupables. Ce prodige ne leur fit pas comprendre que leur victime était réellement un dieu. Ah ! quand le parti-pris s’en mêle, il n’a plus de limites. Les pires sourds sont ceux qui ne veulent pas entendre, les pires aveugles sont ceux qui ne veulent pas voir.

Le mouchoir de Véronique ne s’est pas perdu, comme bien l’on pense. Il a eu beau passer par mille lessives, jamais l’empreinte des traits de Jésus ne s’est effacée. Les prêtres de Rome possèdent à cette heure encore cette précieuse relique : elle figure dans le trésor de l’église Saint-Pierre, et l’on n’est admis à la contempler qu’après avoir convenablement graissé la patte aux sacristains du pape.

Les esprits forts, qui ont fait leurs études de grec, disent que la bonne femme répondant au nom de Véronique, et canonisée en l’honneur de sa belle action, pourrait bien n’avoir jamais existé, vu que l’étymologie du mot Véronique est vera-iconicon, dont la signification « vraie-image » s’applique plutôt au mouchoir de l’église Saint-Pierre qu’à une personne en chair et en os. Mais alors, s’il n’y a que le mouchoir qui soit « véronique », adieu la légende de la bonne femme !

Enfin, que le visage de Jésus ait été essuyé ou non avec un mouchoir, le cortège des trois condamnés atteignit le sommet du Golgotha.

Le Christ, à ce moment-là, était dans la prostration la plus évidente. Les soldats mêlèrent à la hâte du vin et de la myrrhe et offrirent ce breuvage au fils du pigeon. Comme goût, cela ne valait pas le moindre de nos crûs de Bourgogne, mais c’était réconfortant. En présentant le verre à Jésus, les soldats obéissaient à une pensée charitable. L’effet de la myrrhe consistait à répandre dans le corps une exaltation factice qui rendait le condamné moins sensible à la douleur.

Jésus ne voulut pas tremper ses lèvres dans la coupe qu’on lui tendait.

On l’assit donc par terre, et l’on procéda aux apprêts de l’exécution. D’abord, on fit dans le sol un trou pour chacune des trois croix ; on dressa ensuite les échelles ; après quoi, l’on coucha chaque condamné sur son poteau respectif, et on le cloua par les mains et par les pieds. Les deux filous, qui avaient toute leur connaissance, durent souffrir infiniment plus que Jésus. Mais n’importe ! même en admettant que de temps à autre le Christ ait appelé à son secours sa nature divine pour se procurer un peu de répit, il faut reconnaître que le crucifiement était une expiation par trop démesurée d’une pomme, qu’un autre que lui était coupable d’avoir mangée.

Suivant les auteurs de l’époque, dont le philologue belge Lipsius a reproduit de nombreux extraits dans son livre Traité sur la croix et le crucifiement, voici comment se pratiquait l’opération :

Le condamné était dépouillé de ses habits. On le faisait asseoir sur une sorte d’escabeau fixé au milieu de la croix ; cette pièce de bois, qui passait entre les jambes du patient, était assez forte pour le soutenir et empêcher les mains clouées de se déchirer par le poids du corps. On obligeait le condamné à étendre les bras et on fixait d’abord les mains dont le fer traversait la paume ou les poignets. Quant aux pieds, on les clouait sur un autre support qui se trouvait à quelque distance de l’escabeau. Alors, on plaçait le pied de la croix dans le trou ménagé en terre à cet effet ; on la relevait au moyen d’échelles, et on la calait solidement dans le sol.

On voit, d’après cette description, que je garantis très fidèle et qui est du reste mentionnée telle quelle dans les plus anciens pères de l’Église, que la croix mise à la mode chez les chrétiens ne ressemble pas absolument à celles dont on se servait à l’époque où les prêtres font vivre et mourir Jésus.

Le dieu infortuné et les deux filous, ses compagnons, eurent donc à subir cette désagréable opération. Les soldats romains, obéissant aux ordres de Pilate, ornèrent la croix d’une inscription qui fut placée au-dessus de la tête de Jésus. C’est ici encore que nos bons blagueurs d’évangélistes ne s’accordent pas.

Matthieu (XXVII, 37). — « Ils mirent aussi au-dessus de sa tête le sujet de sa condamnation écrit en ces termes : C’est Jésus, le Roi des Juifs. »

Marc (XV, 26). — « Et la cause de sa condamnation était marquée par cette inscription : Le Roi des Juifs. »

Luc (XXIII, 38). — « Il y avait aussi au-dessus de lui une inscription en grec, en latin et en hébreu, où était écrit : Celui-ci est le Roi des Juifs. »

Jean (XIX, 19). — « Pilate fit aussi une inscription qu’il fit mettre au bas de la croix, où étaient inscrits ces mots : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. »

Pour des gens qui se piquent de précision, messieurs les évangélistes se contredisent encore une fois de la jolie manière. Aussi, nos curés ne mettent sur leur crucifix aucune des quatre inscriptions fantaisistes de l’Évangile. Ils se contentent d’y faire figurer les initiales suivantes : I. N. R. I., ce qui a souvent plongé dans l’erreur les vieilles dévotes, en leur donnant à croire que Jésus s’appelait aussi Inri, et ce qui veut dire tout simplement : Iesus Nazarenus Rex Iudæorum.

Il ressort du récit de Jean que c’est Pilate lui-même qui fit l’écriteau. Le gouverneur avait donc des talents calligraphiques, et il faut même croire qu’il tenait assez à ses effets de plume.

Selon l’évangéliste bien-aimé, les princes des prêtres se formalisèrent de la teneur de l’inscription. Ils vinrent trouver Pilate et lui dirent :

— Vous avez mis sur l’écriteau, en parlant de Jésus : Roi des Juifs… Si cela vous était égal, vous seriez bien aimable de faire une légère correction à votre libellé, et de mettre : Jésus, qui s’est dit Roi des Juifs.

— Dieu ! que vous êtes tatillons ! fit Pilate haussant les épaules.

— Ce n’est qu’une nuance, nous le reconnaissons ; mais elle a sa valeur à nos yeux.

— Ma foi, repartit Pilate, je le regrette vivement ; mais vous arrivez trop tard ; ce qui est écrit est écrit.

(Matthieu, XXVII, 32-38 ; Marc, XV, 21-28 ; Luc, XXIII, 26-38 ; Jean, XIX, 17-22.)