La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LII

P. Fort (p. 264-270).

CHAPITRE LII

NOUVELLE SÉRIE DE DIVAGATIONS

Honteux pour ses compatriotes, à la pensée que ses miracles, si éclatants qu’ils fussent, ne leur ouvraient pas les yeux et ne leur démontraient pas victorieusement sa divinité, Jésus ne fit pas un long séjour à Ephrem. Il pensa, non sans raison, qu’il n’était plus en sûreté dans aucune ville, et que ce qu’il avait de mieux à faire était de changer de résidence le plus souvent possible.

En traversant la Samarie ou la Galilée, — on ne sait pas au juste, — il guérit d’un seul coup dix lépreux, qui vivaient ensemble dans une bourgade. Seulement, sur les dix, il n’y en eut qu’un qui songea à remercier le grand rebouteur, et ce fut précisément un samaritain.

À ce propos, Jésus dit à ses apôtres :

— Hein ! qu’est-ce que je vous disais l’autre jour ?… Le samaritain, c’est ce que nous avons de mieux en Judée… Quand un samaritain passe et voit un malheureux, victime des voleurs, il le soigne et le conduit à l’auberge… Voyez ce samaritain-ci : il avait la lèpre, il m’a témoigné sa reconnaissance de ce que je

Entrée triomphale de Jésus à Jérusalem (chap. LIII).
Entrée triomphale de Jésus à Jérusalem (chap. LIII).
Entrée triomphale de Jésus à Jérusalem (chap. liii.)
 
l’avais guéri, tandis que les neuf autres lépreux… Va-t-en voir s’ils viennent, Jean ! va-t-en voir s’ils viennent !… (Luc, XVII, 11-19.)

Des pharisiens, qui se trouvaient par là, lui demandèrent alors :

— Vous annoncez partout le royaume de Dieu. Voudriez-vous avoir la bonté de nous dire où est ce royaume de Dieu ou bien quand il viendra ?

Il répondit :

— Le royaume de Dieu viendra sans que vous vous en aperceviez. Personne ne pourra dire : Il est ici, ou il est là. Il sera impossible de le voir. Et j’ajouterai même que, dès à présent, ce royaume de Dieu est parmi vous.

Les pharisiens de ces pays-là n’étaient pas méchants comme ceux de la Judée. Ils haussèrent les épaules en entendant ce galimatias, mais ne cherchèrent point à lapider l’orateur, ainsi qu’on n’eût pas manqué de le faire à Jérusalem. Ils partirent et le laissèrent avec ses disciples. Ce fut à eux donc qu’il infligea la suite de son discours.

Ce discours étant un chef-d’œuvre d’insanité, je demande à mes lecteurs la permission de le reproduire sans en changer une syllabe :

« Il viendra un temps, mes amis, dit Jésus, où vous désirerez voir un des jours du Fils de L’Homme, et vous ne verrez point ce jour. Ils vous diront : « Venez par ici, venez par là, car il est ici et il est là » ; mais gardez-vous bien d’y aller, ne les suivez pas. Attendez qu’un éclair brille et se fasse voir depuis un côté du ciel jusqu’à l’autre ; c’est ainsi que paraîtra le Fils de l’Homme en son jour.

« Seulement, avant que ce jour arrive, il faut qu’il souffre beaucoup et qu’il soit rejeté par ce peuple. Ce qui est arrivé au temps de Noé arrivera au temps du Fils de l’Homme. Ils mangeaient et ils buvaient ; les hommes épousaient des femmes et les femmes se mariaient, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche ; et alors le déluge survenant les noya tous.

« Et comme il arriva encore au temps de Loth, ils mangeaient et ils buvaient, ils achetaient et ils vendaient, ils plantaient et ils bâtissaient ; mais le jour où Loth sortit de Sodome, il tomba du ciel une pluie de feu et de soufre qui les consuma tous. C’est là encore précisément ce qui arrivera le jour où le Fils de l’Homme paraîtra.

« Ce jour-là, si un homme se trouve au haut de sa maison et que ses meubles soient en bas, qu’il ne descende point pour les prendre ; et que celui qui se trouvera à la campagne ne retourne point non plus derrière lui. Souvenez-vous de la femme de Loth. Quiconque cherchera à sauver sa vie, la perdra ; et quiconque la perdra, la sauvera.

« Je vous déclare que ce jour-là, qui sera une nuit, de deux personnes qui seront dans le même lit, l’une sera prise et l’autre laissée ; de deux femmes qui moudront ensemble du grain, l’une sera prise et l’autre laissée ; de deux hommes qui seront dans le même champ, l’un sera pris et l’autre laissé.

» Les disciples lui dirent : — Où cela se passera-t-il, Seigneur ?

« Et il répondit : — En quelque lieu que soit le corps, les aigles s’y assembleront. » (Luc, XVII, 20-37).

Tirons l’échelle. Et voilà les paroles que les prêtres attribuent à leur dieu ! Et ils disent que les Juifs ont condamné au supplice ce fils du pigeon qu’ils appellent le Fils de l’Homme ! C’était à la douche que les Juifs auraient dû le condamner.

Du même tonneau :

« Il y avait dans une certaine ville un juge qui ne craignait point Dieu et se souciait peu des hommes. Il y avait aussi dans la même ville une veuve qui venait souvent le trouver en lui disant : Faites-moi justice de ma partie. Et il fut longtemps sans vouloir le faire. À la fin, cependant, il se dit en lui-même : Quoique je ne craigne point Dieu et que je me soucie peu des hommes, néanmoins, parce que cette femme m’importune, je lui ferai justice de peur que, lassée, elle ne vienne me faire affront.

« Vous entendez, ajouta le Seigneur, ce que dit ce méchant juge. Ainsi, de même Dieu ne fera pas justice à ceux qu’il aime et qui crient à lui jour et nuit, et il souffrira toujours qu’on les opprime. Je vous déclare toutefois qu’il leur fera justice dans peu de temps ; mais, lorsque le Fils de l’Homme viendra, pensez-vous qu’il trouvera beaucoup de foi sur la terre ? » (Luc, XVII, 1-18).

Autre guitare :

« Deux hommes montèrent au Temple pour prier : l’un était pharisien, et l’autre publicain. — Le pharisien, se tenant debout, priait ainsi : Mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères, ni même comme ce publicain qui est là à côté ; je jeûne deux fois par semaine, et je donne aux prêtres la dîme de tout ce que je possède. — Le publicain, au contraire, se tenant éloigné, n’osait pas même lever les yeux au ciel ; mais il frappait sa poitrine en disant : Mon Dieu, ayez pitié de moi qui ai commis tous les crimes.

« — Eh bien, je vous déclare que le publicain s’en retourna béni de Dieu, et non le pharisien. » (Luc, XVIII, 9-14.)

Pour changer :

« On présenta à Jésus des petits enfants, afin qu’il les touchât ; et les disciples, voyant cela, les repoussaient avec des paroles dures.

« Mais, Jésus, les rappelant vers lui, dit : Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les en empêchez point ; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. »

Ça, c’était gentil.

Un jeune homme très comme il faut passait par là.

Il s’adressa au discoureur, ami de la marmaille :

— Bon maître, dit-il, vous promettez aux gens de leur donner la vie éternelle dans de certaines conditions ; quelles sont ces conditions ?

— D’abord, répondit Jésus, pourquoi m’appelez-vous bon ? Je ne suis pas bon du tout ; il n’y a que Dieu qui est bon ?

— Mettons que je n’ai rien dit.

— Si fait… Avez-vous observé les commandements de Moïse ?

— Parfaitement. Je n’ai tué personne, je n’ai jamais commis d’adultère ni de vol, je n’ai jamais porté de faux témoignage, j’honore mon père et ma mère.

— Cela ne suffit pas. Si vous voulez vivre éternellement, il faut que vous vendiez tout ce que vous possédez et que vous le distribuiez aux pauvres. Après quoi, vous viendrez à moi, et vous me suivrez partout où j’irai.

Le jeune homme était extrêmement riche. Il fit la grimace.

Alors, Jésus dit à ses disciples :

— Ils sont tous les mêmes, ils tiennent trop à leurs richesses. Ah ! qu’il est difficile aux gens qui ont de la fortune d’entrer dans le royaume de Dieu ! Croyez-vous qu’il soit possible à un chameau de passer par le trou d’une aiguille ?

— Bédame, il aurait beau se donner beaucoup de mal pour cela, il n’y parviendrait pas.

— Très bien répondu. Or ça, sachez-le, il sera plus aisé à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au ciel.

— À ce compte-là, objecta quelqu’un, l’entrée du ciel n’est pas commode.

— Dieu y fera entrer qui bon lui semblera, répliqua Jésus ; ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu.

-dessus, Pierre dit :

— Moi, je ne me fais pas de mauvais sang. J’avais un petit métier, je l’ai quitté ; je ne travaille plus, je n’ai pas un sou en poche. Le royaume du ciel me revient de droit.

Jésus répondit :

— Le sacrifice que tu as fait, Pierre, entre nous, n’est pas énorme ; mais il t’en sera tenu compte. En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque quittera pour moi ou sa maison, ou son père et sa mère, ou ses frères, ou sa femme, ou ses enfants, recevra dans ce monde bien davantage, et, dans cent ans d’ici, il aura la vie éternelle.

Et, une idée le prenant tout à coup :

— Maintenant, j’ai assez causé. Nous allons, de ce pas, retourner à Jérusalem. Je sais bien ce qui m’y attend ; mais à présent mon heure est venue. Le Fils de l’Homme sera livré aux Gentils ; les Gentils, qui ne le sont pourtant pas, se moqueront de lui, le fouetteront, lui cracheront au visage, et, après l’avoir fouetté, ils le feront mourir ; mais cela lui est bien égal, car il ressuscitera au bout de trois jours.

On se remit donc en route une fois de plus pour Jérusalem.

En chemin, près de Jéricho, Jésus guérit encore un aveugle, histoire de ne pas perdre la main. (Luc, XVIII, 15-43.)

Il raconta à ses disciples, aussi, l’anecdote d’un cultivateur qui, ayant employé des ouvriers à sa vigne, paya aussi cher ceux qui avaient trimé dès l’aurore que ceux qui ne s’étaient mis au travail qu’à cinq heures du soir. (Matthieu, XX, 1-16.)

Vers ce moment, Salomé, mère du grand Jacques et du petit Jean, vint supplier Jésus de réserver une belle place à ses deux fils, dans ce royaume du ciel qu’il prônait tant.

— Je serai la plus heureuse des mères, dit la bonne femme, si vous asseyez l’un de mes fils à votre droite et l’autre à votre gauche.

— Vous ne savez pas ce que vous demandez ! riposta Jésus (Matthieu, XX, 20-28). Et il fit à Salomé et à ses fils un brin de leçon pour leur apprendre à ne pas être si ambitieux.

Il s’arrêta à Jéricho, nous dit l’Évangile, et passa la nuit chez un nommé Zachée qui était un homme de très mauvaise vie ; les habitants en furent même fort scandalisés. Pour nous, qui avons suivi pas à pas Jésus, ou du moins sa légende, nous ne nous en étonnerons point.

Ici se place la parabole des mines qui vaut la peine d’être notée :

Un homme de grande naissance avait envie de prendre possession d’un royaume, lequel se trouvait très éloigné de son domicile. L’entreprise était hasardeuse, il partit tout de même ; mais, en partant, il appela ses dix serviteurs et leur dit :

— Voilà une mine pour chacun de vous[1] ; pendant que je vais tâcher de mettre la main sur ce royaume que je convoite, faites rapporter à votre mine le plus que vous pourrez ; à mon retour, vous m’en rendrez compte.

Cet homme eut de la chance, et il conquit le royaume désiré. Il fit donc comparaître devant lui ses dix serviteurs et les interrogea pour savoir combien chacun en avait tiré par le négoce.

Le premier vint et dit :

— Seigneur, votre mine en a produit dix.

— Très bien, mon ami, répondit le nouveau roi. En récompense de ta fidélité, je te donne le gouvernement de dix villes de mon empire.

Le second dit :

— Je n’ai pas réussi si bien que mon collègue ; votre mine, entre mes mains, n’en a rapporté que cinq.

— Cela ne fait rien, mon garçon ; tu y as mis de la bonne volonté, c’est l’essentiel ; je te mets à la tête de cinq villes.

Un autre serviteur vint :

— Seigneur, commença-t-il, je me suis méfié de mes capacités en matière commerciale ; j’ai craint de faire de mauvaises affaires et je me suis dit : Si le patron ne trouve pas sa mine intacte à son retour, il m’en voudra à mort. Alors, dame, pour être sûr de ne rien perdre, j’ai gardé vos soixante-neuf francs dans le coin de mon mouchoir. Les voici.

— Espèce de pignouf ! cria le monarque furieux. Tu n’es qu’un mauvais serviteur. Avec cela que tu ne pouvais pas placer tes soixante-neuf francs dans une banque ! Au moins, en aurais-je eu quelque intérêt !

Et il ajouta, en s’adressant à ceux qui étaient présents :

— Ôtez-lui sa mine et donnez-la à celui qui a su en faire produire dix.

Quelqu’un fit alors observer que ce mauvais serviteur n’était pas aussi naïf qu’il s’en donnait l’air, et que sa mine lui avait rapporté au décuple. Sur quoi, le monarque ordonna qu’il fut étranglé.

La conclusion de cette parabole fut d’une violence extrême (nous savons que Jésus enlevait parfois son masque de douceur).

— Je vous déclare, dit-il à ses disciples, qu’il sera donné à tous ceux qui ont déjà, et ceux qui possèdent seront mis par moi dans l’abondance. Quant à celui qui n’a rien, il lui sera ôté ce qu’il n’a pas (textuel). Enfin, pour ce qui concerne mes ennemis qui ne veulent pas que je règne sur eux, je vous commande de les amener ici. J’ordonne qu’on les égorge en ma présence ! (Luc, XIX, 11-27).

Remarquons, en passant, que cette parabole est en complète contradiction avec ce que Jésus venait de dire la veille relativement au mépris des richesses. En outre, n’oublions pas que sa grande colère contre ceux qui ne voulaient pas de lui pour roi, ne produisit aucun résultat. Pas un apôtre ne bougea, et personne ne fut égorgé.

De là, Jésus alla, tout d’une traite, à Béthanie, où l’attendaient la Magdeleine et Marthe. Il dîna chez un lépreux, du nom de Simon. Au dessert, la Magdeleine lui cassa sur la tête une cruche d’albâtre pleine de parfums rafraîchissants ; c’était sans doute pour le calmer. L’Évangile nous dit qu’il y en avait bien pour trois cents francs.

Judas Iscariote, qui était le comptable et le caissier de la bande, déplora cette perte d’essences précieuses. Avec la somme qu’elles représentaient, on aurait pu distribuer trois cents deniers aux pauvres de la ville. Telle est, du moins, l’opinion qu’il exprima.

Mais Jésus, qui était très flatté de l’attention galante de sa maîtresse favorite et qui pensait que sa tête méritait bien trois cents deniers d’huiles odorantes, releva vivement Judas Iscariote qui se permettait de faire des observations et de chagriner la Magdeleine. (Matthieu, XXVI, 6-13 ; Marc, XIV, 3-9 ; Jean, XII, 1-11.) Il est même à présumer que le soir Jésus témoigna autrement qu’en paroles, à la jolie gourgandine, toute la reconnaissance qu’il éprouvait.




  1. La mine valait soixante-neuf francs de notre monnaie.