La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LI

P. Fort (p. 258-264).

CHAPITRE LI

QUELQU’UN QUI MEURT BIEN À PROPOS

Béthanie — j’ai oublié de le dire — était assez près de Jérusalem.

Jésus n’abusa pas de l’hospitalité du Lazare no 1, celui qui avait pour sœurs Magdeleine et Marthe ; mais, dans sa tournée en Pérée, il continua à entretenir des rapports par correspondance avec cette famille amie.

Or, tandis que le fils du pigeon vagabondait de village en village, débitant partout les anecdotes saugrenues que je viens de transcrire, il reçut un matin la visite d’un messager, porteur d’une simple lettre ainsi conçue :

« À Monsieur Jésus-Christ,
« en Pérée.
« Faire suivre.
« Seigneur, celui que vous aimez est malade.
« Marthe et Marie. »

Jésus froissa la missive et répondit au messager :

— Peuh ! elles ont tort de s’inquiéter. On ne meurt pas de toutes les maladies. Lazare en réchappera, bien sûr.

Le messager repartit porter aux deux bichettes chéries la réponse de leur seigneur.

Cette réponse ne les rassura pas le moins du monde, vu que Lazare était atteint très sérieusement. Son état empirait d’heure en heure. Marthe et Marie Magdeleine étaient aux cent coups et trouvaient que Jésus le prenait bien à son aise.

Il était donc devenu indifférent, le grand châtain-clair ?

Oh ! que nenni ! — Le fils du pigeon savait parfaitement à quoi s’en tenir sur l’état de son ami Lazare ; mais il tenait à ne pas le secourir dans sa maladie, on verra tout à l’heure pourquoi.

Durant deux jours, il eut l’air d’oublier totalement le message des deux sœurs. Pendant ce temps, Lazare tourna de l’œil. Voilà Marthe et Marie au désespoir. On empoigne mon trépassé, on le lave avec des essences, on le ficelle solidement au moyen de bandelettes parfumées, on commande les billets de faire part.

Comme Lazare occupait une haute position parmi les Juifs, on lui fit un enterrement de première classe. Il y eut beaucoup de monde à ses obsèques. On le mit dans une superbe grotte funéraire, qui était le caveau de la famille. Pendant trois jours, on se livra à des lamentations réglées au tarif le plus élevé ; Magdeleine avait décidé que, sur le chapitre des larmes, on ne regarderait pas à la dépense ; il y eut donc des pleurs bien conditionnés.

Marthe et Marie, elles-mêmes, se joignirent au chœur des pleureuses et versèrent consciencieusement de vrais déluges de sanglots. Il est vrai qu’elles étaient sincères, aimant leur frère à l’adoration.

La Magdeleine, surtout, cherchait à ne pas croire à ce trépas si brusque.

Ce cher Lazare ! s’écriait-elle ; il y a huit jours, il était solide comme un château-fort, et le voilà aujourd’hui dans la tombe… Non, il n’est pas possible qu’il soit mort !

Et elle exigea que l’on rouvrît le tombeau. On découvrit le visage de Lazare. Il était tout ce qu’on pouvait souhaiter de plus défunt. On replaça la pierre à l’entrée du tombeau ; on la scella définitivement. Les amis de la famille avaient bien constaté que le frère de Marthe et Marie n’avait pas volé ses funérailles.

Mais, au moment précis où Lazare passa l’arme à gauche, Jésus, à qui rien ne peut être caché, reçut, par son père le pigeon, sans doute, communication de l’événement. Il dit tout à coup à ses disciples :

— Retournons en Judée.

— En Judée ! clamèrent les autres ; mais vous n’y pensez pas ?… Vous venez à peine d’échapper à la colère de vos ennemis, et vous voulez retourner à Jérusalem !… Allons donc !… Auriez-vous déjà oublié que vous avez failli être lapidé !… Saperlotte ! c’est alors que vous avez la mémoire courte !

— N’importe, repartit Jésus. Allons en Judée, sinon à Jérusalem, du moins à Béthanie.

— La Magdeleine vous manque, hein ? dit familièrement un apôtre, qui croyait avoir deviné le motif de cette envie subite d’un retour en Judée.

— Non, mon ami. Il n’est pas question de la Magdeleine dans mon esprit. Je pense à mon frère Lazare qui dort, et je désirerais bien aller le réveiller de son sommeil.

— Tiens, au fait, fit quelqu’un ; on vous a écrit il y a deux jours que Lazare était malade. Si à présent il dort, c’est bon signe ; il sera sauvé.

L’apôtre qui s’exprimait ainsi croyait que l’Oint, en parlant du sommeil de Lazare, faisait allusion à l’assoupissement qui, dans certaines maladies, est un indice de guérison.

Jésus rectifia cette erreur.

— Quand je vous dis que Lazare dort, c’est qu’il a défuncté.

— Lazare est mort ?

— Oui, mes amis.

— Mais alors ?

— Alors, j’en suis charmé.

— Ah bah !

— J’en suis charmé, parce que cela me donnera occasion de le ressusciter. Et, quand je l’aurai ressuscité, vous serez bien forcés, tous tant que vous êtes, de reconnaître que je peux tout. Mais, assez causé : allons vers lui.

Les apôtres hésitaient encore. Thomas, qui ne manquait pas de courage, réchauffa leur zèle.

— Allons, dit-il généreusement, et mourons avec notre chef !

La sainte troupe se mit en marche. Lorsqu’ils arrivèrent à Béthanie, il y avait déjà quatre jours que Lazare était dans le sépulcre. De nombreux amis de la famille s’occupaient à consoler les deux sœurs.

Sitôt que Marthe apprit que Jésus était à Béthanie, elle courut au devant de lui, tandis que Magdeleine restait à la maison. Et Marthe dit à Jésus :

— Ah ! Seigneur, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?… Quand, ma sœur et moi, nous vous avons fait prévenir, il était encore temps de sauver Lazare… Si vous étiez venu, il serait certainement vivant à cette heure ; vous l’auriez guéri.

— Eh bien, qu’est-ce que cela fait que Lazare soit mort ?… Il ressuscitera !

— Hélas ! c’est là la consolation que l’on me répète depuis quatre jours… Il ressuscitera à la fin du monde… Tous nos amis de Jérusalem me répètent cela…

— Ce que je vous dis, Marthe, n’est pas la même chose. Je suis, à moi tout seul, la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, quand il sera mort, revivra. Croyez-vous en moi, Marthe ?

— Certainement, Seigneur. Je crois que vous êtes le Christ, le fils du père Sabaoth. Là, êtes-vous content ?

— Oui, Marthe. Or donc, ne pleurez plus ; je vais vous rendre la joie.

Marthe songea à Marie qui était demeurée au logis. Elle retourna en toute hâte auprès d’elle.

— Marie, Marie, dit-elle, le Maître est venu, et il vous demande.

Elle avait eu soin de lui glisser ces mots dans le tuyau de l’oreille, de façon à ce que les amis de la famille qui étaient là ne l’entendissent point.

La Magdeleine, apprenant que son bien-aimé se trouvait à deux pas, se leva précipitamment et sortit.

— Où va-t-elle ? se demandaient les amis de la famille.

— Elle va pleurer sur la tombe de Lazare.

Et ils la suivirent, dans l’intention de pleurer avec elle, pour lui rendre ses larmes moins amères.

Quand Magdeleine aperçut Jésus, elle se jeta à ses pieds et recommença l’antienne de Marthe :

— Ah ! Seigneur, si vous étiez venu il y a quelques jours, Lazare ne serait pas mort !…

Elle n’ajouta rien de plus. Un torrent s’échappa de ses yeux et parla plus éloquemment que ne l’eût fait un long discours. Cette explosion de douleur fut communicative. Tous les juifs qui avaient suivi Magdeleine, se mirent à pleurer en chœur.

Jésus, lui-même, fut profondément touché, et peu s’en fallut qu’il prît part à cette lamentation générale. Enfin, il se ressouvint à temps qu’il était dieu et qu’il n’avait pas besoin de geindre, puisqu’il allait ressusciter le pauvre mort.

— Où l’avez-vous mis ? interrogea-t-il brusquement.

Alors, de répondre tous :

— Seigneur, donnez-vous seulement la peine de venir avec nous et vous verrez.

Il les suivit. Toutefois, réflexion faite, il se dit qu’il agirait sagement en pleurant comme les autres, et il y alla de sa petite larme. Et les juifs, qui prenaient ses sanglots au sérieux, murmuraient à voix basse :

— C’est égal, il l’aimait bigrement !

Quelques-uns, il est vrai, observèrent ceci, toujours au dire de l’Évangile :

— S’il l’avait aimé tant que ça, il l’aurait d’abord empêché de mourir, lui qui a ouvert les yeux à un aveugle de naissance. Ou bien alors, c’est que ses miracles sont de la blague !

Ce doute chiffonna Jésus. Il pressa le pas.

— Arrivons vite à ce sépulcre, fit-il.

C’était, ai-je dit, une grotte fermée par une lourde pierre.

— Ôtez la pierre, commanda Jésus, quand il fut auprès du monument funèbre.

Marthe s’y opposa.

— Ôter la pierre ? s’écria-t-elle. Merci ! Je suis désolée d’avoir perdu mon frère ; mais mon chagrin ne va pas jusqu’à vouloir sentir son cadavre. Il doit déjà avoir une odeur repoussante.

— Laissez-moi faire, Marthe, repartit Jésus.

Les juifs descellèrent la pierre, et l’Oint, se plaçant sur le seuil du tombeau, cria d’une voix forte :

— Lazare, Lazare, lève-toi !

À cet ordre, le mort se dressa sur son séant. Tous les assistants poussèrent un cri. Lazare remuait et accomplissait des efforts inouïs pour se mettre tout à fait debout ; ce qui n’était pas très commode, vu que ses deux sœurs, en l’entourant de bandelettes, l’avaient ficelé solidement. Enfin, il parvint à se tenir tant bien que mal en équilibre.

À cette vue, tous demeuraient frappés d’épouvante.

— Bougez donc, vous autres, nom d’un chien ! fit Jésus. Aidez mon ami Lazare à sortir de ce sépulcre. Déliez ses bandelettes, sacrebleu ! Sans quoi, il ne pourra jamais s’en aller de ce tombeau.

Il se décidèrent à le délier. On lui prêta des habits ; car une fois qu’il eut été débarrassé de ses bandelettes, Lazare se trouva nu comme un ver, costume qui n’était pas assez décent pour lui permettre de traverser la ville.

Cependant les juifs, revenus de leur premier moment de frayeur, entourèrent l’ex-cadavre avec curiosité. Marthe remerciait Jésus avec attendrissement. La Magdeleine, qui n’avait plus aucun motif de pleurer et qui avait retrouvé sa gaieté des beaux jours, prenait plaisir à turlupiner Lazare.

— Eh ! eh ! disait-elle à son frère, tu pourras raconter plus tard à tes petits-enfants que tu es revenu de loin !… Et comment t’es-tu trouvé pendant les quatre jours de ton trépas ?… Est-ce froid, le sépulcre ?… Voyons, narre-nous tes impressions.

Jésus dut sans doute faire un signe à Lazare ; car il n’est dit nulle part dans l’Évangile que le frère de Marthe et Marie ait dévoilé les secrets de la tombe… Cela est vraiment bien dommage… Lazare, pour toute réponse, se gratta vivement les fesses, vu qu’il ressentait dans tout son corps les démangeaisons produites par les vers qui avaient déjà commencé à le grignoter.

Les juifs le regardaient faire, avec de grands yeux ébahis. L’effroi chez eux avait fait place à l’ahurissement. Dame ! c’est qu’un monsieur qui a été pendant quatre, ou cinq jours à l’état de cadavre, n’est pas un spectacle qui se voit communément.

Quand ils eurent bien regardé le ressuscité, ils s’en allèrent.

Plusieurs, en s’en retournant chez eux, disaient :

— Fichtre, ce Jésus n’est décidément pas le premier venu.

Et ils crurent en lui.

D’autres s’en furent en grande hâte auprès des pharisiens et leur dirent avec des airs mystérieux :

— Il se passe à Béthanie des événements très graves…

— Ah ! diable !…

— Vous savez… Jésus… Jésus de Nazareth ?…

— Oui… Eh bien ?…

— Il a pour maîtresse une certaine Marie de Magdala…

— Parfaitement…

— Cette Marie de Magdala avait… du moins, je veux dire, a un frère… Non, je disais bien, avait un frère… Pourtant, « a un frère » est exact… Ou mieux l’un et l’autre peuvent se dire…

— Qu’est-ce que ce galimatias ?

— Il s’appelait ou il s’appelle Lazare…

— En effet. Tout le monde le connaît, ce Lazare.

— On l’a enterré il y a quatre jours…

— Le bruit en a couru à Jérusalem…

— Mais depuis aujourd’hui il se promène la canne à la main dans les rues de Béthanie, comme s’il n’avait jamais été mort…

— C’est étrange. Et de quel droit n’est-il plus mort ?

— Cela vient de ce que Jésus est venu au sépulcre, et a dit au cadavre : « Lazare, Lazare, lève-toi ! »

— Vous avez vu cela ?

— J’ai fait mieux que voir. J’ai donné un coup de main à ce cadavre récalcitrant qui était entortillé dans ses bandelettes.

— Il faisait le mort et il a fait le ressuscité.

— Pardon, je ne suis pas un crétin. Il sentait parfaitement le cadavre. Il avait une odeur de faisandé très caractéristique. Il était impossible de s’y méprendre.

— Cela va être joliment désagréable pour les personnes qui s’approcheront de lui.

— Oh ! cela passera.

— Et quelle est votre opinion sur ce prodige ?

— C’est que c’est un prodige prodigieux.

— Bigre de bigre !

Les pharisiens étaient très perplexes. Ils répétèrent la nouvelle aux princes des prêtres.

Un grand conseil fut tenu chez le grand-prêtre de l’année, nommé Caïphe.

— La situation est fort épineuse, avança l’un. Si nous laissons cet homme continuer à opérer ses miracles, toute la nation se mettra à sa remorque, les Romains se méfieront d’une insurrection, ils partiront de nouveau en guerre contre nous, et cette fois c’en sera fait de Jérusalem.

— Vous n’y entendez rien, riposta Caïphe ; les Romains nous laisserons tranquilles, si nous prenons les devants…

— Comment ça ?

— En nous défaisant de ce Jésus. Ne vaut-il pas mieux qu’il périsse tout seul, au lieu que la nation tout entière soit passée au fil de l’épée ?

La grande majorité des pharisiens et des princes des prêtres opinèrent dans ce sens. Dès lors, dit l’évangéliste Jean, ayant pris cette résolution, ils ne cherchèrent plus qu’à l’escoffier. Aussi Jésus, dont l’heure (quoique approchant) n’était pas encore venue, se réfugia-t-il dans une obscure bourgade, du nom d’Ephrem, au milieu de ses disciples (Jean, XI, 1-56.)

Quelques réflexions pour terminer cette mirifique histoire de la résurrection de Lazare :

L’aventure — est-ce assez curieux ? — ne se trouve que dans l’évangile de saint Jean. Elle valait cependant la peine d’être racontée par les trois autres évangélistes ; mais Luc, Matthieu et Marc sont muets sur ce point et n’ont même pas l’air de se douter que le frère de Marthe et Marie ait jamais été ressuscité.

D’autre part, Jean nous représente les Juifs (verset 37) comme ne s’attendant pas à la résurrection de Lazare. « Jésus, disaient les Juifs, aurait bien pu empêcher son ami de mourir ; il en était capable, puisqu’il a su rendre la vue à un aveugle de naissance. » Donc, d’après saint Jean, les Juifs ignoraient que le Christ avait la faculté de faire revenir les morts.

Mais alors ils ne connaissaient donc pas le miracle opéré à Naïm au profit du fils d’une veuve et celui opéré à Capharnaüm au profit de la fille de Jaïre !… Et Marie la Magdeleine ? C’est précisément à la suite du miracle qui a ressuscité le fils de la veuve, qu’elle a fait, à Naïm même, la connaissance de Jésus chez le pharisien Simon ; et elle se lamente de ce que son frère est mort ? et elle n’est pas certaine d’avance que Jésus fera à Béthanie ce qu’il a fait à Naïm et à Capharnaüm ?… Il est vrai que, si Luc, Marc et Matthieu ne savent pas le premier mot de la résurrection de Lazare, par contre on ne trouve pas dans l’évangéliste Jean une seule phrase faisant allusion aux deux résurrections précédentes.

Avant d’écrire leurs bouquins, les fabricants des quatre évangiles auraient dû commencer par s’entendre !