Stock (p. 124-126).
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XX


Après un séjour de six années, mes parents avaient été obligés de quitter la Billette, les relations étant devenues impossibles avec M. et Mme Boutry. Ils s’en étaient allés à l’autre extrémité de la commune de Saint-Menoux, du côté de Montilly.

Mon père ne vécut pas longtemps dans cette nouvelle ferme. Au mois de janvier 1849, deux mois après qu’il y fut entré, on vint me dire qu’il était gravement malade. J’allai le voir dès le lendemain et le trouvai très amaigri, très abattu, avec une forte fièvre qui, sous sa barbe longue, colorait ses joues creuses.

— Mon pauvre garçon, je suis perdu, me dit-il. C’est égal, je suis bien aise de t’avoir revu avant de mourir…

Il me regarda longuement avec des yeux mouillés ; j’eus de la peine à m’empêcher de pleurer.

Le malheureux ne se trompait pas : il mourut trois jours après, par une triste aube neigeuse.

Je le regrettai sincèrement, car depuis que j’étais à même de l’apprécier sans passion, avec ma pleine raison, j’avais compris qu’il était un très brave homme à qui la vie n’avait pas été tendre : son frère avait vécu à ses dépens, ses maîtres l’avaient grugé, sa femme l’avait malmené. C’est seulement dans ses rares séances prolongées d’auberge qu’il avait trouvé quelques satisfactions.

Ma sœur Catherine, mariée à Grassin, ne put assister à l’enterrement ; car elle était, depuis un an, placée à Paris avec son époux.

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À la suite de ce deuil, il y eut encore une révolution dans la maisonnée. Ma mère, qui était depuis quelque temps à couteaux tirés avec le Louis et sa femme, chercha à indisposer mon parrain contre eux, dans le but d’arriver à rendre inévitable la séparation des deux ménages. Mais, sauf quelques dissentiments passagers, mes deux aînés s’entendaient assez bien ; ils jugèrent qu’ils s’en tireraient encore mieux à rester ensemble tant que leurs enfants ne seraient pas élevés. Alors, toujours intransigeante et méchante, ma mère déclara qu’elle partirait. Et, en effet, elle loua à l’entrée du bourg de Saint-Menoux, sur la route d’Autry, une pauvre chaumière dans laquelle elle se retira pour y vivre la vie des femmes seules et sans ressources : glaner, laver les lessives, faire toutes les corvées désagréables et pénibles qui se présentaient. Tant qu’elle fut en état de travailler, elle laissa dormir dans un coin de son armoire les quelques centaines de francs qui constituaient son avoir.

La Marinette resta au domaine avec mes frères ; ils la gardèrent un peu par charité, mais aussi parce qu’elle leur rendait service. La pauvre innocente, en effet, avait un culte pour les moutons et s’acquittait très bien du rôle de bergère, moins le dénombrement, à la rentrée, qu’elle n’était pas en état de faire. Elle savait filer et était apte à certains travaux des champs. En somme, elle gagnait bien à peu près sa vie. Comme habits, il lui fallait peu de chose, car elle ne sortait jamais des limites territoriales de la métairie.