Stock (p. 57-61).
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IX


M. Fauconnet venait chez nous tous les quinze jours à peu près, à cheval ou en voiture, selon l’état des chemins. Dès qu’il apparaissait, les femmes se précipitaient pour tenir sa monture et elles appelaient bien vite mon père qui s’empressait d’accourir, — tant loin soit-il, — pour lui montrer les récoltes et les bêtes, lui donner toutes les explications désirables.

M. Fauconnet tutoyait tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes. Dans ses moments de grosse jovialité, il allait jusqu’à décoiffer ma grand’mère qui portait ces chapeaux en trois parties — un cône et deux volutes renversés — dits « chapeaux à la bourbonnaise » que commençaient à dédaigner les jeunes.

— Eh bien, tu te maintiens, petite mère ? Mais oui, tu as encore bonne mine ; tu vivras au moins jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Avec ces chapeaux-là, toutes les femmes devenaient vieilles ; elles font mal de les changer ; les nouveaux sont malsains d’être trop plats ; ils ne gardent pas du soleil.

À ma mère il disait :

— Ta volaille marche, cette année, Jeannette ? Je constate que les poulets ne manquent pas ; j’en vois plein la cour. Surtout ne leur fais pas manger la farine des cochons et ne leur laisse pas gaspiller le grain dans les champs : ou bien gare !

Il tapotait le ventre de mes belles-sœurs, leur demandant si ça n’allait pas venir : et, à l’époque où elles étaient enceintes, il constatait complaisamment que ça viendrait bientôt. Il prenait par le menton ma sœur Catherine en lui disant qu’elle était gentille et qu’il la voulait engager comme bonne.

— Et toi, brigand d’Auvergne, tu deviens aussi long qu’une grande perche, me disait-il.

Il m’appelait « brigand d’Auvergne » en souvenir du jour où j’avais laissé pénétrer les moutons dans le trèfle pour m’être allé promener dans la forêt avec le scieur de long auvergnat.

Les mauvaises années, mon père lui adressait force plaintes et lui demandait une diminution de charges. À quoi il répondait :

― Tu te fais toujours du mauvais sang, Bérot : tu ne viendras pas vieux, mon ami ! Une réduction… Mais tu n’y penses pas ! Quand tu ne gagnes rien, moi je ne gagne rien non plus, vieux farceur. Et quand ça va bien est-ce que je t’augmente ?

Lorsqu’il s’agissait, à l’époque de la Saint-Martin, de régler les comptes de l’année, on s’efforçait de se rappeler à quelle foire on avait vendu des bêtes et quel prix elles avaient atteint. Mais personne ne sachant faire un chiffre, il était bien difficile de se remémorer tout cela de tête, et plus difficile encore de faire les totaux, de déterminer quelle somme exacte restait comme bénéfice. Attentifs, graves, les yeux brillants, mon père, ma mère et mes frères comptaient de compagnie :

— À une foire de Bourbon, dans l’hiver, sept cochons à vingt-trois francs…

— Ça fait cent soixante et un francs, disait le Louis, très habile.

Ma mère ne s’en rapportait pas à lui du premier coup :

— Tu dis cent soixante et un… Est-ce bien ça… Voyons sept fois vingt-trois… prenons d’abord sept pièces de vingt francs qui font… qui font… les cinq font cent, les deux quarante, cent quarante francs ; il reste sept pièces de trois francs qui font vingt et un ; cent quarante et vingt et un font bien cent soixante et un. C’est ça. Après ?

Mon père avait eu le temps de songer ; il reprenait :

— Nous en avons vendu d’autres le Mercredi des Cendres, au Montet. Il y en avait cinq. C’étaient des gros : nous les vendions trente-huit francs dix sous, je crois bien.

Alors on se remettait à décomposer :

― Cinq pièces de trente francs, cinq pièces de huit francs, cinq pièces de dix sous…

C’était comme cela pendant des soirs et des soirs. Lorsqu’on arrivait à la fin, on ne souvenait plus des totaux précédemment faits et il fallait tout recommencer. C’était à désespérer de pouvoir aboutir. On finissait pourtant par se mettre d’accord sur un chiffre sans être bien certain, d’ailleurs, qu’il soit le véritable.

Quand M. Fauconnet arrivait pour compter, il avait vite tranché toutes les questions, lui. Il disait, son papier à la main :

— Les achats se montent à tant, les ventes à tant ; il te revient tant, Bérot…

Les mauvaises années, cette somme était nulle ; il y avait même retard. Des fois elle se montait à deux ou trois cents francs, jamais au delà. Souvent mon père avait espéré mieux : il se hasardait à dire :

― Mais, monsieur, je pensais d’avoir à toucher plus que ça ?

Alors le visage du maître prenait de suite son mauvais plissement :

— Comment, plus que ça ? Est-ce que tu me prends pour un voleur, Bérot ? S’il en est ainsi je vais te prier de chercher un autre maître qui ne te vole pas.

Mon père s’empressait de bredouiller, très humblement :

— Je ne veux pas dire cela, monsieur Fauconnet, bien sûr que non !

— À la bonne heure, parce que, tu sais, les laboureux ne manquent pas : après toi, un autre.

Pourtant, quand la différence était trop considérable, Fauconnet daignait expliquer qu’il avait reporté au compte prochain les ventes du mois d’octobre. Cela lui permettait de ne donner, selon la coutume, qu’une somme insignifiante ; et cela lui laissait pour l’année entière la jouissance de cet argent qu’il aurait dû nous partager de suite. Mais, bien entendu, il fallait accepter de bonne grâce cette combinaison illégale, sous peine d’être mis à la porte…