La Vie amoureuse de madame de Pompadour/12

Ernest Flammarion, éditeur (p. 171-178).


XII


Dans cette guerre cachée que la femme livre aux autres femmes, pour les écarter ou les maintenir en état d’infériorité et de dépendance, Mme de Pompadour est toujours victorieuse ; mais sa victoire n’est jamais définitive. C’est un recommencement perpétuel d’anxiétés épuisantes ; c’est l’obligation de tout prévoir, de tout deviner, de tout surveiller, de garder partout des intelligences, de payer partout des complicités, d’envelopper le Roi dans un filet invisible où il a l’illusion d’être libre. Et cette guerre où la Marquise ne craint pas de favoriser la débauche pour conserver l’amitié, double l’autre guerre, celle que la femme politique doit soutenir contre des ennemis puissants qui eux non plus ne désarment pas.

Là aussi, elle est victorieuse. Richelieu est bridé, Choiseul conquis, Maurepas en exil, et le dernier adversaire qui lutte encore, le comte d’Argenson, a été battu déjà, dans la personne de sa laide et méchante femelle, la d’Estrades.

En 1757, la chance paraît tourner.

Un fanatique, un pauvre fou, Damiens, frappe le Roi d’un coup de canif… La blessure est si légère que, d’après le dire du chirurgien La Martinière, Louis XV, dès le lendemain, pourrait se lever en robe de chambre et vaquer à ses affaires au bout de trois jours… Mais cette égratignure jette le Roi, sa famille et toute la cour dans un état d’inquiétude et de désespoir, qui nous paraît, à la lecture des documents, tout à fait disproportionné à sa cause et même assez ridicule par ses manifestations. Le Roi, porté dans sa chambre, ne cesse de répéter : « Je suis assassiné ». En vain, le chirurgien le rassure. Il a subi un choc nerveux qui le détraque et dont il se ressentira longtemps. Il réclame un prêtre, la confession, les saintes huiles. Son confesseur, le P. Desmarets, est à Paris. L’abbé Soldini, aumônier du grand commun, passe trois quarts d’heure sous le rideau du lit royal. Il faut qu’il demeure encore dans la chambre, toute la nuit, rappelé à chaque instant par le malade, et la scène recommence avec le P. Desmarets, cependant que la Reine gémit, que la Dauphine et Mesdames sanglotent, que les ministres et le Dauphin s’assemblent, — et que, dans son appartement d’en bas, Mme de Pompadour, oubliée, ne fait que pleurer et s’évanouir.

Oubliée — du Roi, cela s’entend — car Louis XV ne prononce jamais son nom durant ces heures et durant les jours de sa convalescence. La peur de la mort rompt tout à coup le lien que douze ans d’affection avaient tissé. Et la malheureuse qui se rappelle Metz et le renvoi de Mme de Châteauroux, tremble à l’idée de tous ces prêtres penchés sous le rideau du Roi… Mais si son amant l’oublie, ses rivales et ses rivaux se souviennent. Il y a chez elle un défilé de gens qui viennent, sous prétexte d’intérêt, pour voir la mine de la favorite menacée, que le docteur Quesnay et Mme du Hausset entourent de soins affectueux. Quelques amis, fidèles à l’infortune, se montrent aussi, Saint-Florentin, Bernis, — Rouillé, Mme de Brancas, la petite maréchale de Mirepoix… Mais pourquoi ne voit-on point Machault ? Il est chez le Roi. Sans doute, en sortant, viendra-t-il réconforter sa bienfaitrice ? Il sort et ne vient point. On l’a vu s’en retourner chez lui, suivi d’une foule de peuple. Et Mme de Pompadour, touchée au cœur par cet abandon si lâche, s’écrie à travers ses larmes :

« Et c’est là un ami ! »

Une heure après, Machault, sévère et froid, entre dans le cabinet de la Marquise. Tout le monde sort. Les voilà seuls. Apporte-t-il enfin, avec des paroles d’amitié, la consolante espérance ? Une demi-heure passe. Mme de Pompadour sonne enfin. L’abbé de Bernis et Mme du Hausset accourent à son appel… Dans le beau cabinet de laque rouge, elle les accueille par des sanglots. Ses dents claquent. « Il faut que je m’en aille, mon cher abbé ! » Mme du Hausset lui fait boire un peu d’eau de fleur d’oranger dans un gobelet d’argent. Un peu plus calme, elle donne des ordres pour son départ, puis elle s’enferme avec Bernis et condamne sa porte.

Et voici qu’une autre fidèle, Mme de Mirepoix, insiste pour voir la Marquise.

Elle se récrie :

« Qu’est-ce donc, Madame, que toutes ces malles ? Vos gens disent que vous partez ?

— Hélas ! ma chère amie, le Maître le veut, à ce que m’a dit M. de Machault.

— Et son avis, à lui, quel est-il ?

— Que je parte sans différer.

Pendant ce temps, Mme du Hausset déshabille sa maîtresse et l’étend sur une chaise-longue. La maréchale de Mirepoix — un tout petit bout de femme ! — considère la situation de la Marquise, la conduite de Machault, l’état physique et moral du Roi, et résumant dans une phrase énergique tous les conseils qu’on ne lui demande pas :

— Il veut être le maître, votre garde des sceaux, dit-elle. Il vous trahit. Qui quitte la partie la perd.

Mme du Hausset se retire. Une heure plus tard, Marigny entre chez elle : « Elle reste, mais motus ! On fera semblant qu’elle s’en va, pour ne pas animer ses ennemis. C’est la petite maréchale qui l’a décidée. Mais le garde des sceaux le paiera. »

Suit le docteur Quesnay ; et « avec son air de singe, il récite la fable du renard qui, étant à manger avec d’autres animaux, persuada à l’un que ses ennemis le cherchaient, pour hériter de sa part en son absence. »

Mme de Pompadour demeura et ce fut Machault qui partit. Le roi étonné d’être encore vivant, conserva quelques jours une humeur mélancolique. « Le corps va bien, disait-il, mais — touchant la tête — ceci va mal, ceci est impossible à guérir… » Il pensait peut-être qu’il était marqué pour le couteau d’un Ravaillac, et peut-être souffrait-il aussi de sentir l’inimitié latente de son peuple. Toute la famille royale escomptait son repentir public et son retour à la vertu. Il ne retourna qu’à ses habitudes. Un beau jour, il descendit, comme naguère chez Mme de Pompadour.

Le lendemain, la marquise monta en chaise et se fit conduire chez M. d’Argenson. Elle revint de fort mauvaise humeur. Appuyée à la cheminée, les mains dans son mouchoir, elle se taisait, toute pensive. L’abbé de Bernis lui dit : « Vous avez l’air d’un mouton qui rêve. »

Elle tressaillit, jeta son manchon sur un fauteuil et répondit : « C’est un loup qui fait rêver le mouton. »

Le Roi entra, sur ces entrefaites, et resta seul avec la marquise et Bernis. Mme du Hausset, à travers la porte, entendit des sanglots, et bientôt l’abbé de Bernis demanda des gouttes d’Hoffmann. La fidèle femme de chambre apporta ce médicament alors en vogue qui passait pour calmer les « vapeurs ». Louis XV prépara lui-même la potion avec du sucre et la présenta très gracieusement à la belle éplorée. La Marquise finit par sourire et baisa les mains du Roi.

Le lendemain, M. d’Argenson était exilé.

« C’était bien sa faute, conclut Mme du Hausset, et c’est le plus grand acte de crédit que Madame ait fait. Louis XV aimait beaucoup M. d’Argenson et la guerre sur terre et sur mer exigeait que l’on ne renvoyât pas ces deux ministres. C’est ce que tout le monde disait dans ce moment. »

Bernis avait pris ouvertement le parti de Mme de Pompadour pendant ces onze journées mortelles qu’elle fut sans voir le Roi, et lorsque Machault, devançant tous les ingrats, l’abandonnait à sa mauvaise fortune. L’abbé, en cette occurrence, montra du cœur et du jugement. Il avait souhaité un rapprochement entre la marquise qu’il aimait et le comte d’Argenson qu’il estimait ; mais le ministre, trop sûr de l’amitié du Roi, refusa avec hauteur tout accommodement ; il ne voulut voir dans les avances de son ennemie « que les derniers efforts d’une personne qui se noie et s’attache où elle peut. » Ainsi, lui-même se noya. Bernis, nommé ministre, puis ambassadeur, devenu cardinal et très bon prêtre, devait connaître à son tour l’amertume d’une disgrâce imméritée. Il ne partageait pas les idées politiques de la marquise et son enthousiasme pour l’alliance autrichienne qui renversait toutes les traditions de la monarchie française depuis Richelieu. Il ne signa pas de bon gré le traité de Versailles, et après la défaite de Rosbach et la déconfiture de Soubise, il osa parler au Roi de faire la paix. Choiseul, partisan de la guerre, l’emporta. Mme de Pompadour sacrifia Bernis à ses chimères et à de mesquins intérêts de vanité. Le Roi de Prusse s’était moqué d’elle. Il fallait, pour sa vengeance, que le Roi de Prusse fût battu.

En 1764, le cardinal de Bernis revit une dernière fois M. d’Argenson qu’il trouva, dit-il, « la tête pleine d’intrigues et de projets, pendant que le froid de la mort s’emparait de sa personne ; il mourut avec le désir de vivre et de régner. »