Stock (p. 72-79).
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XII


Après bien des démarches, mon père finit par trouver une autre ferme. Cette ferme, qui s’appelait « la Billette », était située à proximité du bourg de Saint-Menoux, au bas d’une grande côte, tout près de la route de Bourbon. Elle venait d’être achetée par un pharmacien de Moulins, un certain M. Boutry, lequel, ayant remis son fond, vint s’y installer en même temps que nous : car il y avait une maison de maître, une grande maison carrée dans un jardin spacieux, qu’un mur séparait de notre cour.

À plusieurs points de vue, nous étions mieux placés qu’au Garibier. Les bâtiments n’étaient qu’à deux cents mètres de la grande route que bordaient plusieurs de nos champs. Nous voyions passer des cavaliers, des piétons, des voitures ; cela nous changeait de notre vallon sauvage de là-bas où jamais nous n’avions l’occasion de voir d’étrangers. Le logement était passable et il n’y avait pas à se plaindre des terres. Mais ce qui nous sembla bientôt gênant, puis insupportable, ce fut la quasi-cohabitation avec le maître, sa présence constante.

M. Boutry n’était pas un mauvais homme et je mettrais ma main au feu que lui ne profita pas de notre ignorance pour nous gruger sur les comptes. Seulement, il était méticuleux et tatillon. Il avait le tort, — ne connaissant rien des choses de la culture, — de prendre au sérieux son rôle de propriétaire gérant. Il avait acheté des livres d’agriculture et il aurait voulu nous faire accepter en bloc les théories qu’il y puisait. Ces théories avaient peut-être du bon, mais elles contenaient aussi beaucoup d’absurdités ; et elles étaient si contraires aux habituelles façons de faire que, bien souvent, lorsqu’il les développait, nous lui éclations de rire au nez. D’ailleurs, son physique même et ses gestes prêtaient à rire. Petit, vif et remuant, crâne chauve et barbe courte, il venait en sautillant nous relancer dans les étables ou dans les champs. Et timidement, poliment, il faisait ses observations :

— Voyez, il serait préférable de labourer à telle époque et de telle façon. Ou bien : — Vous mettez trop peu de semence. Ou bien encore : — Il faut donner telle ration à vos bœufs.

Je me rappelle d’un jour où il vint nous trouver, mon parrain et moi, alors que nous étions en train de labourer une jachère. Il pouvait être neuf heures du matin ; c’était à la fin d’avril et il faisait chaud ; M. Boutry dit, très affairé :

— Baptiste, Baptiste, quand il fait chaud comme cela il ne faut pas garder les bœufs trop longtemps, trois heures au maximum. Si l’on prolonge au-delà de cette limite, il peut en résulter des accidents fort graves. J’ai lu cela hier dans un traité d’agriculture très bien fait.

Il passa sur le dos des bœufs sa petite main d’apothicaire fine et blanche.

― Voyez, ils sont déjà en sueur ; leurs flancs battent ; de la mousse écumeuse sort de leur bouche ; ils en viendraient à tirer la langue… Il va falloir les dételer, Baptiste.

Mon parrain haussa les épaules.

— Nous en aurions pour longtemps à faire notre ouvrage, monsieur, si nous ne les gardions que trois heures chaque attelée. Par les temps de chaleur, bien sûr que leurs flancs battent et qu’ils tirent la langue, mais ça ne leur fait pas de mal, allez…

Il s’exprimait d’un ton rude, en notre langage incorrect de la campagne, et cela contrastait avec l’affabilité du maître et son pur français.

— C’est une erreur : il peut en résulter des accidents fort graves, vous dis-je… Ne les gardez pas trop longtemps.

— Oh ! pas plus tard que midi, vous pouvez être tranquille, fit mon parrain narquois.

— Comme les autres jours, ajoutai-je malignement.

M. Boutry vit bien qu’on se fichait de lui. Il partit très mécontent.

— Vieux serin, va ! t’as pas fini de nous embêter, monologua mon parrain en le voyant s’éloigner. Qu’on est malheureux d’avoir toujours ce vieux cruchon sur le dos !

La politesse, la déférence nous faisaient bien défaut, comme on voit. Pourtant, au Garibier, avant la rupture, nous savions nous montrer empressés à l’égard de Fauconnet. Mais Fauconnet ne venait que deux fois par mois ; il connaissait la vie rurale ; il avait comme gérant des capacités incontestables ; enfin il savait parler en maître. Tandis que Boutry, exprimant d’un air de prière les idées de ses livres, nous semblait ridicule ; et puis, dame, il était toujours là…

De par les conditions du bail, nous étions astreints à accomplir pour le service particulier du maître une foule de petites besognes : car il n’avait pas de domestique mâle. Nous devions soigner son cheval, nettoyer sa voiture, atteler et dételer quand il allait en route, puis faire son jardin et casser son bois. Il eût voulu, je pense, que nous prévenions ses désirs, que nous nous prêtions au moins de bonne grâce à l’accomplissement de ces diverses corvées. Et, certes, avec son caractère, nous eussions gagné d’agir ainsi, de demander chaque matin, par exemple, si Monsieur allait en route dans la journée et à quelle heure, s’il y avait quelque chose à faire au jardin et ainsi de suite. Mais, au lieu de cela, mon père, qui se chargeait ordinairement du pansage du cheval et des autres travaux, ne cessait de dire au bourgeois qu’il était très ennuyeux de passer du temps chez lui alors qu’on avait tant à faire ailleurs : il ignorait absolument l’art de la dissimulation, si nécessaire dans la vie.

Au printemps surtout, quand il lui fallait bêcher le jardin, il était toujours furieux, parce qu’à cette époque l’ouvrage abondait chez nous. Et c’était encore pis au moment de la rentrée des récoltes : il avait alors des réponses affairées quand M. Boutry venait lui commander quelque chose :

Oh m’sieu, ça va t’y nous r’tarder ! J’voulions faire ça ou ça — finir de rentrer le foin d’un pré, terminer le liage d’un champ de blé ou édifier une meule. — J’aurions déjà peiné d’en voir le bout.

Presque toujours ma mère renchérissait, ou bien mes frères. Alors le maître :

— Mais il n’y en a pas pour longtemps, mes amis. C’est l’affaire d’un tout petit moment… Vous m’aurez vite fait ça, mon brave Bérot.

Pus longtemps qu’ou pensez, allez, m’sieu… Ça va bien nous embrouiller, j’vous en réponds, reprenait mon père.

Ces doléances ennuyaient M. Boutry. Il n’osait plus venir nous déranger, sauf les cas d’absolue nécessité ; et alors il se faisait très humble, courbant le dos, — tel un chien battu à la suite d’une frasque, — comme s’il eût demandé service à des indifférents.

Du côté des femmes, les choses allèrent bientôt plus mal encore. Mme Boutry, maigre pimbêche sur le retour, était loin d’être aussi accommodante que son mari. C’était d’un ton sec et dédaigneux qu’elle disait à ma mère :

― Jeannette, vous m’enverrez quelqu’un demain pour la lessive. Ou bien : ― Je compte sur Catherine dimanche pour aider la bonne ; j’aurai du monde.

Cela n’admettait pas de réplique.

De plus, elle était méfiante à l’excès. Les volailles, les fruits, étant à moitié au même titre que le reste, elle comptait fréquemment les poussins et venait souvent chez nous à l’heure des repas pour voir s’il ne se trouvait pas sur la table des fruits non partagés. Les jours de marché elle se trouvait toujours là comme par hasard à l’heure où partait ma mère et, du regard, inspectait les paniers, craignant sans doute qu’ils ne contiennent des denrées soustraites à la communauté. Bref, elle passait une partie de son temps à fureter et à épier, toujours empressée de connaître le pourquoi et le comment des moindres choses. Ma mère et mes belles-sœurs ne tardèrent pas à ronchonner beaucoup à cause de cela.

Un jour, Mme Boutry ayant fait observer à la Claudine que des prunes avaient dû être soustraites au gros prunier de la rue, celle-ci, qui n’était pas toujours commode, lui fit une réponse un peu vive :

— Ma foi, que voulez-vous que je vous dise… j’ai autre chose à faire que de rester là pour les garder.

Un autre jour que deux poulets avaient disparu, probablement pris par la buse, la propriétaire observa :

— Je trouve que cela arrive souvent : vous devriez les veiller mieux.

— Nous louerons une servante pour ça ! répondit ma belle-sœur ironiquement.

Et la dame fut très froissée.

M. Boutry et sa femme avaient enfin une commune manie que personne chez nous ne pouvait souffrir : ils étaient toujours à nous donner des conseils d’hygiène. S’ils nous voyaient en sueur à la suite d’une séance de travail pénible :

— Ne restez pas ainsi, disaient-ils. Allez tout de suite vous changer. Massez-vous les uns les autres pour que la circulation du sang ne se ralentisse pas trop vite. Surtout, évitez les courants d’air.

Tout cela était excellent sans doute, mais en été on a autre chose à faire que de se changer et de se masser réciproquement chaque fois qu’on est en sueur ! Et puis, il faudrait recommencer trop souvent ces deux opérations !

Quand les gamins couraient dehors tête nue, comme il arrivait fréquemment, les maîtres s’empressaient encore d’intervenir :

— Mais faites donc attention : ces enfants vont prendre mal ! Ne les laissez jamais au soleil la tête découverte.

Ils n’auraient pas voulu non plus les voir sortir au crépuscule, ni par les temps humides, en raison de la faiblesse de leurs poumons. En un mot, ils conseillaient tout un tas de prescriptions bonnes pour les enfants des riches, — qui ne s’en portent pas mieux d’ailleurs, — mais auxquelles les petits des travailleurs n’ont pas l’habitude d’être astreints.

Et quand quelqu’un, petit ou grand, souffrait d’une indisposition quelconque, le Monsieur et la Dame insistaient de compagnie pour lui faire prendre des médicaments et pour qu’on aille quérir le médecin.

— Ils se figurent pourtant que leurs remèdes empêchent de mourir, disait mon père. C’est de la blague : plus on s’en fourre dans le corps, plus mal on se porte. Tant qu’aux médecins, s’il fallait recourir à eux chaque fois qu’on sent du mal, on ne pourrait pas suffire ; car s’ils ne connaissent rien aux maladies les trois quarts du temps, ils s’entendent toujours à raboter l’argent… On voit bien que le « bourgeois » était pharmacien : ça s’accorde ensemble, les marchands de drogues et les médecins, pour rouler le pauvre monde.

De même, ma mère disait, quand elle venait de subir un cours d’hygiène :

— En voilà des embarras ! Si l’on voulait les croire, il faudrait se fourrer dans une boîte à coton. Mais il faut avoir des moyens pour ça : ils n’ont pas l’air de s’en douter.

Et plus fort encore pestaient mes belles-sœurs quand elles recevaient des observations au sujet de leurs mioches.

Pour ces différentes raisons, il y eut bientôt des tiraillements dans nos relations avec les maîtres. Une véritable brouille survint même entre la Dame et la femme de mon frère Louis. Pourtant, au point de vue des intérêts généraux, ça marchait bien. M. Boutry n’allait guère aux foires : en tout cas il laissait une grande liberté à mon père pour les ventes et les achats. Dès le premier compte il y eut à toucher un joli bénéfice, ce qui nous permit de subsister en dépit de la saisie de notre part de récolte au Garibier.