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II


Notre ferme possédait en bordure du bois toute une zone vierge encore des fouilles de l’araire où croissaient seulement, en plus d’une herbe fine, des bruyères, des genêts, des ronces et des fougères, et où de grosses pierres grises saillaient du sol par endroits. Cette partie du domaine était dénommée « la Breure[1] » et servait de pâture aux brebis quasi toute l’année. Les brebis étaient gardées par ma sœur Catherine qui avait dix ans, et je l’accompagnais très souvent. Aussi, la Breure me fut-elle bientôt familière. On y rencontrait toute sorte de bêtes ; les oiseaux y pullulaient ainsi que les reptiles, et les animaux de la forêt y faisaient parfois des apparitions. Je vis un jour toute une famille de gros cochons noirs traverser au galop le bas de la pâture ; je les montrai vite à ma sœur qui, occupée à tricoter, ne les remarquait pas : elle me dit que c’étaient des sangliers. Une autre fois, ce fut elle qui aperçut la première un couple de chevreuils occupés à brouter les petites branches vertes de la haie, comme faisaient nos chèvres ; je courus dans leur direction et ils détalèrent prestement.

On prétendait que la forêt recélait aussi des loups. Un de nos agneaux, vers la fin de l’hiver, disparut au cours d’une séance de garde sans qu’il fût possible de découvrir le moindre indice capable de mettre sur sa trace. La Catherine, que je n’avais pas suivie ce jour-là, déclara qu’elle ne s’était aperçue de rien, que les brebis n’avaient pas eu peur. À tort ou à raison, on accusa de ce rapt mystérieux un loup. Ma sœur ne voulut plus aller seule à la Breure parce qu’elle s’effrayait à l’idée de voir réapparaître le méchant fauve. On m’obligea à l’accompagner constamment et je dois dire que nous n’étions pas plus rassurés l’un que l’autre ; nous ne parlions que du loup et nous en faisions un monstre effrayant capable de tous les crimes. Cependant nous n’eûmes pas l’occasion de faire la différence entre un loup réel et celui de notre imagination : aucun ne se présenta et nul autre agneau ne fut enlevé.

Bien moins rares étaient les lapins : nous en voyions tous les jours courir plusieurs. La plupart du temps notre chien Médor se mettait à leur poursuite et il lui arrivait parfois d’en saisir un. Mais il ne s’avisait pas de nous le montrer ; il se dissimulait derrière la bouchure[2] d’un champ voisin, ou bien pénétrait dans le bois pour s’en repaître sans risquer d’être dérangé ; il revenait ensuite, tout penaud, nous trouver, avec du poil et du sang dans sa barbiche grise ; il baissait la tête et remuait la queue ayant l’air de demander pardon.

À vrai dire, le pauvre chien faisait tellement maigre chère à la maison qu’il était bien excusable de se montrer vorace quand le hasard lui fournissait un supplément de nourriture. Maintenant on traite les chiens comme des personnes ; on leur donne de la bonne soupe et du bon pain. Mais à cette époque on leur permettait seulement de barboter dans l’auge qui contenait la pâtée des cochons, laquelle pâtée était fort claire et peu riche en farine. Comme complément, on faisait sécher au four à leur intention une provision de ces âcres petites pommes que produisent les sauvageons des haies et qu’on appelle ici des croyes.

On les jugeait d’ailleurs capables de vivre de leur chasse. Quand Médor, au retour des champs, paraissait affamé, quand, à l’heure des repas, il rôdait autour de la table quémandant des croûtes, mon père demandait à la Catherine.

Ol a donc pas rata ?

Ce qui voulait dire :

― Il n’a donc pas fait la chasse aux rats ?

Ma sœur disait non. Alors mon père :

Voué un feignant : si ol avait évu faim, ol aurait ben rata… (C’est un fainéant : s’il avait eu faim il aurait bien raté).

Et il reprenait :

Enfin dounnes-y une croye.

La Catherine s’en allait dans la chambre à four attenante à la maison et qui servait de réduit aux débarras ; elle prenait dans une vieille boutasse poussiéreuse une ou deux de ces petites pommes recroquevillées et les offrait au pauvre Médor qui s’en allait les déchiqueter dans la cour, sur les plantes de jonc où il avait coutume de dormir. À ce régime, il était efflanqué et de poil rude, on peut le croire ; il eût été facile de lui compter toutes les côtes.

Notre nourriture, à nous, n’était guère plus fameuse, à la vérité. Nous mangions du pain aussi noir que l’intérieur de la cheminée, et graveleux comme s’il eût contenu une bonne dose de gros sable de rivière ; il était fait de seigle moulu brut ; toute l’écorce restait mêlée à la farine ; on prétendait que c’était plus nourrissant.

On faisait bien moudre aussi quelques mesures de froment, mais c’était pour les beignets et pour les pâtisseries — tourtons et galettes — qu’on cuisait avec le pain. Cependant on pétrissait d’habitude avec cette farine-là une petite miche qui sentait bon, qui avait la croûte dorée et dont la mie était blanchâtre. Mais cette miche était réservée pour la soupe de ma petite sœur Marinette, la dernière venue, et pour ma grand’mère, les jours où sa maladie d’estomac la faisait trop souffrir. Parfois pourtant, quand elle était de bonne humeur, ma mère m’en taillait un petit morceau que je dévorais avec autant de plaisir que j’eusse pu faire du meilleur des gâteaux. Mais cela n’arrivait pas souvent, car la pauvre femme en était avare de sa bonne miche de froment !

La soupe était notre pitance principale : soupe à l’oignon le matin et le soir, et, dans le jour, soupe aux pommes de terre, aux haricots ou à la citrouille, avec gros comme rien de beurre. Le lard était réservé pour l’été et pour les jours de fête. Avec cela, nous avions des beignets indigestes et pâteux d’où les dents s’arrachaient difficilement, des pommes de terre sous la cendre et des haricots cuits à l’eau, à peine blanchis d’un peu de lait. On se régalait les jours de cuisson parce qu’il y avait du tourton et de la galette ; mais ces hors-d’œuvre étaient vite épuisés. Ah ! les bonnes choses n’abondaient guère !

  1. Terme bourbonnais s’appliquant à la plupart des terrains incultes, et qui n’est qu’une déformation locale du mot « bruyère ».
  2. Synonyme de haie, ce terme est toujours employé dans le langage commun.