Stock (p. 166-171).
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XXIX


La mise au monde de notre quatrième enfant, — ce petit né avant terme et mort aussitôt, — avait beaucoup fatigué Victoire. Et puis, elle souffrait souvent ; aussi était-elle changée, vieillie. Sa figure avait minci ; ses joues s’étaient creusées ; sa pâleur bistrée s’était accentuée et ses grands yeux noirs s’étaient nimbés d’une large cernure bleue. Elle était prise fréquemment, et parfois simultanément, de coliques d’estomac et de névralgies douloureuses qui l’obligeaient à garder plusieurs jours de suite un mouchoir autour de la figure. Cela n’était pas pour améliorer son caractère froid et plutôt difficile. Elle vivait dans un état d’agacement perpétuel, broyait du noir de plus en plus, s’exagérait le mauvais côté des choses. Et toujours elle développait avec un rire amer et un grand luxe de détails tous les ennuis qu’elle prévoyait…

— Il va falloir du pain samedi ; le même jour, nous aurons à battre le beurre et à plumer les oies ; jamais nous n’en pourrons voir le bout.

Ou bien :

— Il devient indispensable de faire la lessive ; nous n’avons plus de linge. Et le mauvais temps continue toujours. Mon Dieu, que c’est ennuyeux !

Elle se lamentait de même si l’un des enfant souffrait, si les récoltes s’annonçaient mal, si les couvées ne réussissaient pas, si le jardin manquait de légumes et si les vaches diminuaient de lait. Tout lui était sujet de plaintes. Aux repas, elle ne se mettait jamais à table ; elle s’occupait de préparer les victuailles et de les servir, ou bien de surveiller les petits.

— Mais prends donc le temps de manger, voyons, bourgeoise, disais-je parfois.

— Oh ! pour ce qu’il me faut ! répondait-elle.

En effet, elle ne prenait qu’un peu de soupe claire qu’elle avalait en circulant. J’avais honte, moi qui jouissais d’un appétit robuste, de mes deux assiettées de soupe épaisse. Les jours où elle souffrait de l’estomac, elle levait les gognes[1] tout à fait, disant que rien ne lui faisait envie. Je l’engageais à se préparer un peu de soupe meilleure, ou bien à se faire cuire un œuf. Mais elle ne voulait rien savoir et prenait seulement pour se soutenir une tasse de bouillon dans la soupière commune.

Bien que la servante fût chargée de toutes les grosses besognes, Victoire n’en avait pas moins beaucoup à faire ; les enfants, la basse-cour, les repas, une bonne part du ménage, sans compter, quand le lait donnait, la préparation du beurre et du fromage, il y avait là de quoi occuper une plus robuste qu’elle. Elle savait très bien tirer parti de toutes ses denrées qu’elle portait en deux grands paniers au marché de Bourbon chaque samedi. Elle était aussi très économe et s’entendait à rabrouer la servante quand celle-ci était trop prodigue en savon, en lumière, en bois pour le feu. Certes, la pauvre fille n’avait pas toutes ses aises.

Il arriva même que notre maison fût un peu décriée : on disait que j’étais trop rapide au travail et que la bourgeoise était méchante et intéressée. Pour ces motifs, les domestiques et les servantes y regardaient à deux fois pour se louer chez nous. Nous étions obligés de les payer au dessus du cours normal.

Heureusement, Victoire restait une excellente mère ; les petits avaient rarement à souffrir de sa mauvaise humeur. Elle se plaignait d’eux, les déclarait insupportables, disait, en ses jours de souffrance, qu’ils achevaient de lui casser la tête, mais elle ne les battait jamais. Pour mon compte, je n’avais que bien rarement le loisir de m’occuper des enfants : c’est à peine si je trouvais quelques instants le dimanche pour les faire sauter sur mes genoux ; mais je puis dire en toute sincérité que je ne fus pas non plus un père brutal. S’ils ne furent pas, en raison de notre vie laborieuse, mangés de caresses, cajolés, mignotés, au moins ne furent-ils jamais talochés. Et nous eûmes, ma femme et moi, la satisfaction de nous sentir aimés d’eux.

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Quand quelques-uns de nos parents venaient nous voir, Victoire s’efforçait de faire l’aimable. En dehors de la fête patronale, le fait se produisait assez rarement, car on ne considérait pas comme étranger le père Giraud qui, ayant pris sa retraite, était revenu habiter Franchesse et nous faisait de fréquentes visites. Le pauvre vieux eut la douleur de nous apprendre un jour la mort de son fils, le soldat d’Afrique, qu’une mauvaise fièvre avait tué quelques mois avant l’expiration de son deuxième congé, époque à laquelle il comptait rentrer en France avec une place.

Les enfants de mon parrain et ceux de mon frère vinrent à tour de rôle nous inviter à leurs noces. On était généralement prévenu de leur arrivée et on faisait quelques préparatifs pour les recevoir : l’usage veut que l’on fasse faire bombance aux inviteurs. Quand je n’étais pas trop pressé, je me rendais à Saint-Menoux pour le mariage. Une fois entraîné, je buvais ferme ; et le bon picolo se déteignant sur mon cerveau où il mettait un nuage rose, j’oubliais momentanément mes soucis coutumiers ; j’étais gai, je chantais, je dansais comme les jeunes ; d’autant plus que Victoire, aimant peu sortir, ne m’accompagnait jamais.

Une visite inattendue fut celle de Grassin et de sa femme, revenus faire un tour au pays après dix ans d’absence. Ils se présentèrent chez nous, avec leur petit garçon, un soir, à la nuit tombante, et rirent beaucoup de notre extrême surprise. J’eus de la peine à reconnaître la Catherine dans cette dame à chapeau qui parlait si bien ; et son mari, avec sa figure rasée de larbin et ses beaux habits de drap, ne rappelait guère le Grassin d’autrefois. Leur petit Georges était poli, vif, enjoué et gentil comme tout ; il n’eût demandé qu’à s’amuser avec le Jean, le Charles et la Clémentine ; mais eux, trop peu habitués à voir des étrangers, restèrent taciturnes et l’évitèrent, en dépit de nos efforts. Je passai une bonne soirée à deviser avec ma sœur et mon beau-frère. Ils repartirent dans la journée du lendemain, car ils n’avaient qu’un congé de quinze jours et, comme ils tenaient à voir tous les membres de leurs deux familles, ils ne pouvaient rester longtemps dans chaque maison.

Deux ou trois fois vint aussi, avec sa famille, le verrier de Souvigny qui avait épousé la sœur aînée de Victoire. C’était un homme entre deux âges, gros et grand, au visage joufflu quoique blême, avec une abondante moustache rousse. Il toussait : sa poitrine était usée doublement par son travail de souffleur et par l’alcool. Il n’avait guère que des pensées de révolte et de mort. L’idée de la mort le hantait souvent.

— Dans notre métier, disait-il de sa voix rauque et désagréable, on est usé à quarante ans ; rares sont ceux qui vivent jusqu’à cinquante. Pour mon compte, je ne tarderai pas d’aller tirer le pissenlit par la racine.

Cette perspective était cause qu’il voulait jouir de son reste. Il exigeait une bonne cuisine, de la viande et du vin tous les jours. Ce qui ne l’empêchait pas de dépenser beaucoup hors de chez lui ; deux ou trois gouttes lui étaient nécessaires le matin, l’apéritif le soir, de grandes débauches les jours de paie, les jours de fête. Aussi, bien qu’il se fît des mois de quatre-vingt-dix francs, les ressources n’abondaient-elles jamais. Il y avait des fois où le boulanger, le boucher, l’épicier, ne voulaient plus rien donner à crédit ; ces jours-là, il entrait dans des colères épouvantables et cognait furieusement la femme et les gosses. La femme, bien plus vieillie encore que Victoire, les cheveux blanchis avant l’âge, avait une pitoyable expression de terreur résignée. Les enfants étaient de petits maigriots, rusés et sournois, précocement vicieux.

Ma bourgeoise, à qui sa sœur avait fait souvent des confidences, n’ignorait rien des dessous du ménage ; elle craignait son beau-frère et, lorsqu’il venait, elle mettait les petits plats dans les grands, se donnait tout plein de mal pour le satisfaire. Les visites du verrier m’ennuyaient aussi. Je ne comprenais rien aux questions politiques dont il m’entretenait, non plus qu’aux choses de son métier, et ses blagues sarcastiques ne m’amusaient pas. Lui ne s’intéressait aucunement à la culture, qu’il affectait de mépriser. Cela mettait de la gêne entre nous ; j’éprouvais un vrai soulagement de le voir s’en aller.

Les jours qui suivaient ces réceptions, Victoire se montrait plus grincheuse encore que de coutume, comme pour racheter ses efforts antérieurs d’amabilité. À ce point de vue, il était heureux que les visites soient rares.

  1. Expression bourbonnaise s’appliquant aux personnes tristes, dégoûtées, malades.