Stock (p. 70-72).
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XI


J’avais dix-neuf ans quand il me fallut quitter cette ferme du Garibier où s’était écoulée ma jeunesse.

Ce fut à la suite d’une scène violente avec mes parents que M. Fauconnet leur donna congé. Mon père proposait de vendre une des truies avec ses petits, parce qu’il n’y avait guère de nourriture cette année-là. Mais le maître déclara qu’il valait mieux garder la mère et laisser grossir les petits.

— Nous achèterons du son, fit-il.

Ce mot mit le feu aux poudres, car on avait cru s’apercevoir qu’au règlement de la dernière Saint-Martin, il avait compté beaucoup plus de son qu’il n’y en avait eu d’acheté en réalité. De plus, on avait trouvé absolument dérisoire le prix des deux bœufs gras qu’il avait vendus en dehors de la présence de mon père. À différentes reprises ma mère avait juré qu’il n’emporterait pas cela en terre. Elle profita donc de ce qu’il parlait de son pour lui dire qu’il n’aurait pas à porter aux dépenses celui qu’il se proposait d’acheter, attendu qu’il était payé depuis l’année dernière. Là-dessus, Fauconnet lui ayant demandé de s’expliquer, elle reprit carrément qu’il en avait compté au moins mille livres de trop.

— Dites tout de suite que vous me prenez pour un voleur ! fit-il, selon sa coutume.

Mon père sortit de sa passivité ordinaire :

— Eh bien ! oui, là, vous êtes un voleur !

Il lui parla des bœufs gras et rappela plusieurs choses anciennes qui l’avaient frappé, mais de quoi il n’avait jamais osé l’entretenir de peur de le mécontenter. Il répéta, appuyé par ma mère :

— Oui, oui, vous êtes un voleur ! Si vous aviez agi honnêtement j’aurais peut-être trois ou quatre mille francs devant moi alors que je n’ai pas seulement un sou. Oui, oui, vous êtes un voleur !

Fauconnet, malgré son toupet, blêmit. Son visage glabre eut des plissements très accentués, une grimace horrible. Furieux, avec un geste de menace, il dit :

— Vous viendrez raconter cela devant les juges, mes agneaux ! Je vais vous attaquer pour insultes et atteintes à l’honneur ; vous ne savez pas ce qui vous pend au nez, soyez sûrs… En attendant, Bérot, cherche un autre domaine, vieux malin !

Il sortit, alla seul prendre son cheval dans l’étable, et, en partant, il cria de nouveau :

— Vous saurez comment je m’appelle, n’ayez pas peur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En osant cela, mes parents savaient qu’ils allaient au devant d’un congé immédiat : cette conséquence prévue les laissa donc indifférents. Mais la menace d’un procès les effraya beaucoup, et leur appréhension à ce sujet était partagée par tous. Devant les juges, avec les meilleures raisons, les malheureux se trouvent avoir tort ; c’était une vérité déjà connue. Qu’arriverait-il ! On ne pourrait qu’affirmer ce qu’on savait être la vérité, alors que le maître montrerait des papiers, présenterait des comptes qui auraient l’air d’être justes : et il aurait gain de cause. Ma grand’mère gémissait :

— Les hommes de loi vont tout nous prendre ; ils feront vendre aux enchères le mobilier et les instruments. Ah ! mon Dieu !…

Ces terreurs étaient vaines pourtant : Fauconnet ne porta aucunement plainte : (au fond, malgré la supériorité de sa situation, lui aussi avait peut-être peur des juges). Il se borna à nous faire, jusqu’à la Saint-Martin, toutes les misères possibles, exigeant que les conditions du bail fussent suivies à la lettre, nous empêchant de faire pâturer les trèfles, de façon à nous forcer à acheter du foin et à laisser un cheptel en mauvais état. Il trouva moyen de nous faire tellement tort qu’à notre sortie mon père fut redevable d’une somme qu’il ne put fournir. Le maître alors s’empressa de faire mettre une saisie sur la récolte en terre qu’il garda toute. C’est à lui seul que profita notre travail de la dernière année.

Quand je le vis par la suite mettre ses fils dans les plus grandes écoles, au point de faire de l’aîné, un médecin, du second, un avocat, et du troisième, un officier ; quand je le vis plus tard acheter à Agonges un château et quatre fermes, vieillir et mourir dans la peau d’un gros propriétaire terrien, — possesseur d’un demi-million tout au moins, et considéré en conséquence, — je compris combien l’épithète de « voleur » lui avait été justement appliquée. C’est bien en spéculant sur l’ignorance de ses sous-ordres qu’il put édifier cette fortune, car il l’édifia tout entière. De ses ascendants, il n’avait rien eu : son père était garde de propriété et son grand-père métayer comme nous.