Flammarion (p. 175-185).


VIII

LA JOURNÉE BIEN REMPLIE


Pendant sa longue escale en Hollande, au moment de regagner Paris, Diderot écrivait à ses bonnes amies : « J’ai peut-être encore une dizaine d’années au fond de mon sac… Tâchons de les économiser pour le repos et les petits bonheurs qu’on peut se promettre au delà de la soixantaine. » Il voyait juste : il a vécu dix années encore, et dans la sagesse.

Cette époque de sa vie est la plus obscure. C’est que le grand foyer de lumière s’est éteint : les lettres de Diderot à Sophie Volland ont cessé net à son retour de Russie, en 1774. Cet arrêt brusque peut s’expliquer très simplement : désormais, les deux correspondants ne sont plus séparés. Car les longs séjours au château d’Isle ont pris fin après la mort de Mme Volland, qui dut précéder de peu le voyage à Pétersbourg.

Le dur climat de Russie, le pénible retour, avaient altéré la santé du philosophe. Il ne se remit jamais complètement de ces épreuves, qui venaient s’ajouter aux fatigues d’une vie excessive. Mais nul ne s’apercevait de ce lent travail de destruction. Il n’avoua sa lassitude à sa fille que peu avant la fin. Sa conversation restait étincelante et il se jetait toujours avec la même fougue aux délices de la causerie. Il continuait de travailler : il revoyait ses propres ouvrages et surtout ceux des autres. Il ne cessa jamais de conseiller et de secourir.

Dans cette vie cependant ralentie, sans doute allait-il souvent rendre visite à son amie qui, depuis 1765, habitait rue Sainte-Anne. Il avait aussi de longs entretiens avec sa fille, où ses petits-enfants s’endormaient parfois sur ses genoux, et l’immobilisaient. Mme de Vandeul, depuis son mariage, avait lié connaissance avec la famille Volland. Pendant son séjour en Hollande, le philosophe écrivait à son amie : « Ma fille m’apprend que pendant mon absence, vous avez eu quelque bonté pour elle. » Et, lui d’une grande douceur, de réaliser un de ses vœux obstinés, de voir vivre en paix dans la vie ceux qu’il avait associés dans son cœur.

Cette époque de l’existence de Diderot est si mal éclaircie qu’on a longtemps ignoré sa villégiature de Sèvres. Les Mémoires de Mme de Vandeul et les Lettres à Sophie laissent croire qu’il descendait incidemment chez son ami le joaillier Belle. En réalité, celui-ci avait cédé au philosophe une partie de sa maison, où il a séjourné chaque été pendant près de quinze ans.

Cette maison existe encore. Ce sera la dernière station de notre pèlerinage aux souvenirs de Diderot. Elle est située juste au pied du coteau de Bellevue, presqu’au bord de la Seine, rue Troyon, jadis rue Vaugirard. Le parc du domaine de Brimborion domine et protège, en attendant le fatal lotissement, tout ce coin du dix-huitième siècle.

Lorsque j’aperçus la façade aux vastes fenêtres cintrées, derrière les tilleuls de la terrasse qui borde la rue, j’eux l’impression de la reconnaître : j’étais déjà venu dans cette maison. En effet, pendant la guerre, son propriétaire l’avait mise à la disposition du Service des Inventions. Au fond du jardin, dans un souterrain creusé dans la colline, j’avais assisté aux essais d’un bouclier de mitrailleuse. La maison de Diderot, de ce grand humain, transformée en atelier de guerre… Décidément, la vie dépasse toujours les fictions des romanciers.

Je m’attardais devant tout ce passé, les petits pavillons en tourelles, l’allée carrossable où les roues ont tracé dans le pavé une ornière de pierre. Un corps de logis de noble allure, succédant à la terrasse, s’aligne sur la rue. Là, sans doute, avait habité Mme de Vermenoux, grande dame suisse, autre amie du joaillier, chez qui fréquentaient les Necker, les Marmontel, les Meister, toute une élite qui rendait Diderot aux chères délices de la causerie.

Une très vieille dame sortit de cette demeure et vint à moi. N’étais-je pas ce visiteur qui lui avait écrit pour lui sous-louer quelques chambres ? Hélas non. Pour justifier ma présence, je lui expliquai que Diderot avait habité quinze ans la maison principale. J’ajoutai que, selon quelques historiens qui ne m’ont pas convaincu, il y serait même mort. Elle hocha la tête et me dit :

— Oh ! voilà dix-neuf ans que j’habite ici. Je l’aurais su.

Cependant, le soir approchait. Diderot aurait très bien pu revenir. Rien ne l’aurait déconcerté. Point d’autos. Elles évitent le pavé houleux, qui date sûrement du dix-huitième. Le rideau de peupliers de l’île Séguin, tendu juste devant la maison, masque Paris. J’imaginais le philosophe, au bras de son ami Belle, au retour d’une promenade dans ces bois charmants de Bellevue, de Meudon, de Saint-Cloud, tout bruissants de soupirs d’amour, où tant de fois il avait accompagné Sophie Volland.

Il se reposerait sur ce banc, sous les tilleuls de la terrasse, la main appuyée sur sa canne, le col dégagé, le front lumineux dans la pénombre. Et il rêverait.

Je n’aurais pas peur de ce fantôme, le ne craindrais pas ses reproches. Car je sais que je ne l’ai pas trahi. Qui donc, d’ailleurs, craint les reproches des morts ? N’est-ce point singulier que, même lorsqu’ils se croient spiritualistes, ceux qui écrivent la vie d’un grand homme ne tremblent jamais que son esprit ne revienne, ne plane sur eux et, relevant quelque traîtrise sous leur plume, ne murmure : « Ce n’est pas bien » ?

J’ai assisté, plein d’un tendre respect, aux rêveries d’un autre illustre vieillard qui, lui aussi, était assis sous les arbres de sa terrasse, le regard perdu, À quoi rêvent-ils ? À leur passé si plein, au jugement de l’avenir, à la mort proche…

La mort… Diderot l’attendait sans faiblesse. C’est encore à son amie qu’il en fait l’aveu. Elle lui demandait dans une lettre pourquoi « plus la vie est remplie, moins on y est attaché ? » Et il répondait : « C’est qu’on désire la fin de la vie comme, après avoir bien travaillé, on désire la fin de la journée ; c’est qu’après avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre ; c’est que la vie n’est, pour certaines personnes, qu’un long jour de fatigue et la mort qu’un long sommeil, et le cercueil qu’un lit de repos, et la terre qu’un oreiller où il est doux à la fin d’aller mettre sa tête pour ne plus la relever. »

Ah ! la journée de sa vie a été bien remplie… Certes, il a pris du plaisir. Mais il a fait la moindre peine. Mais il a tant travaillé… Quelle diversité, dans l’énorme amas de ses œuvres… Romans, pièces, Salons, philosophie, mémoires de physique et de mathématiques, essais d’histoire et de physiologie, études sur le commerce et traités de musique, plans universitaires et politiques, projets de monuments et de tapisseries. Jusqu’à des inventions : des procédés de peinture, des orgues… Il a tout compris, tout remué, tout fécondé, parce qu’il a tout aimé.

Fait unique dans l’histoire littéraire : les plus célèbres de ses ouvrages ont paru après sa mort : La Religieuse, Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau, les Salons, le Paradoxe sur le Comédien. Il les avait confiés à la postérité. Il avait foi en elle, parce qu’il avait beaucoup travaillé pour elle.

Que de fois, en effet, il a prévu, défriché l’avenir. Prophète, il a eu la vision du télégraphe, du transformisme, de l’unité de la matière, de la science expérimentale, de l’instruction gratuite, de l’enseignement professionnel. Pionnier, il a ouvert des voies nouvelles à la critique, au journalisme, au théâtre, à l’éducation des aveugles et des sourds-muets. Brandissant sur son siècle l’Encyclopédie comme une arme et comme une torche, il abat des barrières et des préjugés, fraye des clairières, éveille des curiosités et des enthousiasmes. Mettant les métiers en honneur et en lumière, révélant l’importance de la machine et de l’ouvrier, il annonce la société nouvelle.

Et là, sur cette terrasse de Sèvres, il pourrait mesurer d’un regard le labeur de sa prodigieuse journée, en contemplant ce monde moderne dont il a préparé la venue. Si ce rideau de peupliers, qui frissonne comme les Vordes d’Isle-sur-Marne, s’entr’ouvrait à ses yeux, il verrait, grondant sous la brume du soir, l’océan de Paris déferler jusqu’à lui.

Le 19 février 1784, il fut pris d’une violente hémoptysie. Elle marquait le début de la crise qui devait l’emporter. « Voilà qui est fini, dit-il aux siens, il faut nous séparer. Je suis fort, ce ne sera peut-être pas dans deux jours, mais deux semaines, mais deux mois, un an… » Et, trois jours après, le 22 février, mourait Sophie Volland. On ne sait rien de plus de sa fin. « Il ne se consola de sa perte, écrit Mme de Vandeul, que par la certitude de ne pas lui survivre longtemps. »

Cependant, comme il l’avait prédit, son robuste organisme devait lutter des mois encore. À la faveur d’une rémission, il partit pour Sèvres, en mai. Il en revint en juillet. Dans cet intervalle, sur l’intervention de Grimm, l’impératrice de Russie, afin de lui éviter les quatre étages de la rue Taranne, avait fait louer pour lui un spacieux appartement au 39 de la rue Richelieu. C’est là qu’il descendit. Il devait l’habiter douze jours.

Le 29 juillet, dans la soirée, il reçut ses amis. Il avait l’esprit libre et dispos. Il leur dit notamment : « Le premier pas dans la philosophie, c’est l’incrédulité. » C’est le dernier propos que sa fille ait entendu de lui. Il restait fermement attaché à ses convictions. Déjà, avant son départ pour Sèvres, le curé de Saint-Sulpice, qui lui avait plusieurs fois rendu visite rue Taranne, lui avait baissé entendre qu’une petite rétractation de ses ouvrages ferait bon effet. « Je le crois, monsieur le curé, mais convenez que je ferais un impudent mensonge. »

Le 30, au matin, il se leva, vit le baron d’Holbach, M. de Vandeul et son médecin. Il prit quelques aliments. Nanette lui reprocha de manger un fruit cru. Suprême gronderie. Il s’accouda à la table, toussa légèrement. Il n’était plus.

Diderot fut inhumé à Saint-Roch, sa nouvelle paroisse, dans la chapelle de la Vierge, où devait le rejoindre en 1789 son ami le baron d’Holbach. Par une coïncidence singulière, Diderot, trente ans plus tôt, pour la Correspondance de Grimm, avait étudié cette chapelle, au seul point de vue esthétique et d’ailleurs dans les termes les plus dignes et les plus mesurés.

On ignore ce que sont devenus ses restes et même son tombeau. Tous ses biographes qui tentèrent de se renseigner à Saint-Roch, depuis plus d’un siècle, n’ont reçu que de confuses réponses. Travaux intérieurs. Révolution. Pillage. Il semble pourtant établi que le caveau de la Chapelle de la Vierge a été muré. On aurait transporté, dans l’église même, toutes les inscriptions, tous les monuments qu’il contenait. Aucun d’eux ne rappelle Diderot, ni son ami d’Holbach.

Ainsi le mystère l’a poursuivi au delà de la mort. Mais cette fois il a étendu sur lui un voile tutélaire. Il a voulu que nous ignorions ce que sont devenues ses cendres et celles de Sophie Volland, comme pour mieux nous permettre d’imaginer que s’est réalisé son grand rêve d’amour, que leurs atomes sont rejoints et confondus, et qu’ils roulent, unis pour l’éternité, dans le torrent de la vie universelle.