Michel Lévy frères (p. 19-24).


IV

LES TENTATIONS DU PAYS LATIN


Un matin, Rosine descendit, pour acheter des pommes.

Elle était habillée pour l’amour de Dieu : une petite jupe verte, un corsage de basin blanc, des pantoufles de Cendrillon qui ne cachaient pas la finesse et la blancheur de son pied nu. Deux touffes de ses cheveux en broussailles flottaient au vent sur ses joues, et voilaient à demi ses yeux profonds comme le ciel.

Elle était charmante ainsi, dans tout le luxe de ses dix-sept ans.

Un grand étudiant blond qui l’avait vue sortir, comme une vision, d’une obscure allée, la suivit pas à pas, émerveillé de tant de grâce juvénile.

Une charrette de maraîcher arrêta Rosine au passage entre deux portes. Tout naturellement l’étudiant s’arrêta aussi. Elle le regarda et rougit.

— Mademoiselle (c’était la première fois qu’on appelait Rosine mademoiselle), vous allez vous perdre si vous ne me suivez pas.

Rosine ne répondit pas, mais elle ne songea pas à s’offenser.

— Mademoiselle, reprit l’étudiant avec un regard plus vif, qu’est-ce que prouve la vie ? La mort. Qu’est-ce que prouve la mort ? La vie. Qu’est-ce que prouvent la vie et la mort ? L’amour.

La charrette allait passer ; l’étudiant se rapprocha de Rosine et lui saisit la main.

— Monsieur, je n’ai pas assez d’esprit pour vous répondre.

— Mademoiselle, le premier trait d’esprit d’une femme, c’est sa figure ; le dernier, c’est son cœur.

— Monsieur…

La voix de Rosine expira sur ses lèvres.

— Encore un mot, mademoiselle. Voulez-vous être de moitié dans ma fortune d’étudiant ? Deux cents francs par mois, — c’était hier le 1er du mois, — une jolie chambre à un lit, la Closerie des lilas deux fois par semaine, un joli chapeau bleu de pervenche pour ombrager cette fraîche figure, une robe de soie bleue, un collier de perles du Rhin, des bottines à chausser Cendrillon. C’est peu ; mais, avec le cœur de Rodrigue, c’est tout. Si vous saviez comme on est heureux de vivre là-bas vers le Panthéon, rue de la Harpe, no 50 !

La charrette était partie ; Rosine, abasourdie de toutes ces paroles, qu’elle ne comprenait pas bien, finit par dégager sa main et par s’échapper.

L’étudiant vit bien qu’il s’était mépris ; cependant il ne voulut pas s’éloigner encore ; il suivit des yeux la jeune fille ; elle acheta des pommes et revint sur ses pas en mordant à belles dents. Il l’attendit de pied ferme, résolu de tenter encore la bonne fortune. Mais Rosine, craignant de le rencontrer une seconde fois, entra dans l’arrière-boutique d’une fruitière, d’où elle ne sortit que cinq minutes après, mais tout émue encore. Le jeune homme n’était plus là.

Loin de se fâcher contre les airs sans façon de l’étudiant, Rosine lui sut gré de lui avoir dit, avec tout l’accent de la vérité, qu’il la trouvait jolie.

Rentrée dans son cabinet, elle se mira vingt fois, tout en regrettant d’être sortie avec des cheveux en désordre.

— Si je l’avais suivi ! dit-elle en rougissant.

Elle chercha à se faire le tableau de la vie de l’étudiant ; elle y prit place, elle se vit avec une robe de soie, — une robe de soie bleue ! se disait-elle en tressaillant ; — un chapeau, — un chapeau à fleurs ! poursuivait-elle en encadrant sa fraîche figure dans ses mains, que le travail n’avait pas gâtées. Enfin, elle fit passer sous ses yeux tout l’attirail du luxe du pays latin. Elle se vit suspendue au bras de l’étudiant, rangeant et dérangeant dans la petite chambre de la rue de la Harpe ; le matin, ouvrant la fenêtre pour respirer le bonheur et pour arroser quelque pot de jacinthe ou de verveine ; le soir, travaillant devant un vrai feu à quelque fine manchette ou à quelque léger bonnet.

— Mais la nuit ?… dit-elle tout à coup.

À cette pensée, elle retomba du haut de ses rêves, et vit en rougissant ses seins soulevés par les battements de son cœur.

Deux beaux seins, que, jusque-là, elle n’avait jamais regardés.