La Veillée du poëte

LA VEILLÉE DU POËTE,
Poëme,
QUI A CONCOURU POUR LE PRIX ;
Par M. Charles RAISON fils, de Paris.


Pour moi le Dieu du jour n’est plus le Dieu des vers.
(Delille.) Imag.on, ch. iv.


Salut, calme des nuits, féconde obscurité,
Où, loin du tourbillon de la frivolité,
Mon âme, au sein du bruit trop long-temps prisonnière,
S’élance libre enfin et se possède entière ;
Heures de la pensée, ô précieux instants
Ajoutés à la vie et conquis sur le temps,
Salut ! salut aussi, majestueux silence
Dont mon oreille avide écoute l’éloquence.
Tandis qu’au sein du luxe et de la volupté,
Etalant les ennuis de leur oisiveté,
D’autres, des vains plaisirs poursuivent la folie.
Parasites brillants au festin de la vie ;
Venez, entourez-moi, poëtes immortels,
Venez m’associer à vos chants solennels ;
Et toi, feu créateur, toi, puissante harmonie,
Faites-moi partager les transports du génie.
Muse du Sinaï, d’Oreb et du Thabor,
Descends avec Milton, et sur ta lyre d’or.
Par tes accents divins enchante mes oreiller ;
De la création étale les merveilles,

La pompe de l’Eden et du jeune univers ;
Enfante le chaos, entrouvre les enfers ;
Peins à mes yeux surpris la nature innocente,
Le charme virginal de la terre naissante :
Aveugle d’Albion, célèbre en vers divins
Ce que jamais n’ont vu les regards des humains.
Viens aussi m’enchanter par ta philosophie,
Toi qui livres aux vents les chagrins de la vie,
Horace, conduis-moi sous ton ciel toujours pur,
Aux bois de Lucretile, aux vergers de Tibur ;
Des fleurs qui vivent peu couronne-toi la tête,
Et parle de la mort au milieu d’une fête.
Hâte-toi de jouir : il n’est rien de certain.
Les roses d’aujourd’hui, dois-tu les voir demain ?
Du banquet des plaisirs vole au champ de la gloire,
Et montre-moi César sur son char de victoire ;
Puis, bientôt, consacrant ta muse à ton rival,
Sache en le célébrant devenir son égal.[1]
Viens aussi, dispensant ou l’opprobre ou la gloire
M’ouvrir, muse du temps, les fastes de l’histoire ;
Des empires suivons et les mœurs et les lois,
Interrogeons la vie et des grands et des Rois ;
Surtout parle sans cesse à mon âme ravie
Des exploits, des héros, des Rois de ma patrie.
Lawfelt, Raucoux, Fribourg, rappelez à jamais
Les talents, la valeur, les lauriers des Français.
Non, il n’est pas d’étude à mon âme plus chère :
De nos braves guerriers le noble caractère,
Ces beaux noms d’Almanza, Fleurus et Marignan
Ont sur moi je ne sais quel pouvoir entraînant :
Il me semble cueillir ces palmes de la gloire,
Je m’enivre d’orgueil ; c’est ma propre victoire ;
Je triomphe à Denain, je triomphe à Rocroi,
Et défaits Cumberland aux champs de Fontenoi.
Mais ce n’est point assez encor que de connaître
Le pays révéré, le ciel qui nous vit naître :
Je promène mes yeux sur l’immense univers.
Navigateur hardi, je traverse les mers ;

Je vole avec Choiseul aux campagnes d’Athène,
Je revois l’Ilissus, Lesbos et Mitylene ;
Plein de grands souvenirs, j’admire ces beaux lieux
Pays natal des arts, des héros et des Dieux.
Je te revois, désert où régna Zénobie,
Toi, surtout, sol sacré de la belle Ausonie.
Tout parle de valeur, de génie ou d’amour ;
Tout m’enchante, et, du fond de mon heureux séjour,
Voyageant à mon gré sur la terre et sur l’onde,
J’habite, j’étudie et je parcours le monde.
O charmes de l’étude ! ô précieux trésors,
Employés sans regrets comme acquis sans efforts,
Embellissez toujours ma paisible retraite,
Et venez enrichir les veilles du poëte.
Vous dont j’entends les chars, roulant partout le bruit,
Fatiguer vainement le calme de la nuit,
Allez, heureux du jour, enfans de la folie,
Qui sans vivre jamais prodiguez voire vie,
Allez chercher en vain, tourmentant vos désirs,
Dans des plaisirs nouveaux le repos des plaisirs :
Je ne puis envier vos brillantes conquêtes,
Vos voluptés sans fin, et ces jeux et ces fêtes
Où la jeunesse ardente en ses folles amours
D’un bonheur à venir déshérite ses jours.
Que je me trouve bien sous cette voûte obscure,
Sous ces voiles épais qui couvrent la nature !
Que tu l’as bien connu, que tu l’as bien chanté
Ce charme du silence et de l’obscurité,
Poëte d’Albion, dont la voix éloquente
Plaignait, près des tombeaux, l’humanité souffrante,
Et, rendant immortels des soupirs et des pleurs,
Exhalait eu beaux vers tes nocturnes douleurs !
Père, époux malheureux, du-moins la poésie
De ton double veuvage a consolé ta vie ;
Du-moins, eu redisant à ces tombeaux muets
Tout ce qu’ils t’ont coûté de pleurs et de regrets,
Par ses accords si beaux ta lyre funéraire
A donné quelque charme à ton cœur solitaire.
Quel est donc de cet art le pouvoir souverain,
D’amener les plaisirs, de chasser le chagrin,

De verser sur nos maux un baume salutaire,
Et de nous rendre heureux au sein de la misère ?
Homère est à la fois aveugle, abandonné :
Qui pourra soulager Homère infortuné ?
Les merveilles, l’éclat, le spectacle du monde,
Il perd tout… il lui reste une muse féconde :
Tout renaît à sa voix ; et bientôt l’univers,
Qui n’est plus rien pour lui, va revivre en ses vers.
Il est seul, sans secours, en proie à la misère :
Il l’oublie ; et déjà, dédaigneux de la terre,
De ses vastes pensers le vol audacieux
S’élance fièrement jusqu’au plus haut des cieux.
Les muses occupant son âme toute entière,
Il n’est plus malheureux, il n’est plus solitaire.
Suivons le Camouens, lorsqu’un ordre cruel
Le chasse du pays qu’il rendit immortel.
Quel sera son espoir ?… il chante ; et son génie
Le reconduit aux bords de la Lusitanie.
Vainement, exilé dans un triste séjour,
Il fuit ce beau pays auquel il doit le jour :
La pairie est toujours vivante en sa mémoire ;
Il se venge en poëte, il célèbre sa gloire ;
Il vante les exploits de ce fier conquérant
De Gama, qui, parti des bords de l’Occident,
S’avançait en vainqueur sur les mers étonnées,
Ces mers par des vaisseaux non encor sillonnées.
Neptune à ce héros a cédé son trident ;[2]
Qu’on cesse de vanter les exploits de Trajan,
Du vainqueur de Porus, du héros de Virgile :
L’Homère portugais a trouvé son Achille.
Déjà sur les débris du trône oriental,
Il plante avec Gama l’étendard triomphal,

Et montre avec orgueil à l’Inde consternée
La poupe des vainqueurs de lauriers couronnée.
Ainsi, de son exil oubliant tous les maux,
Son âme se console en chantant un héros,
Et, fruit de son malheur, un sublime poëme
Illustre sa patrie en l’illustrant lui-même.
Tu fus dans tes chagrins bien plus à plaindre encor.
Toi, qui de tes pensers vis enchaîner l’essor,
Toi, poëte captif, dont la voix suppliante
Demandait du travail la douceur bienfaisante.
Cette main qui peignit Armide, Godefroi,
Tancrède, et tous les preux défenseurs de la foi,
On la charge de fers ; et faible, défaillante,
Elle trace en tremblant cette plainte éloquente :
Il ne suffit donc pas que je sois enchaîné,
Que je sois sans secours, proscrit, abandonné !
Accusant le malheur d’un prétendu délire,
Mes ennemis encor m’ont empêché d’écrire ![3]
Pour ses nobles travaux que de regrets touchants !
Permettez-lui l’étude, il n’a plus de tourments.
Vous qui privez de tout un grand peintre, un poëte,
Ah ! rendez-lui du moins son pinceau, sa palette,
Et, quand vous l’accablez de peines et de maux,
Daignez lui pardonner des chefs-d’œuvre nouveaux ;
Que du moins un rayon de sa gloire future
Puisse luire à ses yeux dans sa prison obscure ;
Puisse-t-il, préludant à l’immortalité,
Reposer ses regards sur la postérité,
Et voir les nations, chacune en son langage,
Conquérir les beautés de son sublime ouvrage.
Que tes lauriers au-moins consolent ta douleur.
Poëte de Sorrente : un jour le voyageur
Verra, plein de respect, ce lieu cher au Parnasse,
Le tombeau de Virgile et le berceau du Tasse.

Mais, tandis que ma muse, au sein d’un doux loisir,
De ces nobles malheurs redit le souvenir,
Et cherche du génie à sentir l’influence,
Combien d’heures ont fui !… Déjà la nuit s’avance ;
le premier chant du coq et les sons de l’airain
M’annoncent que du jour le retour est prochain.
De ma lampe épuisée a pâli la lumière ;
Le silence s’accroît parmi la ville entière ;
Et des chars qui troublaient le calme de la nuit
J’entends dans le lointain finir le dernier bruit.
Tel, parmi des forêts, la flottante verdure,
De l’aquilon rapide on entend le murmure
Sur les rameaux mouvants légèrement frémir,
Se prolonger au loin, fuir encore et mourir.
Heureux de mon travail, dans cette paix profonde,
Partageons un repos goûté par tout le monde.
Je vais donc vous quitter, mes livres favoris :
Adieu, mes compagnons, mes fidèles amis ;
Bientôt je reviendrai, continuant mes veilles,
Relire avec transport vos sublimes merveilles.
Dans mon sommeil encor peut-être qu’à mes yeux
Un songe va montrer vos poëtes fameux ;
Je vais peut-être encor m’élancer au Parnasse,
Aux festins de Tibur m’asseoir auprès d’Horace ;
Je vais encore, au fond d’une obscure prison,
Murmurer les regrets du chantre de Bouillon ;
Ma muse va rêver un élan pindarique ;
Et mon sommeil encor sera tout poétique.

  1. Pindarum quisquis studet æmulari, etc.

  2. Cessem do sabio grego e do troiano
    As navegacoens grandes que fizerào :
    Callese de Alexandro e de Trajano
    A fama das vitorias que tiveraò :
    Que eu canto o pecto ilustre Lusitano,
    A quem Neptuno e Marte obedecèrao,
    Cesse tudo o que a Musa antiga canta,
    Que outro valor mais alto se alevanta.

    (Camouens, début de la Lisiade.)

  3. S’esser privo délia cognizione delle cose del mondo, de’secreti trattenimènti, e della fede vicendévole d ell’amictzia, dovrebbon parer pene convenevoli, senza che a tante sciagure s’agiungesse l’iufermità, la meudicità, è sopra tutto la privation dello scrivere.
    (Discours du Tasse au Cardinal de Gonzague.)