Stock (p. 157-166).
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XXVIII


Ma vie était fatigante et laborieuse, mais j’y trouvais du charme. Étant chef de ferme, je me sentais un peu roi. Mes responsabilités m’inquiétaient, mais j’étais fier de m’asseoir au haut bout de la table, à côté de la miche dans laquelle je coupais de larges tranches au commencement de chaque repas ; j’étais fier surtout d’avoir, au cercle de la veillée, la place du coin, la place d’honneur.

J’étais bouvier en chef et je participais au pansage de tous les animaux. En été, je ne manquais pas d’être dès le petit jour au binage ou à la fauchaison : et cependant j’avais toujours, auparavant, donné un peu de son aux moutons, préparé le déjeuner des cochons et passé voir les bœufs au pâturage. J’étais souvent debout une heure avant les domestiques et ça ne m’empêchait pas, au chantier, de payer de ma personne, d’aller aussi vite que possible. J’avais, bien entendu, la direction du travail ; les autres, échelonnés derrière moi, étaient forcés de régler leur allure sur la mienne, et je puis dire sans me vanter qu’ils n’avaient pas à s’amuser pour me suivre.

J’avais eu la chance pourtant de tomber sur un bon valet, un garçon de vingt ans passés, nommé Auguste : nous disions Guste ; il était robuste, courageux et besognait aussi dur que moi. Le second était un gamin d’une quinzaine d’années, mi-pâtre, mi-travailleur. J’engageais en plus un journalier pour l’été : ce fut, les premières années, un certain père Faure, un bonhomme déjà vieux qui avait de l’expérience et dont l’ouvrage était bon, mais qui était très bavard et un peu tason[1]. Il avait toujours des histoires à raconter et je crus m’apercevoir qu’en cherchant à nous intéresser ainsi, il poursuivait ce but de faire ralentir l’allure de la besogne, pour prendre un peu de bon temps. Un jour, d’accord avec le Guste, je résolus d’aller plus vite encore que de coutume, de façon à ce qu’il n’ait pas le loisir de parler. Quand nous eûmes ainsi fauché trois andains, le père Faure dut se dire qu’il était temps d’obtenir une trêve.

— Si nous allions de ce train-là jusqu’à midi, fit-il, nous en abatterions un sacré morceau.

— Si le maître veut, nous allons essayer, dit le Guste.

Le père Faure reprit :

— Une fois, à Buchepot, chez les Nicolas, nous avons fauché comme ça trois jours de suite. C’était le grand Pierre qui allait en tête ; il aiguise bien, l’animal, et dame, il filait… ; son beau-frère n’arrivait plus à le suivre. Le grand s’étant permis de le plaisanter, ils se fâchèrent ; je crus même qu’ils allaient se battre. Il faut dire qu’ils s’en voulaient déjà d’avance ; moi j’étais bien au courant de la chose : voilà ce qui s’était passé…

Il croyait que j’allais m’appuyer un peu sur le manche de ma faux, comme j’avais coutume de le faire, pour apprendre ce qui s’était passé entre le grand Pierre et son beau-frère ; mais, au lieu de cela, je continuai de faucher du même train anormal ; et quand nous fûmes au bout, le Guste et moi, il se trouva un peu en retard.

— Sacrée misère ! fit-il, j’ai attrapé une fourmilière qui a abîmé mon taillant. J’ai fauché une fois dans un pré où il y en avait tellement qu’on était obligé de battre les faux au premier déjeuner…

Il se retourna, parut étonné de voir que nous ne l’écoutions plus, que nous étions déjà loin. Après, d’andain en andain, son retard s’accentua. Il y avait une zone où, l’herbe étant très dure, il fallait aiguiser souvent, ce qui forçait à ralentir. À ces moments-là, Faure croyait rejoindre ; mais il arrivait juste à la portion défavorable quand nous retrouvions, nous, l’herbe tendre ; nous filions vite pendant qu’il s’escrimait, impuissant à conserver son gain de distance.

La servante ayant apporté la soupe, il ne voulut pas venir manger sans avoir rattrapé son retard. Lorsqu’il arriva haletant, le visage ruisselant, la chemise détrempée, notre repas était terminé : nous nous levions pour repartir. Alors, furieux, il fit mine de ne pas vouloir manger, de revenir prendre son andain en même temps que nous. Pour le faire consentir à déjeuner, je fus obligé de lui dire que nous allions l’attendre, ce que nous fîmes en effet, bien que le Guste eût ardemment souhaité le contraire. Le pauvre père Faure bouda pendant huit jours au moins, mais il ne fut pas guéri de sa manie de rappeler des souvenirs : vingt fois même il répéta, faisant allusion à l’incident dont il avait été victime :

— Ma faux n’est pas de ces meilleures : si j’avais eu celle que j’ai cassée il y a deux ans, vous ne m’auriez pas laissé, bien sûr.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’était pas toujours que j’avais pour moi le domestique. Il y avait des moments pénibles où je les sentais tous alliés : le Guste, le père Faure, le gamin, la servante ; leurs visages durs exprimaient le mécontentement, l’hostilité ; leurs regards se faisaient haineux : je me sentais l’ennemi. Cela se produisait surtout les jours de grande chaleur. Après le repas de midi, la fatigue, la fainéantise les gagnaient ; il auraient voulu faire la sieste. Moi aussi, j’aurais aimé me reposer : j’étais exténué, accablé autant qu’eux. Mais je réagissais violemment et cherchais des mots pour les entraîner :

— Hardi ! les gas ! dépêchons-nous d’aller charger ; le temps est à l’orage : notre foin pourrait bien mouiller.

Des fois, je les prenais par l’amour-propre.

— Nous allons pourtant finir les derniers : ceux de Baluftière et ceux de Praulière sont plus avancés que nous ; et si nous voulons arriver en même temps que ceux du Plat-Mizot, il faut nous remuer.

Ils se levaient, proféraient pour se soulager de gros blasphèmes :

— Bon Dieu de bon Dieu, ce n’est quand même pas faisable de travailler par des chaleurs pareilles ; il n’y a pas d’animaux qui résisteraient.

Faure disait :

— Je veux faire un mauvais coup pour aller voir au bagne si c’est pire que là.

Au chantier, je m’efforçais de les remonter en leur racontant quelques bêtises, des histoires salées dont rougissait la servante. Ils riaient, ils en disaient de plus fortes ; le temps passait et le travail se faisait. Être gai, ne pas se ménager soi-même, c’est encore le meilleur moyen d’obtenir beaucoup des autres.

Il nous arrivait, au cours de ces rudes séances de fenaison ou de moisson, par les soirées brûlantes, d’apercevoir M. Frédéric et ses amis installés à boire la bière autour d’une petite table placée exprès dans le parc, au milieu d’un bosquet de grands arbres.

— Ce qu’ils sont heureux, tout de même, ces cochons-là ! faisait le Guste qui, en dehors de leur présence immédiate, n’avait nul respect.

Les autres formulaient aussi des phrases irrévérencieuses ; mais moi je gardais le silence, ou bien je m’efforçais de les calmer quand ils allaient trop loin. Il vaut toujours mieux ne rien dire de ceux sous la domination desquels on est placé. Le pauvre doit savoir s’en tenir à la seule pensée.

Finir un travail pour en recommencer bien vite un autre qui est en retard, faire des journées de dix-huit heures, dormir cinq ou six heures seulement d’un sommeil léger coupé d’inquiétudes, c’est un régime qui n’engraisse pas, mais d’où l’ennui est banni. Ce régime-là, six mois chaque année je le suivais à la lettre. Car, après la rentrée de récoltes, c’étaient les fumures, les labours, les semailles et, jusqu’aux environs de la Saint-Martin, je continuais de me lever dès quatre heures du matin.

Les labours étaient particulièrement durs en raison de la situation du domaine sur la partie montante du vallon ; presque tous les champs étaient en côte ; l’argile y dominait mêlé de pierres. Tout cela rendait le travail pénible et pour le laboureur et pour les bœufs. Les pauvres bœufs se levaient bien à regret quand nous allions les chercher avant le jour dans le grand pré qui était leur pâture habituelle en septembre. Ils étaient presque toujours couchés sous le même chêne, masses blanches dans la brume de l’aurore commençante, et il fallait leur donner de grands coups d’aiguillon pour les faire se mettre en mouvement.

— Allez, les rosses ! Allez, mes gros !

Ça les peinait beaucoup de partir et, vrai, ça me faisait aussi quelque chose pour eux : le pâturage était bon ; il possédait une grande mare qu’alimentait une source d’eau très claire ; l’ombre des haies était épaisse et fraîche. Il m’en coûtait de les priver de cet Éden pour leur faire passer de longues heures pénibles à tirer la charrue dans les guérets montueux. J’éprouvais parfois le besoin de m’en excuser auprès d’eux :

— C’est embêtant bien sûr, mais puisqu’il le faut… Moi aussi, mes vieux ; je préfèrerais me reposer et pourtant je travaille. Allez-y donc de bon cœur.

Ils avaient du bon temps pendant les mois d’hiver, et ma tâche était moins rude aussi : je ne me levais qu’à cinq heures ; je me couchais à huit. Mais les inquiétudes, pour un chef de ferme, sont de toutes les saisons. À cette époque, c’était la question du fourrage qui m’occupait surtout. Il n’en fallait pas trop faire manger, et, pourtant, il était indispensable de ne pas le ménager aux bêtes à l’engrais, d’en donner une ration suffisante aux vaches fraîches vélières, aux génisses à vendre au printemps et aussi aux bœufs de travail que je n’aimais pas voir maigrir. Je toisais souvent mon fenil, prenant des points de repère, sacrifiant telle partie pour jusqu’à telle époque, et j’arrivais ainsi à n’être jamais pris au dépourvu. Mais, les mauvaises années, il me fallait mêler à la ration quotidienne une bonne dose de paille et encore j’avais grand’peine à m’en tirer ; je tremblais tout l’hiver, voyant comme ça diminuait vite, de la crainte d’être à la misère en fin de saison. C’est que, quand il faut acheter, pendant un mois seulement, du fourrage pour nourrir un cheptel de vingt-cinq bêtes, le bénéfice de l’année est bien compromis ! Je me chargeais seul de la distribution à tout le cheptel et, les jours de sortie, je manquais rarement l’heure du pansage. Je m’abstenais le plus possible d’aller à l’auberge, sachant bien que le temps passe sans qu’on s’en aperçoive, et qu’on court grand risque de se mettre en retard lorsqu’on est pris à causer avec les autres. Et puis, le souvenir des faiblesses de mon père et le souvenir de la bataille de Saint-Menoux, qui m’avait valu un procès, me hantaient souvent, et me donnaient de la débauche une crainte salutaire.

Ma seule passion était la prise. J’avais augmenté la dose primitive. Il me fallait déjà, lors de mon installation à la Creuserie, pour cinq sous de tabac par semaine et j’en vins progressivement à monter jusqu’à dix sous : j’en suis encore là. En labourant, quand j’arrivais au bout d’un sillon, je m’arrêtais un instant pour examiner le sillon nouveau où j’allais m’engager, afin d’en voir les courbes, pour les atténuer ou les supprimer si possible, et, alors, machinalement, je tirais ma tabatière ; en fauchant, après chaque andain, crac, une prise ; en sarclant, quand je m’arrêtais un instant pour me redresser, souffler, ma main glissait dans ma poche à la recherche de la queue-de-rat, sans même que ma volonté y soit pour quelque chose. Les plus mauvais jours étaient ceux où ma provision s’épuisait. Cela arrivait souvent le samedi. Je n’osais pas, à cause de Victoire surtout, envoyer quelqu’un exprès au bourg de Franchesse pour m’acheter du tabac ; mais le temps me semblait long ; j’étais mal à l’aise ; il me prenait des envies de chercher chicane à tout le monde ; je ne trouvais pas de bonne place.

C’était, en somme, une faiblesse excusable, mais la satisfaction intime que j’éprouvais de mon œuvre était à coup sûr le meilleur de mes plaisirs, et le plus sain. Contempler mes prés reverdissants ; suivre passionnément dans toutes ses phases la croissance de mes céréales et de mes pommes de terre ; voir que mes cochons profitaient, que mes moutons prenaient de l’embonpoint, que mes vaches avaient de bons veaux ; voir mes génisses se développer normalement, devenir belles ; conserver mes bœufs en bon état en dépit de leurs fatigues, les tenir bien propres, bien tondus, la queue peignée, de façon à être fier d’eux quand j’allais, en compagnie des autres métayers, faire des charrois pour le château ; engraisser convenablement ceux que je voulais vendre : ma part de bonheur était là. Il ne faut pas croire que je visais uniquement le résultat pécuniaire, le bénéfice légitime qui devait me revenir de ma part de récolte ou de la vente des animaux : non ! Une portion de mes efforts tendait à cette ambition désintéressée de me pouvoir dire :

— Mes blés, mes avoines vont être remarqués. Quand je sortirai mes bêtes à la foire, on va les admirer parce qu’elles sont belles. Ceux de Baluftière, ceux de Praulière, ceux du Plat-Mizot vont être jaloux de constater que mes bœuf sont plus gras que les leurs, et mes génisses meilleures.

Quand nous nous rencontrions avec les voisins, à l’aller ou au retour des champs, ou bien quand nous réparions, l’hiver, les haies mitoyennes, nous parlions toujours de nos bêtes, et j’avais coutume de faire le modeste.

— Oh ! pas fameux, mes veaux, cette année… Mes moutons n’engraissent pas comme j’aurais cru… Mes bœufs ont travaillé trop tard : je n’en ferai rien…

Quelquefois, les mêmes voisins venaient veiller peu de temps après et je les invitais, comme il est d’usage, à faire un tour aux étables. Alors je jouissais de leur surprise, et les compliments qu’ils m’adressaient m’étaient sensibles. Quand nous menions peser ensemble, quelques jours avant la foire, les bœufs des six domaines, si des étrangers admiraient les miens parmi les autres, ma joie augmentait encore. Elle devenait intense s’il en était de même au champ de foire. Et, pour me faire valoir davantage, je répondais aux complimenteurs :

— Ce n’est pas qu’ils ont eu trop de repos, les pauvres bougres : jusqu’à la fin des semailles ils ont travaillé. Tant qu’aux dépenses, il est difficile d’en faire moins : ils n’ont mangé que deux sacs de farine d’orge et trois cents livres de tourteaux.

— Allons, allons, vous ne les avez pas amenés ainsi avec rien, faisaient les autres, incrédules.

De fait, souvent, je mentais un peu…

Je me fis ainsi dans la contrée une réputation de bon bouvier. On m’avait rapporté ce propos tenu par M. Parent dans une auberge de Franchesse, en présence de deux ou trois gros bonnets :

— Le meilleur de mes laboureux, c’est Tiennon de la Creuserie ; il fait bien valoir et, pour les bêtes, c’est un soigneur comme il y en a peu…

Cette phrase, qui me revenait souvent en mémoire, me grisait. Au cours des pansages, surtout, il m’arrivait de sentir sous ma blouse graisseuse le tic-tac ému de mon cœur. C’est une impression de ce genre que doivent ressentir les généraux lorsqu’ils ont gagné des batailles. Et, ma foi, il me semble que ma satisfaction était aussi légitime que la leur, et moins propre à inspirer des remords ensuite : car mon succès, à moi, n’exigeait nul sacrifice de vies humaines.

D’autres fois, c’était dans les champs, au cours des séances de travail, que je ressentais cette passagère plénitude de bonheur. C’était surtout aux saisons intermédiaires, quand il faisait bon dehors, quand la brise, caressante comme une femme amoureuse, apportait avec elle des senteurs de lointain, des arômes d’infini, des souffles sains dispensateurs de robustesse. D’être cultivateur, de vivre en contact avec le sol, avec l’air et le vent, un orgueilleux contentement me venait ; et je plaignais les boutiquiers, les artisans qui passent leur vie entre les quatre murs d’une même pièce, et les ouvriers d’industrie emprisonnés dans des ateliers où il fait chaud, où l’air est vicié, et les mineurs qui travaillent sous terre. J’oubliais M. Gorlier, M. Parent ; je me sentais le vrai roi de mon royaume et je trouvais la vie belle.

  1. Un peu mou, un peu lent.