La Vague rouge/chap.I,13.


La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 296-305).
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1re partie


XIII


Comme la pluie durait depuis plusieurs jours, la ville fermentait et, par endroits, semblait pourrie. Le fluide, sournois, brassait une boue d’asphalte, de calcaire et de crottin ; il réveillait la vie obscure des pierres, emplissait de sève les vieux bois, exaspérait les rouilles, rongeait les murailles, creusait les toitures. Les hommes étalaient, sous des boucliers spongieux, leur laideur, leur mélancolie, et se décelaient vieillots, pétris de la substance des cadavres qui ont fertilisé la planète. Vers dix heures, des stries de nacre balafrèrent la nue, les fumées montèrent plus droites et les chevaux s’enveloppèrent d’une buée.

Par toutes les voies, les miliciens affluaient vers la gare de Strasbourg. C’était une jeune humanité sans grâce, souvent difforme, qui suait la misère ou la crapule, visages suifeux, blafards, plaqués de safran, truffés de tannes, semés de boutons, dégradés par l’alcoolisme des ascendants et par les premiers excès de l’adolescence. À peine, de-ci de-là, apparaissait quelque structure bien conçue, quelque face fraîche, agréable ou fine. Ces colons de la caserne accouraient avec des valises, des musettes, des paquets enveloppés de toile cirée, de linge ou de papier. Ils puaient le vin ou l’eau-de-vie.

Avant d’entrer dans la gare, beaucoup se répandaient par les cafés de la place. Avec des propos agressifs, sardoniques ou obscènes, ils cherchaient dans les breuvages cette joie que l’homme poursuit à tous les tournants de sa route malchanceuse ; ils avaient un air étrangement important, héros d’une contingence qui les irritait tout en les mettant en vedette, et les poussait aux ribotes. Tourmentés par l’envie de taper sur leurs concitoyens, ils se refrénaient devant la police, massée à tous les recoins de la gare, avec des piquets d’infanterie de marine et de ligne ; ils étaient apaisés encore par la présence de filles, de femmes et de vieux hommes. Si quelques femelles puissamment casquées apportaient un relent de trottoir, il y avait d’humbles vieilles, aux cheveux blancs et rances ou à la tignasse gris poivre, croupies dans des jupes de pilou, le visage fondu et fatigué ; des adolescentes recuites dans le jus de misère et comme enduites d’argile ; les ouvriers gourds, aux yeux déteints, alcooliques mais honnêtes.

Une effervescence plus âpre travaillait les masses accumulées devant la gare et dans la salle réservée aux miliciens. Des agitateurs distribuaient la Voix du peuple ou la Guerre sociale et donnaient de vagues mots d’ordre. On reconnaissait la propagande antimilitariste ; elle orientait les aspirations tumultueuses, utilisait les instincts de troupeau et donnait quelque courage par le prestige de succès antérieurs. On montrait des brochures : l’Antipatriotisme : Guerre, Patrie, Caserne ; Neuf ans sous la chiourme militaire ; l’Idole Patrie ; mais tout pâlissait devant le numéro spécial de la Voix du peuple.

La première page représente « le retour du soldat de Narbonne chez ses parents ». Un jeune dragon agenouillé et presque renversé, d’une main s’appuie contre le sol, de l’autre se préserve le visage. Sa mère lui tend le poing, son père se dresse tragique ; la légende porte « « Ah ! jean-foutre ! tu as tiré sur le peuple. » En tête de la seconde page, des soldats commandés par un lamentable officier, au torse de moustique, s’apprêtent à tirer sur des chômeurs. Un homme épais fume sa pipe à la fenêtre d’une bâtisse où l’on peut lire : Usine Durand et Putois, Lock out. Et dessous : « L’armée est le chien de garde des patrons. »

Les articles s’intitulent : Jeune soldat ; le Massacre de Fourmies ; la Solidarité dans les casernes ; la Tuerie de la Martinique ; la Vérité sur Casablanca. En tête de la troisième page, le dessin représente un Marocain agenouillé, les bras étendus, devant une femme qui presse un enfant contre son sein, tandis qu’un autre enfant fuit en rampant. Des soldats français chargent ce groupe ; un officier s’apprête à abattre le suppliant d’un coup de revolver, cependant qu’un troupier empoigne une créature épouvantée, aux membres rachitiques, qui est peut-être un garçon, peut-être une fillette. Légende : « L’armée est le chien de chasse des financiers. » Puis de nouveaux articles antimilitaristes : Les assassinats de Châlons ; On fusille les prisonniers ; la Victoire de Narbonne ; Clemenceau a son bain de sang ; la Fusillade de Raon-l’Étape. Au bas de la page, on aperçoit deux soldats ravagés par la fièvre ; ils déclarent : « Nous avons obéi à notre conscience. Cela nous vaut la Tunisie, le typhus et la dysenterie… Mais, chez les fils du peuple, nul ne nous méprise. »

Enfin, en tête de la quatrième page, deux illustrations symboliques. À gauche, des travailleurs devant une usine, dont l’entrée est close par des planches ou des poutres en croix. Légende : «  Conscrit ! c’est contre ceux-là que l’on t’arme ! » À droite, une réunion de financiers aux faces immondes, autour d’un tas d’or étiqueté : « Banques marocaines ». Légende : « Est-ce pour ça que tu te fais tuer ?… » Au bas de la page, des conscrits et des travailleurs se serrent la main. Légende : « C’est promis, camarades, jamais nous ne tirerons sur nos frères ! » Les derniers articles ont pour rubriques : Pour quoi, pour qui, on envahit le Maroc ; les conseils d’un ministre ; l’Ennemi de l’intérieur ; le Sou du soldat !

Les conscrits se passaient cette feuille avec fièvre, goguenardise ou bravade. On dévorait surtout le premier article : « Jeune soldat, cette caverne qu’est la caserne te réclame… »

Des vociférations entrecoupaient la lecture ; quelques-uns lisaient des passages à voix haute, d’autres affectaient de tendre la gazette vers l’infanterie de marine échelonnée devant les barrières, mais la multitude se bornait à des rôderies circulaires ou des palabres.

On apercevait un petit homme livide qui marchait à travers la foule avec une flexibilité singulière ; parfois, il faisait mine de franchir un obstacle ou bien, contournant un groupe, il se levait sur la pointe des pieds. Ce petit homme parlait à voix basse et souriait du coin de la bouche, à gauche, avec un hochement de tête ; vêtu de noir, il portait un crêpe à son chapeau et tenait à la main un panier plein de pommes, de figues sèches et de noix. Sous l’horloge, un conscrit agitait une tête bitumeuse. Son œil gauche sanguinolait, entre des paupières crues, et distillait la fièvre. Il injuriait un homme à la moustache de cuivre, aux mains immenses, qui répondait avec douceur, en fermant le poing :

— Je ne connais pas ma force.

L’étendue du poing impressionnait l’adversaire. Il criait en montrant les dents :

— Porc à l’engrais ! Andouille mal cuite… Bouffeur de m… C’est pas encore en faisant le kangourou boxeur que tu vas m’épater ! Je te scierai les c… et ça ne sera pas long !

À chaque injure, il avançait la tête, avec des gestes d’assassin. L’autre, attentif et paisible, reprenait :

— Je ne connais pas ma force.

On les sépara. L’homme à l’œil sanglant revenait par intervalles, de biais ou par derrière, en faisant mine de tirer un couteau.

Six ivrognes beuglaient, accrochés en monôme. Selon les fluctuations de la foule, ils roulaient contre la muraille ou tanguaient au sein d’un remous. Leur joie était parfaite. Ils l’exhalaient d’une manière fraternelle, avec des cris tendres, des accolades, d’obscurs dictons et se louaient d’avoir séché trente litres.

Cependant, la multitude fermentait. Les injures contre l’armée et les menaces contre les gradés filaient avec des crachats. Elles s’accrurent à l’arrivée des miliciens de la Maison-Blanche, conduits par une délégation de jeunes antimilitaristes. L’Internationale mena grand tapage, les âmes connurent le désir de la bagarre, il s’éleva une marée d’insultes. Ceux des Terrains Vagues manifestaient avec discipline ; ils n’ignoraient pas qu’une révolte violente était impossible et même inopportune : il suffisait, en conspuant l’armée, de donner un exemple et de marquer l’accroissement de la propagande. Mais cette foule alcoolique risquait de dépasser les prévisions et les volontés. Elle commença d’interpeller plus directement la police ; des pressions tourbillonnaires, des houles et des reflux mouvaient les corps ; les refrains, les hurlements, les imitations obscènes, les menaces se heurtaient dans le même désordre que les créatures qui les exhalaient ; on apercevait une sarabande de faces convulsives, la danse des feux noirs, bleus, verts ou gris des regards, les trous humides des bouches, l’éclair argentin des dents saines alternant avec les lueurs louches des incisives cariées.

Alfred Casselles assistait à la scène avec un dédain paisible.

Il considérait sans acrimonie la police, l’infanterie de marine et ces gradés pour lesquels il ressentait, naguère, tant de haine. Il ne croyait plus à leur force et ne les jugeait plus impitoyables. Jamais ils ne lui feraient ce qu’il leur avait fait là-haut, dans la solitude des fortifications, sous la petite brume tiède de septembre.

Et il méprisait les braillards, dont chacun aurait reculé d’épouvante devant l’œuvre accomplie. Cette œuvre, il ne la concevait plus ni bonne ni mauvaise ; elle avait une existence personnelle, elle était en lui comme un organe. Selon les circonstances, elle le faisait souffrir ou s’apitoyer, elle l’éloignait de lui-même ou réveillait un orgueil crispé et mélancolique. Parfois aussi, une peur brusque gelait sa peau et dressait son poil, la mort le saisissait à la nuque, son cœur semblait se détacher comme une pierre et écraser ses entrailles. Mais aucune preuve accessible aux hommes ne subsistait à la surface de la terre : la trace, qu’un chien seul eût pu déceler, était depuis longtemps évanouie, le poignard avait dix fois passé à l’alcool et à la lessive, le teinturier et la blanchisseuse avaient enlevé d’improbables indices sur les vêtements. Seul, entre les murs du crâne, dans ce monde de la mémoire où notre « moi » abrite ses archives, persistait un témoignage, créature étrangère et furieuse, dont la vie demeurait incompatible avec le milieu. Ah ! qu’il l’avait redouté et qu’il le redoutait encore. Il exécrait sa propre voix, il se méfiait de chaque parole sortie de ses lèvres.

Pourtant l’habitude venait ; le fauve s’acclimatait au fond de sa fosse, le meurtrier prenait confiance en soi-même et, voyant que la société était vaincue, que jamais elle n’aurait sa revanche, il narguait cette force énorme et tâtonnante. Avec une tristesse presque religieuse, il révérait sa victime, plus présente, ce semble, que le jour du meurtre, au pied des talus verts, sous les feuillages rouilleux. Il discernait mieux le cou hâlé, les mains trapues, tous les détails de l’uniforme, car « l’inconscient » repétrissait cette image, la fixait et la précisait : Alfred recommençait inlassablement la poursuite, il sentait le couteau fendre la chair, il revoyait la chute, le corps pantelant, il entendait ce cri qui semblait jaillir de la terre. Là ne s’arrêtait pas la scène. L’imagination suivait le cadavre dans le cercueil, elle y voyait se décomposer et décroître les chairs, se vider les orbites et les dents apparaître par le trou des joues pourries. Le cœur du jeune homme défaillait de compassion.

Aucun homme vivant ne lui était aussi cher que ce mort. Il ne pouvait plus voir sans attendrissement un uniforme. Il y eut entre lui et les officiers une réconciliation bizarre ; il les suivait, dans la rue, d’un regard ami, il plaignait ceux qui promenaient un visage creusé de ravines, des paupières lasses et des moustaches grisonnantes…


Cependant, englobés dans l’âme collective, les conscrits continuaient à manifester leur turbulence. Il y eut des houles, des tangages et des tourbillons. Puis le mouvement s’orienta, le troupeau coula vers la barrière frontale, les bois gémirent et craquèrent, un flot d’hommes ahuris, qui s’éparpillait au grand air, roula sur l’infanterie de marine. Ils tâchaient de battre en retraite, travaillés par la prudence, mais, à l’arrière, la poussée persévérait, avec des hans de bûcherons, des imprécations sifflantes et un refrain de bataille :


Car si nous trouvons que la guerre
Est un spectacle repoussant.
Pour supprimer notre misère
Nous saurons verser notre sang.


L’infanterie de marine s’était massée, tandis qu’accouraient les sergents de ville et un piquet de la ligne. Les soldats chargèrent avec bénévolence, la police projeta des poings rudes sur les conscrits d’avant-garde qui haletaient entre deux poussées, haineux et hagards. Quelques ivrognes résistèrent vaguement, aussitôt passés à tabac, la face transformée en enclume, pendant qu’un adolescent livide lançait une poignée de poivre dans les yeux d’un brigadier et, se jetant à quatre pattes, fuyait entre les jambes. Des coups de bottes le pétrirent, son crâne craqua sous des semelles diligentes, et ses cris glacèrent l’élan des miliciens jusqu’au fond de la salle. Mais les cœurs demeuraient tumultueux ; une rancune sournoise luisait dans les regards, avivée par les hurlements de l’homme au poivre.

— Tout ça sera payé un jour, affirmait Armand Bossange à ceux des Terrains Vagues.

— Ça sera payé le jour de la guerre, intervint un petit homme crépu, dont les yeux noirs se violaçaient d’exaltation… Des pruneaux dans le ventre des officiers, des saucisses de dynamite dans leur fondement. Vive Hervé !

Ces propos choquaient Casselles et lui semblaient ridicules, car enfin la police seule avait frappé : l’infanterie de marine et la ligne bornaient leurs soins à maintenir le barrage.

Un nouveau remous agita la masse, puis un courant s’établit avec une légère bousculade, des exclamations fusèrent :

— C’est le train ! Voilà le train !

— N’oubliez pas ! fit rapidement Armand Bossange en serrant la main à ses camarades. Pratiquez l’obéissance apparente et la résistance secrète, le sabotage aussi, chaque fois que vous le pourrez sans risques ; formez des ligues contre les gradés ; surtout livrez-vous à une propagande incessante.

Casselles écoutait avec un visage roide où se dissimulait le sarcasme. Il ne croyait plus à la parole : elle était fausse, couarde et vénéneuse. Et il serra mollement la main de Bossange, résolu à prendre le contrepied de ce qu’il venait d’entendre.

Les conscrits passèrent devant les quais, entre deux haies d’infanterie de marine. Cette infanterie gardait aussi un train, prodigieusement long, que n’avait pas encore rejoint sa locomotive. Les hommes s’empilèrent dans les troisièmes. Puis, survint un détachement de ligne, avec un vieux capitaine au visage épais, amer et honnête. Il inspecta tristement les wagons, vérifia des feuilles, donna son avis et accueillit quelques réclamations. Tout en lui respirait le vaincu sans élan et sans espérance, incrusté à la caserne comme un coquillage à sa roche. Sa casquette dorée ranima le hourvari. Penchés aux portières, les hommes l’épiaient d’une manière insultante et sardonique : le pauvre hère figurait le prêtre et le bourreau de la religion cruelle, l’homme rouge plus exécré que naguère l’homme noir. Des injures fluèrent, plusieurs crachèrent après son passage, d’autres le narguaient de gestes crapuleux ou de propos scatologiques. Il ne se retournait point, se bornant à réduire au silence, d’un regard, ceux qui se trouvaient devant lui. D’ailleurs, il n’y mettait point d’amour-propre ; il accomplissait sa tâche, avec la mélancolie des vieux bœufs, résolu toutefois à sévir contre l’insulte directe ou la mutinerie : les conscrits préféraient l’action sournoise. Il suffisait d’exprimer son dégoût et sa rancune, de faire comprendre qu’on était des recrues indisciplinées, pour qui l’ennemi se trouvait, non aux frontières, mais dans la caserne même, et qui déserteraient au premier signal.

Et Casselles détestait étrangement cette scène : il épiait, avec un attendrissement filial, le capitaine aux yeux tristes, à la moustache plâtreuse qui, l’inspection finie, regagnait lourdement son coupé. On entendit encore le claquement de quelques portières ; une locomotive siffla, des employés s’agitèrent ; la longue file des wagons craqua, gémit et fendit l’étendue. Un bref silence, puis une voix tonnante donna le signal et l’Internationale gémit au rythme du feu et de la vapeur. Dans ce chant presque unanime, dans l’extraordinaire ardeur des souffles, les temps prochains se décelaient, la mort d’instincts profonds et de graves disciplines, une obscure genèse ; et cette file de wagons, cette petite cité de roulottes, grondante, fumante et clamante, semblait s’engouffrer dans l’Avenir.