Stock (p. 52-57).
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VIII


Après ce double mariage, il se trouva que notre ménage fut très fort, surtout en femmes. Ma grand’mère, ma mère, la Catherine, mes deux belles-sœurs, cela les faisait cinq, toutes capables de travailler. Il y avait en plus ma petite sœur Marinette qui touchait à ses dix ans : mais la pauvre gamine était innocente. Elle s’était élevée chétive et malingre. Elle avait été très longue à se développer physiquement, n’avait marché qu’à deux ans, parlé qu’à trois : et encore lui restait-il un zézaiement qui lui faisait déformer beaucoup la plupart des mots, la rendait inapte à se faire comprendre des étrangers. On mettait cela sur le compte d’une mauvaise fièvre qu’elle avait eue étant toute petite, ou plutôt sur les convulsions provoquées par cette fièvre. Mais ces tares de l’organisme n’étaient rien en comparaison de celles du cerveau où nulle idée ne se faisait jour. La pauvrette avait de la peine à saisir les moindres choses. Sa physionomie restait fermée. Ses yeux étrangement fixes ne décelaient nulle lueur d’intelligence. Elle ne répondait que par monosyllabes et ne tenait guère de conversation qu’avec Médor et les chats avec lesquels elle se plaisait à jouer. Les reproches la laissaient indifférente ; les événements les plus graves ne l’émouvaient point ; mais elle riait parfois sans motif, longuement. Sa compréhension était, à dix ans, et devait rester toujours celle d’un enfant en bas âge.

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À dater de ce moment, bien que restant porcher en titre, je commençai à me familiariser avec toutes les besognes. J’étais employé comme toucheur de bœufs — « boiron » comme on disait alors — surtout pendant le dernier mois d’hiver et les deux premiers mois de printemps. C’était l’époque où on mettait l’araire dans les jachères à ensemencer l’automne d’après, et, pour cette opération, il fallait les quatre bœufs au même attelage.

Nous venions à neuf heures, après le pansage du matin — mon parrain et moi — et nous restions jusqu’à trois ou quatre heures de l’après-midi. J’amenais les cochons qui s’occupaient à suivre le sillon ouvert pour manger les vers déterrés et restaient à peu près sages. Une longue gaule aiguillonnée me servait à diriger les bœufs qui s’appelaient Noiraud, Rougeaud, Blanchon et Mouton. Les deux premiers étaient de cette race d’Auvergne dont j’ai déjà parlé : (il y en avait un couple au moins dans chaque ferme ; car on prétendait que les bœufs blancs du pays n’étaient pas assez robustes pour faire tout le travail). Ils allaient bien, ayant l’expérience de l’âge. Mais les deux blancs, jeunes encore, avaient besoin d’être surveillés sans relâche. Je me fatiguais beaucoup à marcher sur la terre remuée, à cause surtout des petits cailloux qui pénétraient dans mes sabots et me faisaient mal aux pieds. Quand j’étais trop ennuyé de toucher, je demandais à mon parrain de me laisser un peu tenir le manche de l’araire, et il y consentait quelquefois. Ça me remuait fortement, mais ça m’intéressait. Néanmoins, malgré toute ma bonne volonté, le manque d’habitude et le manque de force, ou bien un faux mouvement des bœufs, faisaient que je laissais quelquefois dévier l’outil. Alors mon parrain se fâchait : car il était assez emportant et très pointilleux sous le rapport du travail. Pourtant, la chose lui arrivait bien, à lui aussi, quand il tenait le manche ; mais il prétendait que c’était de ma faute parce que je conduisais mal les bœufs, et souvent il me giflait… Je compris à ce moment pourquoi, avec les meilleures raisons du monde, les faibles se trouvent avoir tort, et combien il est triste de travailler sous la direction des autres.

Je comptais souvent le nombre des sillons labourés au cours de l’attelée, et je supputais approximativement, par comparaison au travail des jours précédents, à quel moment il serait temps de partir. Quand il approchait d’être l’heure, je ralentissais ostensiblement en arrivant à la haie dans laquelle s’ouvrait la barrière d’accès, et j’épiais à la dérobée la physionomie de mon parrain, comptant qu’il donnerait le signal attendu. Mais il ne disait rien ; il restait impénétrable, et je devais retourner les bœufs, faire un long tour encore, au bout duquel m’attendait souvent une nouvelle déception plus profonde de toute la croissance de mon espoir. D’ailleurs, la plupart du temps, mon parrain attendait pour partir qu’on appelât de la maison : car il n’avait pas de montre et, par les temps sans soleil, rien ne pouvait le régler que la quantité de travail accompli ou le degré de faim qu’accusait son estomac. À cause de l’éloignement des villages, nous entendions même rarement la sonnerie de l’Angelus de midi qui aurait pu nous donner une vague indication, arrivant juste au milieu de la tâche quotidienne.

Quand il faisait beau, les séances se passaient avec un minimum d’ennui ; mais par les mauvais jours, vraiment ça n’en finissait plus. Il me souvient d’un mois de mars où nous labourions dans le champ des châtaigniers, le plus éloigné de nos champs. Il faisait toujours un grand vent de Souvigny, c’est-à-dire du plein Nord, avec des averses froides, des giboulées de grésil et de la neige quelquefois. Cela traversait mes vêtements, m’enveloppait d’un suaire glacé et mes mains étaient d’un rouge pourpre tavelé de taches violettes. Un jour que les averses nous douchaient plus que de raison, j’eus des frissons qui n’étaient pas uniquement des frissons de froid. J’avais le front brûlant, les dents claquantes et l’estomac lourd. Je bâillais et, bien qu’il fût tard, je n’avais pas faim. Je dis à mon parrain que j’étais malade et que je voulais m’en aller. Mais il se fâcha, me traita de « grand feignant », m’obligea à continuer. À la dernière extrémité pourtant, une averse trop brusque nous ayant fait réfugier dans le creux d’un chêne, il se donna la peine de m’examiner ; il constata que j’étais soudain très pâle et soudain très rouge, comprit que j’avais un accès de fièvre et consentit au départ. Mes jambes flageolaient, molles et fatiguées : j’eus de la peine à gagner la maison. On me fit tout de suite coucher ; on me couvrit bien ; et, le lendemain, à la suite d’une bonne suée, j’eus par tout le corps une éruption de petits boutons rouges.

Cela me tint sédentaire pendant une quinzaine. Quand je pus repartir dans les champs, la rougeole passée, avril rayonnait. Il y avait du soleil, de la verdure et des oiseaux. Les haies se paraient de jeunes feuilles et les cerisiers étalaient leur floraison blanche. La nature en joie semblait fêter ma guérison. Je trouvai du bonheur à circuler, à vivre.

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L’hiver d’après mes quinze ans, ayant cessé tout à fait de garder les cochons, je dus agir en homme. On me mit à battre au fléau et à participer au nettoyage des étables.

Les années d’avant, quand j’allais au champ dans la neige, j’enviais ceux qui restaient à la grange pour battre. Mais quand je dus le faire à mon tour, je fus forcé de convenir que ce n’était pas tout rose non plus, que, si l’on conservait les pieds secs, on se fatiguait joliment les bras et qu’on avalait par trop de poussière. Il faut noter que le battage n’était pas une petite affaire à cette époque où tout s’écossait au fléau. Cela durait depuis la Toussaint jusqu’au Carnaval, et même jusqu’à la Mi-Carême, sans interruption presque, sauf quelques journées chaque mois, quand la lune était bonne, pour tailler les haies et ébrancher les arbres. Dans la journée, on battait seulement entre les deux pansages ; mais on se reprenait à la veillée. L’année de mon début se trouvant être une année d’abondante récolte, nous battions chaque soir jusqu’à dix heures à la lueur d’une lanterne. Je ne connais pas de besogne qui, plus que celle-ci, soit énervante, porte à la révolte. Manœuvrer le fléau constamment, du même train régulier, pour conserver l’harmonie obligée de la cadence ; ne pouvoir un instant s’arrêter ; ne pouvoir même disposer d’une de ses mains pour se moucher, pour enlever le grain de poussière qui vous fait démanger le cou : quand on est encore malhabile et non habitué à l’effort soutenu, c’est à devenir enragé ! Je n’étais content que les jours où l’on vannait, quand je voyais le gros tas de mélange gris diminuer peu à peu, passer en entier dans le tarare, et que je plongeais mes mains avec délices dans le grain propre…

Les séances de nettoyage des étables, la samedi matin, étaient bien dures aussi. C’est avec le Louis que j’effectuais ce travail. Nous avions une grosse civière de chêne que je trouvais déjà lourde sans qu’elle fût chargée. Munis chacun d’un « bigot »[1], nous piquions violemment dans la couche épaisse de fumier chaud et nous entassions sur la civière des « bigochées » monstres. Le Louis excitait ma vanité :

— Nous en mettons encore un peu, hein ? Tu porteras bien ; c’est là que nous allons voir si tu es un homme.

Comme je tenais à me montrer homme, je consentais à laisser grossir le chargement tant et si bien qu’après, lorsqu’il me fallait soulever ce fardeau trop lourd, il m’en craquait dans les reins. Au début, néanmoins, je parvenais à m’en tirer ; mais au bout d’un moment, je suffoquais de chaleur. Quelle que soit la température extérieure, ma chemise se mouillait de sueur. Et mes nerfs fatigués se détendaient : la civière, — dont je ne pouvais plus serrer suffisamment les poignées, — m’échappait dans le parcours de l’étable au gros tas de fumier de la cour. On avait beau ensuite modérer le chargement : à tout propos une nouvelle échappade survenait. Alors mon père, ou mon parrain, était obligé de venir me remplacer, et ils me raillaient, ce qui me faisait mettre en rage.

J’ai remarqué depuis que tous les débutants connaissent ces ennuis-là. Quand on commence à travailler, on a tout de suite le désir de faire aussi bien que les grands ; mais on ne peut y parvenir, car on manque de force, d’adresse et d’expérience. Les autres font sonner bien haut leur supériorité, conséquence de leur âge : et l’on souffre de ne pouvoir les égaler…

  1. Fourche recourbée en forme de crochet.