La Vague rouge/chap.I,14.


La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 306-317).
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1re partie


XIV


François Rougemont s’en allait, portant son mal, avec l’étonnement qui se mêle aux peines d’amour plus encore qu’aux autres peines. Il se sentait hors la loi profonde. Christine contenait tout ce qu’il préférait dans l’univers, et aussi tout ce qui l’exilait et le bafouait. D’être recrue de fatigue et de tristesse, son âme ne savait plus que ressasser sa défaite. Cette défaite s’associait à toutes les circonstances de la rue, à chaque mouvement des choses ; elle brûlait avec le soleil couchant, fuyait avec la foule le long des avenues, se retrouvait dans une fleur écrasée au bord du trottoir, la plainte d’un chien blessé, le crincrin des violons, le clapotement de la pluie.

Il ne pouvait rester en place ; il retournait sans cesse vers ces quais où il avait senti la métamorphose ; là, sans lassitude, il regardait couler le fleuve ou défiler les nuages. La défaite s’élevait du couchant, parmi les escadres d’argent et les troupeaux roussâtres, suivait les vagues glauques, les remous boueux, les écumes entremêlées de feuilles, de brindilles, de coquilles, et paraissait sans fin comme cette eau qui ne cessait de couler depuis les millénaires, comme ces vapeurs qui vont abreuver les glaciers et les pâturages. Elle faisait tellement partie de sa personne qu’il ne voyait que la mort pour l’en guérir. L’image de Christine venait le ressaisir, non comme il voulait, mais comme elle voulait ! Même dans l’affliction, elle avait quelque chose d’indispensable : elle devenait le fond des existences, le sens secret des phénomènes.

L’expérience séculaire et la propre expérience de François semblaient des choses extérieures, qui ne s’appliquaient aucunement à son mal. L’homme qui guérirait était un autre homme que celui qui souffrait, un être objectif dont il ne trouvait pas la ressemblance dans sa propre personne.

Cependant, le rythme de sa passion se fit plus lent et plus uniforme. Ses souvenirs n’apparaissaient plus en images fulgurantes ; il les ressassait longuement, avec des répétitions régulières comme des refrains. C’était encore plus intolérable. Car un dégoût morne emplissait sa poitrine ; la vie s’étendait plate, nue, désertique. Il avait en quelque sorte perdu son double. Même ses convictions apparaissaient chétives, l’avenir humain semblait une chimère d’enfants, la souffrance des prolétaires une inquiétude de fourmis autour d’une motte de terre. Et il avait aussi l’impression d’être « pris ». Il ne retrouvait plus les gestes du passé ; il faisait des gestes de captif, des gestes d’homme qui traîne des liens et un fardeau.


Cette période fut suivie d’une agitation nouvelle.

Il eut cette peur de soi-même que les optimistes ignorent jusque dans leur vieillesse. Parfois il songeait à revoir Christine et à plaider encore sa cause : une éloquence fraîche naissait avec toute espèce de renouveaux. Mais il lui suffit de voir, au sortir de l’atelier, la jeune fille avec Deslandes, pour sentir la vanité du verbe.

Puis, un autre espoir se mit à croître. Il ne renonça pas à Christine, il compta sur le jeu des circonstances, il se donna du temps pour la conquérir. Et sans doute cela concordait avec l’inconscient de son être, ou plutôt en jaillissait, car il éprouva un grand soulagement.

Ses convictions reverdirent ; sa pitié pour les travailleurs reprit, sous une forme languissante et comme nimbée de poésie ; il recommença la propagande. À la vérité, il le fit mollement. Une buée le séparait de ses interlocuteurs. Ses phrases flottaient ; les mots obéissaient capricieusement à l’appel, des rêveries faisaient dériver son imagination. C’est à une séance des ouvriers afficheurs qu’il se sentit, pour la première fois, renaître. Le syndicat de ces braves gens faisant des progrès médiocres, ils avaient organisé une réunion professionnelle. François avait promis au père Bougeot, un habitué des Enfants de la Rochelle, d’y prendre la parole. C’était pour neuf heures, à la Bourse du travail, dans une petite salle du rez-de-chaussée, à droite, pauvre salle nue, peuplée de deux tables pauvres et de bancs sans dossier. Sur la table, on apercevait des registres, des cartes syndicales, des feuilles de papier, une boîte de fer-blanc, des timbres mobiles.

Les compagnons ne se hâtaient guère. Les uns « s’amenaient » avec une blouse boutonnée — ce qui leur donnait l’air d’être en chemise, — les autres la préféraient ouverte sur le gilet ou le veston ; certains étaient très propres, luisants de clarté, d’autres tachetés de crotte ou saturés de poussière agglomérée à la colle ; beaucoup portaient tout simplement le veston.

Une heureuse atmosphère de vagabondage flottait sur l’assemblée ; les afficheurs s’asseyaient en rond ou confabulaient par groupes mobiles, avec des airs de ne pas savoir au juste s’il y aurait ou s’il n’y aurait pas de séance. Vers neuf heures et demie, la moitié de la salle ayant fini par s’emplir, on forma le bureau. Ce fut vague. Un secrétaire en salopette s’installa à l’une des tables ; le père Bougeot se vit expédié à la présidence. Il montrait, sous des cheveux lait de chaux, une face fine, joviale, bénévole : avec sa blouse bien repassée, il ressemblait à quelque prêtre de contrebande.

Accoutumé aux présidences il prit son siège avec familiarité. Après quoi, il vérifia des cartes et donna de braves coups de timbres, en collaboration avec le secrétaire en salopette. Ce jeune homme, dont la conviction se faisait jour à travers chaque pli du visage, lut le procès-verbal de la précédente séance, avec une vélocité toute sportive, et le rendit presque incompréhensible, à la satisfaction évidente des assistants.

Ensuite le père Bougeot prétendit accorder la parole au camarade François Rougemont. Mais un homme en blouse se leva et montra qu’il était formaliste :

— L’assemblée, dit-il, est maîtresse de son ordre du jour. Si on ne respecte pas ses droits, ce n’est pas la peine d’être un groupe organisé. Avant que le camarade Rougemont — et on remercie bien cordialement le camarade d’être venu — avant que le camarade Rougemont prenne la parole, il faut qu’on vote sur le programme de la soirée. Je ne suis pas votard, mais enfin, il faut respecter les droits de l’assemblée.

— Ah ! pardon, s’écria le père Bougeot, ce n’est pas une séance ordinaire, c’est une séance de propagande…

— Il faut respecter les droits de l’assemblée ! répéta l’homme.

Il tournait vers le président une face procédurière et tatillonne. Un personnage frisé l’appuyait d’une voix aboyante, et cinq ou six blouses approuvèrent d’une oscillation. Mais un autre camarade, une bonne tête de barbet, aux prunelles sirupeuses, franchit trois bancs et tonna :

— Le citoyen Rougemont est notre invité… Ça n’est pas convenable de lui rogner la parole.

— Il a raison !

— Faut voir…

— Mais, nom de Dieu ! fit l’homme du règlement, qui est-ce qui en a au citoyen Rougemont ? On est tous contents qu’il est venu et je ne donnerais pas ma part de l’entendre. En quoi qu’on lui rogne la parole en proposant un ordre du jour ? Pour sûr et certain, l’ordre du jour va le mettre en tête… mais je dis qu’il faut le voter. C’est tout ce que je dis.

Le père Bougeot ne voulait pas d’ordre du jour. Il secoua la tête avec opiniâtreté et dit :

— L’assemblée donne-t-elle la parole au camarade Rougemont ?

Les trois quarts des mains se levèrent.

— La parole est au camarade Rougemont.

François ne quitta pas le banc où il s’était assis entre deux compagnons afficheurs :

— Je vous remercie, président, dit-il rondement. Mais l’assemblée aurait tort de me donner la parole par pure politesse. Ça ne me gênerait aucunement de parler plus tard. Je suis ici comme un camarade, et pas du tout comme un conférencier.

Cette déclaration détermina une levée de blouses enthousiastes ; l’homme tatillon lui-même acquiesça, d’un geste de Ponce Pilate. Alors, Rougemont se dirigea lentement vers les tables. Il n’avait pas envie de parler, son cœur était lourd, et pour se mettre en train, il affecta une attitude bourrue :

— Camarades, je suis venu ici pour dire la vérité aux afficheurs ; je ne leur passerai pas de pommade dans les cheveux… Les afficheurs sont une sorte de travailleurs libres, ils n’ont pas de maître, pas de garde-chiourme, ils vont et collent où ils veulent, se dépêchent ou lambinent : on les paye au paquet ! Cette liberté n’est certes pas un mal… bien au contraire ; mais les afficheurs en abusent ; ils se conduisent pour ainsi dire comme les patrons qui les exploitent ; ils travaillent le jour, ils travaillent la nuit. Quand ils ont gagné une première thune, ils ne se gênent pas pour en gagner tout de suite une deuxième. Naturellement, la plupart ne se figurent pas qu’il y ait là le moindre mal. C’est qu’ils ne réfléchissent pas. S’ils réfléchissaient, ils se souviendraient des camarades qui chôment et qui crèvent de faim…

François avait jusqu’alors parlé d’une voix sourde. Ses idées se cousaient les unes aux autres sans qu’il y prît intérêt. Mais quand il arriva à la dernière phrase, les mots prirent une force subite. Il s’éveilla, il s’anima. La pitié, sœur de sa propre peine, lui mouilla les paupières ; son accent devint pathétique :

— Ce n’est pas bien, camarades !… C’est une offense à la solidarité qui doit unir les travailleurs contre la rapacité des patrons et les cruautés de la vie… C’est aussi une terrible imprévoyance. Chaque fois que vous acceptez de faire double besogne, vous aiguisez l’arme qui sert à vous égorger, vous augmentez la force de l’exploiteur et la faiblesse de l’ouvrier. Ah ! il est grand temps que les afficheurs s’en rendent compte, grand temps qu’ils s’organisent, qu’ils aient, comme les ouvriers du bâtiment, les terrassiers, les typographes, un syndicat puissant et redouté. C’est vraiment une chose étonnante de vous voir au dernier rang du syndicalisme, alors que personne ne peut tirer autant d’avantages de l’union. Il y a trois ans, pas un seul afficheur ne connaissait le chemin de la Bourse du travail. Aujourd’hui encore, vous êtes en nombre ridiculement petit. Ignorez-vous donc les misères de l’isolement ? Ne vous êtes-vous jamais demandé si votre salaire ne pourrait pas être porté de cinq à sept francs, ce qui vous épargnerait d’une part les fatigues de la surproduction, qui vous tuent avant l’âge, et, d’autre part, donnerait du travail aux chômeurs ? Ah ! chers camarades, la solidarité n’est pas seulement une chose belle par elle-même, qui vous élève au-dessus de vous-mêmes, elle est une vertu pratique dont chacun doit, à la longue, tirer son profit ! Ce n’est pas la stérile charité que nous prêchent avec un touchant ensemble les curés et les bourgeois, et qui ne conduit qu’à la résignation, à la veulerie et à l’esclavage, c’est un ferment actif, c’est l’entr’aide généreuse qui doit finalement sauver tous les hommes. En attendant, elle peut améliorer le sort de ceux qui savent la pratiquer et la comprendre. Il y a dix ans à peine, les bonnes volontés ne pouvaient pas servir à grand’chose. Le prolétaire n’avait aucune arme, rien que sa ridicule carte d’électeur, rien que des partisans de l’assiette au beurre pour faire semblant de le défendre, en réalité pour l’asservir à des lois inévitablement mauvaises. Car dès qu’une bonne chose est mise en loi, elle ne peut plus servir au pauvre ; le riche la tourne comme il veut — et s’en sert à son profit. Aussi, la bonne volonté n’aboutissait jadis qu’à se faire bafouer par un tas de farceurs et de saltimbanques. L’ère syndicaliste a transformé tout cela. La bonne volonté devient une chose utile et pratique ; on sait où et comment s’en servir : il n’y a qu’à faire partie d’un bon syndicat. Alors on cesse d’être une piteuse créature solitaire, une sorte de chien à deux pattes cherchant sa pâtée dans les poubelles bourgeoises ; on fait partie d’une force… la seule force ouvrière possible, jusqu’au jour de l’expropriation capitaliste ; la seule où l’on est entre gens de même farine, où chacun poursuit le même but. Il ne s’agit plus de mettre un morceau de papier dans une boîte pour se donner un maître, il s’agit de se réunir à mille, à dix mille et de faire entendre son rugissement…

Afficheurs, il y a trop longtemps que vous méconnaissez le syndicalisme. Vous abandonnez les vaillants qui vous ont convoqués ce soir, vous les laissez seuls en face de la fourberie patronale. On m’a dit que certains sont mécontents de ceux qui dirigent le syndicat. Ils disent que ce sont des fripouilles, et que fripouilles pour fripouilles, ils aiment autant les patrons. C’est de la couillonnade ! Si vous n’êtes pas contents de ceux qui mènent, prenez-en d’autres. Vous avez la force directe en mains, la force du nombre. Usez-en. Et si vous en usez, vous verrez, avant deux ou trois ans, le chemin que vous aurez parcouru. Aujourd’hui, que faites-vous ? Vous allez offrir votre « viande », vous prenez un paq qui vous sera payé une thune, alors que le patron touchera vingt-cinq francs sans en ficher une datte ! On dirait, ma parole, que vous êtes contents d’être des exploités. Votre devoir est de surveiller l’embauchage et de réclamer une augmentation de prix ; alors vous n’aurez plus besoin de vous voler l’ouvrage les uns aux autres pour gagner dix francs, dix francs, camarades, qui vont trop souvent chez le mastroquet et dont la ménagère ne voit que les morceaux… En période électorale, vous pourrez vous faire des journées énormes. À ce moment, les fous et les imbéciles jettent l’argent contre les murailles : les afficheurs obtiendront facilement triple paye. Et vous cesserez aussi d’être les victimes de l’assurance… Quand vous vous « cassez la gueule », quand vous perdez l’usage d’une, de deux ou de trois pattes, vous vous trouvez devant un juge de référé qui est à la solde des sociétés d’assurances et qui vous accorde invariablement le minimum. D’ailleurs, la plupart du temps, vous n’attendez pas le jugement. L’agent des compagnies vous guette. Il vous démontre que vous n’aurez presque rien, une pension insignifiante : ne vaut-il pas mieux recevoir tout de suite quatre ou cinq cents francs comptant ? L’ouvrier, qui n’a pas l’habitude de coucher sur les billets de banque, perd la tête à l’idée d’en avoir une demi-liasse. Il écoute, il se laisse convaincre, il transige… il est volé. Ou bien, lorsqu’il ne cède pas pour une somme fixe, on lui fait entrevoir les incertitudes du procès et on lui offre tout de suite une pension, un tiers de son salaire, par exemple, s’il est devenu tout à fait infirme. Le brave homme compte qu’un tiers de son salaire, ça fait un franc cinquante à un franc soixante et il signe. Le tour est joué. Il touchera soixante-quinze à quatre-vingts centimes par jour.

Rougemont fit une pause, en regardant son auditoire, et rien qu’à la manière « dont il se sentait sourire », il comprit l’intérêt qu’il reprenait à son rôle.

— Attendez, reprit-il. Ne vous « épatez » pas. Le camarade, ai-je dit, touchera soixante-quinze centimes au lieu d’un franc cinquante. Et pourquoi ? Parce qu’il doit payer la moitié de la pension lui-même. C’est la loi. Elle partage la responsabilité entre l’accidenté et l’exploiteur ; ils sont chacun responsables pour une part. En attendant, l’ouvrier, qui ignore tout, a signé. Il est frit. S’il crie, l’exploiteur rigole : « Il fallait connaître la loi, mon bonhomme ! » Et voilà encore une bonne raison pour aller au syndicat. Vous saurez ce qui vous revient, vous serez conseillés, appuyés par le conseil judiciaire de la Bourse du travail et par la C. G. T. Vous serez aussi défendus contre certaines exploitations ignobles, comme celle du camarade afficheur que j’ai vu, l’autre jour, là-bas, au mur du Temple, soutenu en l’air par une corde à nœuds. Il pleuvait des sabres ! Ce pauvre bougre était en cotte, en savates percées, la blouse collée par l’averse, faisant un travail d’acrobate et  de forçat…  On ne pouvait s’empêcher de se dire : « Enfin, est-ce une brute ? Est-ce un homme ? »

Compagnons, il faut que cela finisse, il faut que les afficheurs cessent d’être à la queue de l’organisation syndicaliste quand ils pourraient si facilement être à la tête ! Allons ! un peu plus de solidarité, un peu plus de courage, un peu plus de libre discipline, de discipline consentie d’un cœur chaud et fraternel, un peu plus de fierté et de dignité : il est grand temps que les afficheurs montrent qu’ils sont des hommes !

Les afficheurs firent entendre un vaste applaudissement. Une triple salve secouait au même instant la salle voisine, où les compagnons limonadiers tenaient une réunion menaçante. Et François alla se rasseoir amicalement parmi les blouses, tandis que le secrétaire expédiait en vitesse la lecture des demandes d’admission. Elles passèrent sans encombre, jusqu’à ce qu’on arrivât à la candidature du camarade Grenu. Alors, un homme dogue s’élança vers les tables :

— Grenu !… aboyait-il. Ah ! non, il est déjà secrétaire d’un autre syndicat.

— Je ne t’ai pas donné la parole, riposta le président. Donc, t’as pas la parole !

L’homme dogue roula ses yeux convexes où pétillait une fureur bon enfant :

— Je te dis que c’est de l’incompatibilité.

— Tu n’as pas la parole !

— Eh bien, je la demande.

— Alors, tu as la parole.

— Voyons ! reprit l’homme dogue, on était bien d’accord, pourtant, on avait dit qu’on n’admettrait plus de cumul. Est-ce qu’on l’avait dit ?

— C’est ça ! Pas de cumul. Si on commence avec du cumul, tout est fichu ! se lamenta un afficheur en pantalons larges comme des jupes.

— Pardon, y a pas de cumul !

— T’as pas la parole, toi !

— Si, si… À bas le cumul !

— Je demande la parole.

C’était le personnage formaliste. Il s’était avancé jusqu’auprès des tables ; il levait le doigt du geste de « celui qui enseigne et qui montre ».

— Nous sommes complètement sortis de l’ordre ! s’exclama-t-il. Le président l’a dit, c’est une séance de propagande. Et pendant une séance de propagande, on ne doit pas discuter sur les candidatures.

— C’est une séance mixte.

— Non, c’est une séance de propagande. La preuve, c’est que nous avons fait coller une affiche pour inviter les camarades non syndiqués. Il y a ici plus de non syndiqués que de syndiqués. Comment pourrait-on voter sur l’admission du camarade Grenu ?… C’est logique, voyons.

Cette fois, il connut les joies de la victoire : l’assemblée, d’un seul hochement, reconnut le bien fondé de sa réclamation. Et le père Bougeot conclut :

— Alors, il n’y a qu’à remettre la discussion à la première assemblée générale. La parole est au citoyen Lapouge.

Le citoyen Lapouge était collé contre la muraille, au dernier banc. Son visage exprimait un dégoût amer et funèbre ; il portait une barbe beaucoup plus épaisse à droite qu’à gauche, et il s’avança vers les tables comme s’il marchait à l’échafaud :

— Le camarade Rougemont, commença-t-il d’une voix de zinc, a dit qu’il ne passerait pas de pommade aux afficheurs. Il a tenu parole. Moi, ça sera pire. Je vais leur étriller le ventre. Compagnons, j’espère que vous ne savez pas qu’un grand nombre des vôtres essayent continuellement de prendre aux chômeurs l’affichage de la Bourse du travail ? Ils tirent ainsi le pain de la bouche des chômeurs qui, seuls, doivent bénéficier de l’argent consacré par les syndicats et la C. G. T. à l’affichage. Si encore ils demandaient simplement à faire la besogne, mais pas du tout, ils se plaignent eux-mêmes d’être des sans-travail, ils arrivent à leurs fins par la blague et par la frime. Afficheurs, ce sont là des faits malhonnêtes et scandaleux, que justifie seule une mentalité d’inconscients. Votre devoir est de les flétrir. Je fais appel à votre sincérité et à votre bon cœur, je demande que vous votiez un blâme énergique à ceux qui se permettent de telles manœuvres et que votre syndicat s’engage à les réprimer énergiquement.

Peut-être bien, parmi ceux qui hurlèrent leur approbation, en était-il qui avaient sollicité de l’affichage en contrebande, mais le vote n’en fut pas moins loyal et véridique.

Rougemont considérait avec attendrissement de braves faces épanouies par l’enthousiasme et frémissantes de solidarité, des yeux à qui l’absinthe et le vin n’avaient pu enlever une candeur de petit enfant. Et il emportait dans la nuit le regain de son ardeur d’apôtre. Christine était toujours là, mais il ne s’abandonnait plus à sa peine ; il voulait guérir. Il le voulait, avec une secrète espérance, avec le rêve, tout au fond, qu’un jour la force des circonstances lui serait favorable…

Paris dardait ses phares bleus, la foule glissait fiévreuse, avec le mystère infini de ses âmes, et les chasseresses d’hommes, aux visages de chaux, aux lèvres sinistrement écarlates, suivaient leur affreux destin parmi le grondement des automobiles.