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III


Ce fut comme pâtre dans la Breure que je commençai à me rendre utile. Le troisième été d’après notre installation au Garibier, la Catherine, ayant dépassé ses douze ans, dut remplacer la servante que ma mère avait occupée jusqu’alors ; elle abandonna donc les brebis pour s’occuper aux besognes d’intérieur et pour participer aux travaux des champs. À moi, qui allais avoir sept ans, on confia la garde du troupeau.

Avant cinq heures, ma mère me tirait du lit et je partais, les yeux gros de sommeil. Une petite rue tortueuse et encaissée conduisait à la pâture. Il y avait, de chaque côté, des haies énormes sur de hautes levées, et de grands chênes dont les racines noires débordaient, dont la puissante ramure très feuillue voilait le ciel. À cause de cela, cette rue — qu’on dénommait « la rue Creuse » — était sombre et un peu mystérieuse ; une crainte mal définie m’étreignait toujours en la parcourant. Il m’arrivait même d’appeler Médor, qui jappait en conscience après les brebis fraîchement tondues, pour l’obliger à marcher tout près de moi ; et je mettais ma main sur son dos comme pour lui demander protection.

Quand j’étais rendu à la Breure, je respirais plus à l’aise. L’horizon s’élargissait. Vers le levant et vers le midi la vue s’étendait, par delà une vallée fertile qu’on ne distinguait guère en raison des bouchures, jusqu’à un coteau dénudé, au gazon roussi, qui précédait le bois de Messarges. Quelques champs de culture se voyaient au nord. Et, au couchant, régnait la forêt, peuplée là de grands sapins aux troncs suintants de résine qui m’envoyaient leur senteur âcre.

Mais la Breure elle-même était suffisamment vaste ; et, quand il faisait beau, à l’heure matinale où j’y arrivais, la Breure était magnifique. La rosée étincelait aux rayons vainqueurs du soleil ; elle diamantait les grands genêts dont la floraison vigoureuse nimbait d’or la verdure sombre ; elle se suspendait aux fougères dentelées, aux touffes de pâquerettes blanches dédaignées des brebis ; elle masquait d’une buée uniforme l’herbe fine et les bruyères grises étoilées de fleurettes roses. Et dans les haies du voisinage, ce n’étaient que trilles, vocalises, pépiements et roucoulements : tout le concert enchanteur des aurores d’été.

Pieds nus dans des sabots à demi cassés, les jambes nues aussi jusqu’aux genoux, je sillonnais mon domaine en sifflotant, à l’unisson des oiseaux. La rosée des bruyères entrait dans mes sabots ; celle des genêts mouillait ma blouse de cretonne rayée, ma petite culotte de cotonnade, et dégoulinait sur mes jambes grêles qu’elle rendait très blanches. Mais ce bain journalier ne m’était pas défavorable, et le soleil avait vite fait d’en effacer les traces. Je craignais davantage les ronces : elles rampaient traîtreusement au ras du sol, dissimulées par les bruyères, et, quand je marchais vite, sans faire attention, ainsi qu’il m’arrivait souvent, je n’allais pas loin sans être arrêté par une de ces méchantes qui me griffait cruellement. J’avais toujours le bas des jambes ceinturonné de piqûres, soit vives, soit à demi-guéries.

J’apportais dans ma poche, pour quand j’avais faim, un morceau de pain dur avec un peu de fromage et je mangeais assis sur une de ces pierres grises qui montraient leur nez entre les plantes fleuries. À ce moment, un petit agneau à tête noire, très familier, ne manquait jamais de s’approcher, et je lui donnais quelques bouchées de mon pain. Mais les autres s’en aperçurent ; un second prit l’habitude de venir aussi, puis un troisième, puis d’autres encore, si bien qu’ils auraient mangé sans peine toutes mes provisions, si j’avais voulu les croire. Sans compter que, quand Médor n’était pas à la poursuite de quelque gibier, il venait aussi demander sa part ; même il bousculait les pauvres agnelets, — sans leur faire de mal, d’ailleurs, — afin d’être seul à me regarder de ses bons grands yeux suppliants. Je lui jetais au loin, pour le faire s’écarter, de tout petits morceaux, et les bêleurs profitaient vite de cet instant pour venir happer dans ma main ce que je voulais bien leur distribuer.

Cela m’amusait, et une foule d’autres épisodes de moindre importance m’amusaient aussi ; je regardais voler les tourterelles, détaler les lapins ; je faisais le tour du terrain, en suivant les haies, pour trouver des nids ; je saisissais dans l’herbe un grillon noir ou une sauterelle verte que je martyrisais sans pitié ; ou bien je faisais marcher sur ma main une de ces petites bestioles au dos rouge tacheté de noir que les messieurs nomment « les bêtes à bon dieu » et qu’on appelle ici des « marivoles. »

Marivole, vole vole ;
Ton mari est à l’école,
Qui t’achète une belle robe…

Je lui chantais ce refrain, que m’avait appris la Catherine, tout en la poussant du doigt. Et la pauvrette faisait bien, en effet, de s’envoler au plus vite ; car je la mettais toujours en piteux état lorsqu’elle tardait d’obéir à l’injonction.

Mais, en dépit de tout cela, je trouvais le temps bien long. J’avais ordre de ne rentrer qu’entre huit et neuf heures, quand les moutons, à cause de la chaleur, refusent de manger et se réunissent en un seul groupe compact dans quelque coin ombreux. Quand je rentrais trop tôt, j’étais fâché et même battu par ma mère qui ne riait jamais et donnait plus volontiers une taloche qu’une caresse. Je m’efforçais donc de rester jusqu’au moment prescrit. J’avais, pour ne pas me tromper, une remarque sûre : quand le chêne qui était à droite de la barrière d’accès mettait en plein sur cette barrière la rayure noire de son ombre, je pouvais partir sans rien craindre ; il était huit heures au moins.

Mais, Dieu, que c’était dur d’attendre jusque-là ! Et le soir, que c’était dur d’attendre la nuit tombante ! Des fois, la peur et le chagrin me prenaient, et je me mettais à pleurer, à pleurer sans motif, longtemps. Un froufroutement subit dans le bois, la fuite d’une souris dans l’herbe, un cri d’oiseau non entendu encore, il n’en fallait pas davantage aux heures d’ennui pour faire jaillir mes larmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait trois semaines que j’allais seul à la Breure quand j’eus ma première grande terreur. C’était au cours d’une soirée chaude ; des bourdonnements endormeurs d’insectes passaient dans l’atmosphère calme et lourde. Je marchais, les yeux à demi-clos, ayant sommeil, quand je vis, au bord du fossé qui longeait le bois, un grand reptile noir gros comme un manche de fourche et presque aussi long. Ça devait être une couleuvre. Mais, n’ayant jamais vu que quelques lézards et quelques orvets et ayant entendu parler des vipères comme de mauvaises bêtes particulièrement dangereuses, je crus avoir devant moi une énorme vipère noire. Je commençai par me sauver ; puis je revins à petits pas prudents avec le désir de la voir encore ; mais elle avait disparu.

Un quart d’heure après, ayant oublié déjà cet incident, j’étais assis à une certaine distance, en train de taillader une branche de genêt avec mon petit couteau quand, tout à coup, j’aperçus la vipère noire qui rampait dans les bruyères, venant de mon côté très vite. Instinctivement, je me pris à courir comme un fou dans la direction des moutons. Hélas ! j’avais compté sans les ronces traînantes. Avant que j’aie parcouru vingt mètres, il s’en était trouvé une pour m’entraver et me faire tomber. J’étais tellement sanglotant et tremblant que je n’eus pas tout d’abord la force de bouger. Et voilà que je sentis un attouchement singulier sur mes jambes nues, puis qu’au derrière de la tête quelque chose de frais m’effleura… Je crus que c’était la vipère noire qui, m’ayant poursuivi, rampait sur mon corps. Sous le coup de l’angoisse immense qui m’étreignait, je me levai d’un bond. Il n’y avait autour de moi nul agresseur reptilien ou autre, mais seulement deux êtres amis venus pour m’affirmer leur sympathie et me prodiguer leurs caresses : c’était le bon Médor qui m’avait léché les jambes et le petit agneau à tête noire qui avait posé son nez sur ma nuque. Grâce à la compagnie des deux pauvres bêtes, je me remis un peu de ma grosse émotion. Néanmoins, quand je rentrai comme de coutume à la nuit tombante, des larmes coulaient encore sur mon visage convulsé par les sanglots. Pour me consoler, ma mère me tailla une part de la miche de froment et me donna quelques poires Saint-Jean qu’elle avait trouvées sous le poirier de la chenevière. En dépit de mon chagrin, je mangeai goulûment ces bonnes choses. Mais cela ne me réussit pas ; j’eus, la nuit, un cauchemar épouvantable provenant d’une digestion pénible : il me fallut vomir.

Le lendemain, on me laissa dormir ; et, comme les foins étaient en passe d’être finis, ma grand’mère me remplaça auprès des moutons pour quelques jours.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand le seigle fut mûr, — et cela ne tarda guère, — il me fallut repartir. Je n’étais pas entièrement revenu de ma frayeur ancienne, et voici qu’au lendemain de cette reprise j’en eus une nouvelle, peut-être plus vive encore.

Je m’occupais à faire un gros bouquet, mariant, aux suaves parfums du chèvre-feuille, les couleurs vives des genêts d’or, des pâquerettes blanches et des bruyères roses, quand un jappement avertisseur de Médor me fit soudain lever la tête. Sortait du bois et s’avançait de mon côté un grand gaillard à barbe noire qui portait sur son épaule un tonnelet au bout d’un bâton.

J’étais sauvage et timide plus que de raison, car notre ferme était isolée et il était rare que j’aie l’occasion de voir des étrangers, sauf pourtant ceux des fermes voisines : les Simon, de Suippière, les Parnière, de la Bourdrie, et, quelquefois, les Lafont, de l’Errain. En voyant venir ce grand noir qui n’était ni de Suippière, ni de la Bourdrie, ni de l’Errain, je fus tout d’abord frappé de stupeur et ne bougeai pas. Il m’appela :

— Petit ! (il prononçait pequi). Eh pequi, viens voir là !…

Mais voilà que me revinrent en mémoire les histoires de malfaiteurs et de brigands que j’avais entendu raconter aux veillées d’hiver. Sans répondre ni attendre plus, je me pris à courir avec la résolution d’abandonner mon poste ; je pus, cette fois, éviter les ronces et je gagnai sans encombre la barrière d’accès, puis la rue Creuse. Je me dirigeais en hâte vers la maison. Cependant l’homme à barbe noire criait derrière moi :

— Pourquoi te sauves-tu, pequi, je ne veux pas te faire de mal.

Il riait en me suivant toujours, et, rien qu’en marchant de son pas normal, il me gagnait du chemin. Quand je me hasardais à jeter derrière moi un coup d’œil craintif, je le voyais qui approchait, qui approchait… Et lorsqu’enfin je débouchai dans la cour il n’était plus qu’à quelques pas. N’importe, je me crus sauvé, puisque j’allais pouvoir m’engouffrer dans la maison. Surprise ! la porte était close ! J’eus beau la secouer, elle ne céda pas, elle était fermée à clef. Trop las pour courir encore, je me blottis dans l’embrasure en poussant des cris comme si l’on m’égorgeait. L’homme des bois arrivait : il se fit très doux :

— Pourquoi pleures-tu, mon pequi ami ? Je ne suis pas méchant ; au contraire, j’aime bien les pequis enfants.

Il se mit à me tapoter les joues, et, en dépit de mes larmes, je remarquai qu’il avait les mains racornies, la figure maigre, et de bons yeux doux sous d’épais sourcils noirs. Il répéta sa phrase du début :

— Je ne veux pas te faire de mal…

Et il dit encore :

— Où sont donc tes parents ?

Il n’avait pas l’accent du pays ; il prononçait textuellement : — « Où chont donc tes parents ? » alors qu’un de par chez nous aurait dit — Là voù donc qu’ô sont ?… Cette constatation m’intriguait beaucoup.

Je ne lui répondais pas, comme bien on pense, je ne faisais que pleurer et crier de plus belle. Mais tout de même j’étais étonné qu’il ne cherchât pas à me saisir, à n’emporter, et qu’il me parlât doucement avec des caresses. Nous restâmes un moment ainsi, lui très embarrassé, n’osant plus rien dire, moi suffoquant de peur.

Enfin, arriva ma grand’mère qui était allée conduire les vaches dans une pâture lointaine ; elle se hâtait, mes cris d’effroi lui étant parvenus ; pour la suivre, ma petite sœur Marinette, qu’elle tenait par la main, remuait plus que de raison ses jambes trop courtes.

L’homme s’avança à sa rencontre, s’excusa de m’avoir fait peur involontairement et donna des explications. Il était un scieur de long auvergnat qui travaillait dans la forêt avec ceux de son équipe. Leur chantier était installé de la veille dans une vente toute voisine de notre Breure, et on l’avait délégué pour aller quérir de l’eau. Ma grand’mère lui indiqua la fontaine qui était commune aux deux domaines du Garibier et de Suippière et qui se trouvait dans le pré des Simon, au delà de notre Chaumat. Il alla sans plus tarder y remplir son tonnelet, et, au retour, il entra à la maison pour remercier. J’allai me blottir entre l’armoire et le lit de mes parents, refusant obstinément de le regarder et plus encore de reprendre avec lui le chemin de la pâture ainsi qu’il me le proposait. Ma grand’mère eut de la peine ensuite à me décider à rejoindre le troupeau ; elle n’y réussit qu’en me reconduisant jusqu’à moitié de la rue Creuse et en me faisant constater que l’Auvergnat n’était caché nulle part, qu’il avait réellement disparu.

Pourtant, cet homme-là finit par gagner ma confiance. Je le revis dès le lendemain, et, bien que sa présence me causât un mouvement instinctif de peur, je ne me sauvai pas. Même, voyant qu’il s’approchait de moi, je levai mon vieux chapeau pour le saluer. Alors il se mit encore à me parler doucement et il me donna quelques jolies branches de fraisier garnies de petites fraises qu’il avait cueillies dans le bois à mon intention. Le jour d’après, quand je le vis apparaître avec son tonnelet, je courus à sa rencontre et l’accompagnai au travers de la Breure, puis dans la rue Creuse jusqu’à mi-chemin de chez nous. Et pendant toute une semaine il en fut ainsi.

Un matin, il me proposa de m’amener jusqu’à son chantier. Ma mère m’avait bien défendu de pénétrer dans la forêt à cause des mauvaises bêtes et je lui obéissais à peu près, surtout depuis l’histoire de la couleuvre[1]. Néanmoins, je consentis sans difficulté à suivre mon ami l’auvergnat, d’autant plus qu’il m’avait promis de me trouver d’autres fraises et de me donner des copeaux dans lesquels je pourrais tailler à l’aise de petits bonshommes, de petits bœufs et de petits araires : c’était à cela que je passais maintenant le meilleur de mon temps.

Il nous fallut traverser d’abord la zone des sapins ; le sol était jonché de leurs fines aiguilles sèches auxquelles se mêlaient quelques pommes de l’année précédente dont les écailles s’ouvraient, grimaçantes. Après, ce furent des chênes et des bouleaux de forte taille dont beaucoup étaient marqués d’un cercle rouge, ce qui annonçait leur exécution prochaine. Puis vint un sous-bois très épais où la marche était difficile ; pourtant, petit comme je l’étais, je me faufilais sans trop de peine dans les traces de mon compagnon qui, d’ailleurs, n’allait pas vite. Mais, à un moment donné, il laissa revenir trop tôt une branche flexible qu’il avait écartée pour le passage : elle revint me fouetter le visage et me fit grand mal. En toute autre circonstance j’eus certainement pleuré, mais en compagnie de cet étranger je refrénai mes larmes. Lui, ayant eu conscience de la chose, se retourna pour me demander si ça m’avait fait mal. Je dis non d’une voix presque naturelle : je fus stoïque.

Pour arriver jusqu’au chantier, il nous fallut bien vingt minutes. Trois hommes travaillaient là, au milieu d’un abatis de chênes géants. Ils avaient de longues barbes et de longs cheveux, et ils manœuvraient, de leurs longs bras, de longues cognées. Des planches étaient débitées déjà, et des poutres et des solives. Sur un chevalet, une bille énorme était maintenue avec de grosses chaînes. Quatre bidons noirs trônaient côte à côte sur un reste de cendre grise. Une marmite, veuve de son couvercle, gisait à proximité de la cabane de refuge faite de branches et de mottes, dont le toit touchait le sol. Et le ciel projetait sa grande lumière, et le soleil dardait ses rayons vifs, sur cet espace découvert, sur cet espace soustrait momentanément au grand mystère environnant. Des bergeronnettes, des hirondelles faisaient la chasse aux moucherons qui s’y ébattaient par essaims nombreux.

Les travailleurs interrompirent l’équarrissage, et, après avoir questionné leur confrère sur mon compte, ils déclarèrent en riant qu’ils feraient de moi un chieur de long ; puis ils prirent chacun leur bidon et s’installèrent sur une bille pour manger.

— Soupe de chieur, tu vois, pequi, me dit mon ami ; il faut que la cuiller reste piquée dedans.

En effet, il planta au milieu la cuiller qui n’oscilla pas : c’était une pâtée épaisse sans aucune trace de bouillon. Il eut encore une phrase qui me fit rire et que je n’ai point oubliée :

Cha tient au corps au moins, chette choupe-là ; elle est plus bonne que chelle de chez vous…

Quand ils eurent tous les quatre vidé leur bidon de soupe, le plus vieux, qui avait la barbe grise, souleva des copeaux et mit à découvert le couvercle de la marmite ; un gros morceau de lard rance s’y trouvait, dont il fit le partage. Chacun prit sa portion sur une tranche de pain noir qui ne me parut pas valoir beaucoup mieux que le nôtre, bien qu’il vînt d’un boulanger de Bourbon. Et quand ils eurent mangé, ils se rafraîchirent à tour de rôle au tonnelet, qu’ils tenaient suspendu à la force des bras au-dessus de leur bouche ramenée à la position horizontale.

Après qu’il eut fini, le plus jeune déclara, en s’essuyant du revers de sa manche :

— Le roi Louis-Philippe n’a peut-être pas déjeuné aussi bien que moi.

La veille au soir, à Bourbon, où il était allé chercher des outils en réparation, il avait entendu dire que Paris en révolte avait chassé l’ancien roi, que le drapeau blanc à fleur de lis était remplacé par le drapeau aux trois couleurs, et enfin que le nouveau souverain s’appelait Louis-Philippe.

Le chef de chantier, le scieur à barbe grise, que le récit de son compagnon avait paru intéresser beaucoup, émit alors son opinion.

— Puisqu’on a tant fait que de changer, c’est le pequi Napoléon qu’on aurait dû faire venir.

— Oui, pour qu’il fasse tuer du monde et dévaster des pays comme faisait son père, dit un autre d’une voix ironique.

— C’est une bonne République, que j’aurais voulu, moi, reprit le jeune, une bonne République pour embêter les curés et les bourgeois.

— Allons voir aux fraises, me dit mon ami.

Nous nous écartâmes un peu dans la clairière entre les géants étendus. Il me découvrit une fraisière encore inexplorée et je pus me régaler tout à l’aise. J’aimais mieux ça que d’entendre les autres parler du drapeau et du roi.

Ils reprirent le travail et je restai encore un moment pour les voir faire, m’intéressant surtout au mouvement continuel de la grande scie que manœuvraient, au sommet de la bille, le vieillard napoléonien et, au pied, le jeune homme républicain. Je me roulai dans le sciage et m’amusai à en remplir mes poches ; puis je fis une provision de copeaux de choix ; et, enfin, je dis timidement que je voulais m’en aller.

Mon ami eut l’obligeance de me reconduire jusqu’à la zone des sapins et, avant de me quitter, il posa sur chacune de mes joues son museau barbu.

J’arrivai sans encombre à la lisière du bois et fus heureux de revoir ma pâture avec ses bruyères roses et ses genêts d’or dont le grand soleil amortissait l’éclat. Instinctivement, je cherchais des yeux le troupeau et ne pouvais l’apercevoir. Cela fut cause que je ne pris pas garde au fossé qui limitait notre terrain. Je roulai au fond sur un lit de broussailles d’où je me relevai tout meurtri, tout saignant, la blouse déchirée. Pour la deuxième fois de la matinée, je me montrai stoïque en ne pleurant pas. J’étais d’ailleurs bien trop préoccupé de mes moutons pour m’attendrir sur moi-même. Je me pris à courir au travers de la Breure, comptant les découvrir en train de « groumer » dans quelque coin : mais nulle part je ne les vis. Alors je me mis à faire le tour des bouchures : c’était un moyen sage. Vers le bas, du côté de la vallée, entre un chêne têtard et une vigoureuse touffe de noisetiers, une brèche était ouverte ; elle accédait à un champ de trèfle dont on avait fauché la première coupe et qu’on laissait repousser pour la graine. Je m’y précipitai et pus voir aussitôt brebis et agneaux en train de se bourrer de trèfle vert, malgré la chaleur.

Mon premier acte fut de crier Médor qui m’avait abandonné dans la forêt pour suivre je ne sais quelle piste : Médor ne vint pas. J’en fus réduit à essayer tout seul de les rassembler et de les pousser vers la haie ; j’y parvins après mille peines ; mais au lieu de s’engager dans la brèche, ils se glissèrent de chaque côté et s’éparpillèrent de nouveau dans le trèfle. Une deuxième et une troisième tentative pour les ramener échouèrent de même.

Désespéré, je m’en fus tout pleurant vers la maison pour chercher du secours. Je n’y trouvai que ma grand’mère en train de dorloter ma petite sœur Marinette qui, souffrante de coliques, geignait sans discontinuer. Le premier mot de la bonne femme en m’apercevant fut pour me dire que j’amenais les moutons trop tard. Quand je lui eus avoué, en sanglotant, qu’ils étaient dans le trèfle, elle leva les bras au ciel, avec une lamentation pitoyable :

Ah ! là, là, là ! Voué-tu possib’ mon Ghieu ! Sainte Mère de Ghieu !… O vont tous gonfler !… O vont tous êt’ pardus !… Qui que j’vons faire, mon Ghieu ? Qui que j’vons dev’nir ?…

Elle prit la Marinette dans ses bras, traversa la cour, monta sur le tertre qui dominait la grande mare entourée de saules et se mit à clamer d’une voix déchirante :

— Ah ! Bérot !… Aaah ! Bérot !

Au quatrième appel, mon père répondit de même par un « Aaah ! » prolongé. Ma grand’mère lui cria alors de venir bien vite ; puis, m’ayant ordonné de rester là pour prévenir mon père, elle se sauva par la rue Creuse dans la direction de la Breure, portant toujours la Marinette dans ses bras.

Mon père ne tarda pas d’arriver ; il s’arrêta un instant tout essoufflé, m’interrogeant du regard ; et quand je l’eus renseigné, il eut un blasphème et repartit en courant.

Je le suivis de loin, très tourmenté et toujours pleurnichant. Quand j’arrivai à la pâture, les moutons étaient sortis du trèfle ; ils avaient des ventres qui leur montaient par dessus les reins et ils s’en venaient d’un air las, la tête basse et les oreilles pendantes. Derrière, ma grand’mère et mon père se lamentaient de compagnie, disant qu’ils étaient tous gonflés et que pas un n’en réchapperait. Ma grand’mère proposait d’aller chercher, à Saint-Aubin, Fanchi Dumoussier qui savait la prière ; mon père s’inquiétait surtout de faire prévenir, à Bourbon, M. Fauconnet, le maître, et il parlait d’aller demander à Parnière, de la Bourdrie, qui s’y entendait un peu, de bien vouloir venir percer les plus malades.

Il y avait un moment déjà que je marchais en silence à côté d’eux quand ils s’avisèrent de me regarder. Délayé par les larmes, le sang de mes égratignures s’était écarté et j’avais, de ce fait, le visage entièrement souillé ; sans compter que ma blouse était déchirée, et ma culotte aussi. Ma grand’mère et mon père se méprirent sur les causes de ces avaries ; ils crurent que j’avais, le premier, franchi la haie par fantaisie et qu’ainsi, j’étais absolument cause de la frasque du troupeau. Pour me justifier de ce reproche je leur racontai sans mentir l’emploi de ma matinée. Alors ils jurèrent beaucoup après ce « cochon d’Auvergnat » qui m’avait entraîné. Mais ma grand’mère ne m’en jugea pas moins très coupable et chargea mon père de me corriger comme je le méritais. Mon père, toujours pacifique, répondit que ça ne ramènerait rien et me laissa tranquille. Pourtant je n’en fus pas quitte à si bon compte. Quand nous fûmes de retour à la maison, ma mère, étant rentrée des champs, me donna plusieurs claques et une bonne fessée qui me firent sauver au fond de la chènevière, dans un grand fossé bordée d’ormeaux, où je boudai et pleurai tout mon soûl. Quand ce fut l’heure du repas, mon parrain vint me chercher pour manger ; il ne parvint à me décider à le suivre qu’en me jurant que je ne serais plus ni battu, ni fâché. Je lui demandai des nouvelles du troupeau. Il me répondit que Parnière, de la Bourdrie, avait percé les dix bêtes les plus malades et que deux brebis seulement, plus un petit, étaient crevées. On comptait que tout le reste aurait la vie sauve. Et, en effet, il n’en creva plus.

De cette affaire, mon ami l’Auvergnat paya les pots cassés. Quand il revint avec son tonnelet dans le cours de la soirée, ma grand’mère et ma mère, l’ayant accosté, lui firent une scène violente, l’accusèrent d’être cause de ce grand malheur qui allait nous mettre tous sur la paille et lui défendirent de reprendre de l’eau à notre fontaine. Il fut d’abord tellement déconcerté qu’il ne trouvait rien à dire. Ayant compris enfin ce qui était arrivé et ce qu’on lui reprochait, il baragouina beaucoup, tendit les bras avec de grands gestes comme pour prendre le ciel à témoin de sa complète innocence, puis, voyant au degré d’exaspération des deux femmes que nulle explication raisonnable n’était possible, il prit le sage parti de s’en aller quérir l’eau à la source de Crozière, de l’autre côté de la Bourdrie, à trois bons quarts d’heure de son chantier. Et ce fut dorénavant toujours la même chose. Pour moi, je ne revis plus jamais le pauvre scieur.

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En plus de ces événements extraordinaires, les orages me causèrent de sérieux ennuis au cours de cet été. J’avais l’ordre de rentrer dès qu’il viendrait à tonner fort, parce qu’il est mauvais de laisser mouiller les moutons. Or, un matin, je vis le temps s’assombrir progressivement du côté de Souvigny. Bientôt des éclairs en zigzag coururent dans ce noir et des grondements assez forts en partirent. Je fis rassembler le troupeau par Médor et le ramenai : il n’y avait pas plus d’une heure que j’étais là. Dans la rue Creuse, entendant moins le tonnerre, j’eus le pressentiment que je faisais une bêtise ; pourtant je n’eus pas le courage de revenir sur ma détermination. Dès qu’elle me vit, ma mère me demanda d’une voix dure qui est-ce qui m’avait pris de revenir si tôt ; et comme je lui parlais de l’orage, elle se mit à rire et à hausser les épaules en me disant que je n’étais qu’un « bourri » de ne pas savoir encore que les orages ne sont jamais pour nous lorsqu’ils prennent naissance du côté du soleil levant. Pour bien me faire entrer cela dans la tête, elle me gratifia de deux claques et me fit repartir sans attendre plus.

« Qui a été pris, se méfie… » Quand survint un autre orage, je jugeai prudent de ne pas m’emballer, bien qu’il se soit formé sur Bourbon. Sans broncher, je laissai donc passer tous les grondements précurseurs. Mais ils allaient augmentant ; de grands éclairs rayaient le ciel de leurs tortils lumineux : l’orage gagnait sur Saint-Aubin. Bien que j’eusse très peur, je ne me décidai à partir qu’au moment où se mirent à tomber de grosses gouttes espacées. J’étais à peine dans la rue que la pluie augmenta soudain, tomba en une averse de déluge, parsemée de grêlons. Les moutons refusaient d’avancer ; j’étais ruisselant, transpercé, meurtri et commençais à me faire bien du mauvais sang quand j’aperçus venir à mon secours, les épaules couvertes d’un sac vide, mon père. Il me demanda si je n’étais pas idiot à fond de ne pas rentrer par un temps pareil. À la maison, après qu’elle m’eut fait revêtir des habits secs, ma mère me tarabusta de nouveau.

Ayant été battu pour venir quand il ne fallait pas et battu pour ne pas venir quand il fallait, on comprendra combien ensuite les ciels d’orage me rendaient perplexe, combien ils me semblaient gros de menaces.

  1. Dans les campagnes bourbonnaises la dénomination « mauvaises bêtes » s’applique surtout aux reptiles.