La Vertu de Rosine/III
III
LA DERNIÈRE GOUTTE DE LAIT
Le souper fut grave et triste. Il n’y eut que les enfants qui mangèrent ; ce soir-là, on n’alla pas se promener sur le quai de la Tournelle. Le lendemain, André Dumon demanda une augmentation de salaire à son maître. Comme il n’avait pas soupé la veille, il parla avec un peu d’amertume. L’entrepreneur, qui venait de subir une faillite, répondit avec dureté : le tailleur de pierres prit ses outils et chercha un autre maître.
Quand le malheur poursuit un homme, il ne lâche pas sitôt prise : André Dumon demeura trois semaines sans travail. Il fallut avoir recours au mont-de-piété. Chaque jour de ces trois fatales semaines, toutes les petites bouches roses, déjà pâlies, qui naguère s’ouvraient pour l’embrasser ou babiller avec lui, ne s’ouvraient plus, hélas ! que pour lui dire ce mot terrible, digne de l’enfer : « J’ai faim ! »
Le tableau de Prud’hon, la Famille malheureuse, un chef-d’œuvre de résignation dans le désespoir, pouvait alors se voir tous les jours chez le tailleur de pierres. Pareils aux enfants de Prud’hon, les enfants du tailleur de pierres, quelque affamés qu’ils fussent, avaient je ne sais quels yeux vifs et quelle bouche souriante même sous les larmes, qui prenait le cœur.
La pauvre mère, malgré ses veilles, ne put parvenir à dégager son linge du mont-de-piété. La Mère des Douleurs accoucha dans une étable où il faisait chaud ; la femme du tailleur de pierres accoucha le jour de Noël, mais dans un grenier, sans feu et sans langes.
Elle résista pourtant à tant de souffrances ; elle retrouva dans ses mamelles flétries une dernière goutte de lait pour nourrir le nouveau venu.