Stock (p. 119-124).
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XIX


Il y avait certains travaux pour lesquels l’expérience me manquait beaucoup : ainsi, avant de me mettre à mon compte, je n’avais jamais semé. Dans les fermes, l’emploi de semeur était toujours affecté au maître ou à son fils aîné ; (à la Billette, mon parrain en était titulaire depuis un certain temps). Je crois bien que cette coutume de ne pas varier les rôles existe encore un peu. Il y a toujours le bouvier, le jardinier, le semeur. Le bouvier ne s’occupe jamais du jardin ; le jardinier ne sait guère labourer, ni soigner les bœufs. Et quand la séparation survient, l’un et l’autre se trouvent embarrassés.

Je semai donc la première fois inégalement et trop fort, et ma récolte en fut compromise. De plus, les voisins qui eurent l’occasion de voir mon blé se fichèrent de moi ; cela me fut pénible, malgré que je constatais qu’il y avait de quoi.

À vrai dire, les meilleurs semeurs n’obtinrent pas, cette année-là, de brillants résultats. À la suite d’une période de gels nocturnes et de soleils chauds, puis d’un printemps humide, la récolte de 1847 fut mauvaise entre toutes. Le froment se vendit huit francs le double et le seigle six francs. À la campagne, tous les pauvres gens étaient bien malheureux ; et dans les villes, à Paris surtout, il paraît que c’était encore pis.

Je savais cela par M. Perrier, un ancien maître d’école devenu agent d’assurances, qui habitait tout près de la place de l’Église et qui était notre client pour le lait. M. Perrier lisait le journal et, chaque fois qu’il se passait quelque chose d’important, il ne manquait pas de le dire à ma femme en la chargeant de me le rapporter.

La misère des ouvriers de la capitale les fit se révolter peu après, au mois de février 1848. Victoire m’annonça cette nouvelle un beau jour, de la part de M. Perrier. Alors, je me rappelai qu’au temps où j’étais pâtre dans la Breure du Garibier, j’avais entendu dire par les scieurs de long quelque chose d’analogue : Paris en révolution, un roi chassé et remplacé par un autre roi qui s’appelait Louis-Philippe, le drapeau tricolore à la place du drapeau blanc, etc. Étant allé le lendemain faire la tournée du lait, je rapportai à M. Perrier ces souvenirs. Il me dit qu’on venait précisément de mettre à la porte à son tour ce même roi Louis-Philippe, et qu’au lieu d’un roi, nous avions maintenant la République ; et il se donna la peine de m’expliquer la différence qu’il y avait.

À la campagne, on ne s’inquiète guère d’habitude des affaires du gouvernement. Que ce soit Pierre ou Paul qui soit en tête, on n’en a pas moins à faire, aux mêmes époques, les mêmes besognes. Pourtant ce changement de régime fut connu de tous et fit un certain bruit.

La République fit d’ailleurs une bonne chose dont je lui sus gré tout de suite, et bien d’autres avec moi : ce fut d’enlever l’impôt sur le sel. On le payait auparavant cinq et six sous la livre, et on le ménageait presque autant que le beurre : après, il ne se vendit plus que deux sous. Je compris que c’était une canaillerie de la part de l’ancien gouvernement que de laisser subsister un impôt énorme sur une matière de première nécessité, et dont le pauvre, pas plus que le riche, ne pouvait se passer.

Une autre innovation dont tout le monde s’aperçut, ce fut l’établissement du suffrage universel. Je savais que les ouvriers des villes faisaient de cela une grande affaire et j’ai compris plus tard qu’ils avaient raison. Mais, à ce moment, je ne trouvais pas que le droit de vote fût une chose d’aussi grande importance que la suppression de l’impôt sur le sel.

Comme bien on pense, ces réformes ne faisaient pas plaisir aux riches. Les céréales augmentaient toujours : on disait que les gros bourgeois en avaient accumulé des approvisionnements considérables qu’ils faisaient jeter dans la mer, dans le but de provoquer la famine, en haine du gouvernement nouveau.

Il y eut bientôt des élections pour nommer les députés. Je reçus plusieurs papiers à cette occasion, et je m’en fus trouver M. Perrier, le priant de me les lire et de m’en expliquer l’usage. Très familier selon sa coutume, il s’empressa de me satisfaire. Dans leur programme, les candidats républicains parlaient de liberté, de justice, de bonheur du peuple et promettaient des réformes nombreuses : la création d’écoles et de routes, la diminution du temps de service, l’assistance aux infirmes et aux vieillards pauvres. Les conservateurs parlaient surtout de la France qu’ils voulaient unie, grande et forte ; ils voulaient la paix, l’ordre, la prospérité ; ils conseillaient de se méfier des utopistes révolutionnaires qui méditaient de tout bouleverser, de faire table rase des traditions séculaires de notre chère patrie et, — conséquemment, — de nous conduire aux abîmes. J’étais loin de comprendre le sens exact de toutes ces belles phrases. Mais il me sembla néanmoins que les conservateurs tentaient d’éblouir les électeurs par de grands mots qui ne signifiaient rien, alors que les républicains émettaient quelques bonnes idées pratiques. Je dis à M. Perrier ce que je pensais et il m’engagea en effet à voter pour ces derniers.

— Dites-le bien à vos amis, à vos voisins, conclut-il, il n’y a que les républicains qui aient le désir de voir améliorer votre situation. Les autres sont de gros bourgeois qui trouvent excellent l’ancien ordre de choses ; ils ont lieu d’être contents de leur sort, et croyez que le sort des autres leur importe peu.

J’étais donc décidé à suivre ma première impression que venait corroborer l’opinion de M. Perrier. Mais l’avant-veille du scrutin, pendant que j’étais au travail, le curé vint chez nous et raconta à ma bourgeoise que tous les républicains étaient des canailles. Il lui cita plusieurs individus de mauvaise réputation, fainéants et ivrognes, qui criaient bien fort : « Vive la République » dans les rues de la ville, les soirs où ils avaient bu.

Si ces gens-là arrivent au pouvoir, avait dit en terminant le curé, il n’y aura de sécurité pour personne ; ils prendront le bien des braves gens et ils vivront en rentiers à la sueur du front des autres. Tous les électeurs honnêtes voteront pour ceux qui représentent les bons principes, c’est-à-dire pour les conservateurs.

Victoire me raconta cela le soir même.

— Voilà, fit-elle, ce que M. le curé m’a chargé de te rapporter. À présent, fais-en ce que tu voudras.

Cela me mit bien en peine, car je savais qu’effectivement tous les pas grand’chose de la ville affichaient à tout propos leur républicanisme. Mais je réfléchis que les candidats à la députation ne devaient pas ressembler aux quelques criards et soulauds que nous voyions ici. D’ailleurs, M. Perrier, cet excellent homme, intelligent et instruit, était républicain. Bien d’autres bons vivants que je connaissais étaient républicains aussi. Et puis, j’avais appris que l’illustre Fauconnet menait une campagne acharnée en faveur des conservateurs.

Je dis à ma femme :

— Écoute, en fait que de bien, nous n’avons guère que nos deux vaches, je ne pense pas qu’on vienne nous les enlever… Et il n’y a pas que des braves gens pour soutenir les candidats du curé : Fauconnet, qui est certainement le plus voleur de Bourbon, les soutient aussi…

— Tu ne veux pas comparer M. Fauconnet aux abrutis et aux fainéants qui crient dans les rues ?

— Oh non ! je leur ferais injure, dis-je en riant ; ils ne sont pas de sa taille !

Au fond, je reconnaissais néanmoins que ces voyous faisaient grand tort aux candidats républicains. J’ai remarqué cent fois depuis que les plus terribles ennemis de ceux qui représentent aux élections les idées de progrès sont les gens à réputation douteuse qui se mettent en vue sous couleur de les soutenir. Les meilleurs programmes, les meilleurs candidats se trouvent salis de ces contacts ; un certain discrédit rejaillit sur eux dans l’esprit au moins de ceux qui, comme les neuf dixièmes des paysans, et moi-même, basent leur opinion sur le degré de sympathie qu’ils éprouvent pour ceux qui se font les apôtres des diverses idées dans le pays.

Toute la journée du samedi, je fus tiraillé de sentiments contraires ; mais le dimanche je revins à ma résolution première : je mis dans l’urne le bulletin de la liste républicaine. Ce fut ma façon de remercier le gouvernement nouveau d’avoir mis le sel à deux sous.

Par exemple, quand on nous fit revoter six mois plus tard pour nommer le président de la République, je n’agis pas selon les mêmes principes. Tous les personnages influents, les propriétaires, les régisseurs, les gros fermiers, les curés, s’étaient chargés de dire et de répéter partout que les campagnards devaient porter leurs suffrages sur Napoléon, attendu que les autres ne s’occuperaient que des ouvriers des villes. On causait de cela dans tous les groupes de cultivateurs qui se formaient le dimanche après la messe, sur la place de l’Église, ou sur celle de la mairie.

— Mon maître a dit que si un républicain était nommé président, le blé ne se vendrait que vingt sous la mesure…

— Le mien m’a dit la même chose, reprenait un autre. Les républicains veulent que ceux des villes aient le pain pour rien.

— Ils feraient baisser la viande aussi, on peut en être sûr…

— On ne pourrait plus vivre en travaillant la terre…

Ces bruits avaient pris de l’ampleur et nous influençaient : comme mes confrères, je votai pour Napoléon.