La Vérité sur l’Algérie/08/22

Librairie Universelle (p. 418-427).


CHAPITRE XXII

Réponse à la question qui fait l’objet de notre livre huitième.


Désormais est entendue la question « bonne affaire » économique.

Vous savez maintenant ce qu’il convient de penser quand on lit dans des ouvrages de vulgarisation comme celui de feu M. Cat, de son vivant professeur agrégé d’histoire à l’École supérieure des lettres d’Alger :


« … Aujourd’hui le budget de l’Algérie est en équilibre, c’est-à-dire que ses recettes sont égales aux dépenses ; son commerce annuel à l’importation et l’exportation s’élève à plus de 800 millions, dont les trois quarts avec la France.

« Plus de 500 centres européens existent sur son étendue, et les indigènes eux-mêmes, malgré leur force d’inertie et de résistance, sont entraînés vers un changement économique qui classera l’Algérie parmi les grands pays de production vinicole et agricole, et d’élevage. Souhaitons seulement qu’un courant d’émigration française fort et continu vienne augmenter ici la main-d’œuvre intelligente et en même temps délivrer la mère-patrie d’une de ses souffrances sociales : le paupérisme et le manque de travail. Alors cette Algérie, qui est l’œuvre de notre vaillante armée et de nos laborieux colons, pourrait être cette autre France qu’un écrivain patriote, Prévost-Paradol, a entrevue dans un prochain avenir. »


Ou dans des articles de vulgarisation ce que M. Étienne disait aux lecteurs du Figaro, 10 septembre 1903 :


« Nous devons être fiers de l’empire colonial que la troisième République a donné à la France sans rien compromettre de ses intérêts européens. Et ce dernier tel qu’il est constitué peut largement se suffire à lui-même. »


Pas plus que l’Algérie romaine, l’Algérie française n’est une « bonne affaire ».

M. Wahl a écrit de l’Algérie romaine :


« Si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que tout cet éclat de prospérité n’était qu’à la surface. Les citadins brillants, les riches propriétaires ne formaient dans la population qu’une faible minorité. Comme tout le reste du monde romain l’Afrique avait ses esclaves… une plèbe agricole… Les Mauritanies où la colonisation romaine ne dépassait pas beaucoup le littoral… ne subirent pas un aussi complet asservissement ; mais les tribus avaient des chefs, protégés et clients du gouvernement, exploiteurs sans pitié… L’opulence de l’Afrique était faite de ces misères. De quel œil la multitude des affamés et des ignorants devait-elle regarder les villes somptueuses, et les portiques, et les thermes, et toute cette vie élégante, raffinée. De longues rancunes, d’inexpiables haines couvaient dans ces masses silencieuses et méprisées. »


Je ne vivais pas de ce temps, ou si j’y vivais je n’en ai point souvenir, mais je vis dans le temps présent. Et vivant, je vois. Ce tableau de l’Afrique romaine est celui de l’Afrique française.

Et je crois que quelque jeune homme de loisir devrait bien reprendre les discours de MM. Jaubert et Desjobert aux fins de réhabiliter en l’opinion ces deux députés de jadis qui prévoyaient, qui disaient juste, et dont on se moqua tant, et dont aujourd’hui les noms dans le monde colonial font sourire.

Galibert écrivait de ces deux hommes de raison :


« Pour eux, l’Algérie était un gouffre où toutes les ressources de la France se consommaient en pure perte ; ils comptaient avec affectation et souvent exagéraient le nombre des morts et des blessés ; ils supputaient aussi la balance du commerce, et comme elle était peu favorable à la France, ils ne cessaient de dire que l’Algérie ruinait la France. Étroite et absurde manière de calculer ! Comme si la civilisation n’a pas toujours imposé aux grandes nations des devoirs impérieux, stériles dans leurs résultats immédiats, féconds dans leurs conséquences éloignées… nous ne cesserons d’engager la France à persévérer dans la voie qu’elle s’est tracée ; car à toutes les époques ce sera pour elle une véritable gloire que d’avoir entrepris le rétablissement de la civilisation et du christianisme en Afrique. »


MM. Jaubert et Desjobert avaient raison, voyaient juste. C’était bien le gouffre. Plus de vingt milliards d’argent français, de bon argent, pas de crédit fictif d’argent annuellement dépensé, d’argent payé par le contribuable français, sont tombés dans ce gouffre. Nous avons fait les comptes, vous savez… mais l’économiste vous répond :

« La fondation d’une colonie est un placement à intérêt lointain et à compensations indirectes… » (P. L.-B.)

Cet intérêt lointain, jamais on ne l’atteindra puisque la liquidation est faite. Le placement est passé au compte profits et pertes depuis 1900. Quant aux compensations indirectes, vous les avez jaugées. Tous ces farceurs également… sinon ils ne parleraient pas tant de compensations morales. Du temps de Galibert c’était « la gloire du rétablissement de la civilisation et du christianisme », maintenant M. Leroy-Beaulieu ajoute « l’élargissement de l’horizon intellectuel ». (Algérie, p. 208.)

Outre ce que nous avons découvert au chapitre de la race nouvelle, de ses penseurs, etc., etc., etc., je sais bien que Mme Nini Buffet nous est arrivée de Saïda, Mlle Polaire de l’Arba, M. Étienne de Tlemcen et que le Figaro du 21 août 1904 nous faisait lire ceci :


« Il faut dire, à titre historique, que Paris a, pour la première fois hier, fait connaissance avec le « ban » arabe. C’est une série de cris extraordinaires, que voici décomposés : « Ana, ana, ana, Chouta, chouta, chouia, Barka, barka, barka », le tout terminé par cet extraordinaire roulement guttural que tous ceux qui ont voyagé en Algérie ont entendu sortir des bouches des femmes assemblées. Il est acquis à la chronique que Paris est désormais pourvu d’un nouveau mode d’allégresse. »


Et qu’il y a beaucoup d’anciens chass’d’Af’, d’anciens zouaves, tous parfaits « chacals ». Et je sais aussi que lors du procès Bazaine :


« Le général Pourcet a fait ressortir que le maréchal a perdu dans les pratiques de l’armée d’Afrique le sens moral nécessaire à la compréhension des doux mots dans lesquels se résume notre code de la guerre : honneur et devoir militaire. »


Et je sais aussi que, si jamais on faisait le procès d’un parlementaire retour d’Algérie, bien pris la main dans le sac, on pourrait faire ressortir que cet X… aurait perdu dans les pratiques du fourbi algérien le sens moral nécessaire à la compréhension des deux mots dans lesquels se résume notre code de la politique : honneur et devoir civique.

Et je sais que les bénéfices moraux nous ont coûté la Lorraine, l’Alsace, mon pays, mon beau pays, que l’Algérie, certes, ne vaut pas, mon pays qui donnait à la patrie d’honnêtes serviteurs, mon pays… mon pays enfin…

Et je sais que ces mœurs algériennes, dans la suite de Gambetta, ça nous a fait le Panama…

Alors, voyez-vous, je serais capable de prendre colère si je n’arrêtais plus longtemps à cette plaisanterie de « l’élargissement de l’horizon intellectuel » de la France par la conquête de l’Algérie, à cette galéjade de ta gloire à rosser plus faible que soi, à cette tarasconnade des bénéfices indirects et de l’intérêt lointain.

Je préfère tout bonnement, en le résumant, vous dire encore une fois simplement le compte…

Plus de 20 milliards à notre dette métropolitaine.

Si vous ne pouvez admettre mon compte, vous êtes pour le moins forcé d’admettre celui du ministère des finances, qui, en négligeant les intérêts chaque année cependant payés pour les déficits antérieurement réglés et inscrits à la dette, n’additionne que les déficits annuels et arrive ainsi au total de 5 milliards.

Donc intérêts de 5 milliards + dépenses militaires + garantie d’intérêts chemins de fer, ci : 240 millions par an de déficit pour l’affaire Algérie considérée du point de vue affaire publique. Et c’est en réalité beaucoup plus… puisque le déficit vrai des 70 années, c’est 20 milliards au moins… 20 milliards qui ne seraient pas dans notre dette… donc 600 millions d’intérêts que nous n’aurions pas à payer.

J’aime bien l’Algérie. Mais ça ne peut pas m’empêcher, par tous les marabouts de l’islam, de savoir compter… et, quand je compte, de trouver que c’est 20 milliards et que nous en payons, nous contribuables, l’intérêt à 600 millions, tous les ans. Et, vraiment, payer 600 millions par an les résultats que mon livre a mis en lumière… c’est cher.

Ils diront… les autres… que mon compte est chimérique… en effet quand je récris… quand j’y arrête mon attention… de toutes les forces de mon imagination je vois le gouffre… et d’autant plus effroyable que ce n’est pas seulement l’or que j’y vois tomber, c’est toutes les misères, toutes les larmes et tout le sang… d’hier et de demain… Jean n’a rien vu d’aussi horrible dans les hallucinations de son jeûne à Pathmos… Il a rêvé. Je ne rêve pas. Ils tombèrent, les cadavres. Ils saignèrent. Et je vois le sang. Elles furent semées, les haines. Elles ont germé. Et je les vois. Ils payèrent, nos budgets. Et c’est la dette. Et je la compte. Et je ne suis pas dans un cauchemar. Ce n’est pas la chimère. C’est la réalité.

Et ça fait 600 millions par an.

600 millions de déficit annuel comme affaire publique. Payés par la France.

Comme affaire des particuliers c’est une importation supérieure à l’exportation de 40 à 30 millions.

C’est la production européenne grevée d’une charge hypothécaire de 1.500 millions. Je ne parle pas du prix d’achat, des sommes de mise en valeur et d’entretien successivement englouties dans l’instrument foncier et ayant appartenu aux propriétaires. Je parle seulement de leur dette. Chaque année avant de manger, avant de consacrer un sou au travail, avant de faire n’importe quelle dépense d’entretien ou de production, la collectivité des propriétaires européens d’Algérie doit inscrire à son passif plus de quatre-vingt-dix millions.

Ainsi, maintenant pouvons-nous affirmer sans craindre la contradiction que, de tous les points de vue, « l’affaire Algérie » est mauvaise.

M. Ch. Gide a soutenu « que les conséquences heureuses ou funestes de notre expansion coloniale se feront sentir dans l’avenir le plus éloigné ».

La somme des conséquences funestes est telle aujourd’hui qu’il apparaît difficile que celle des conséquences heureuses puisse jamais l’égaler.

Dans un pays à natalité décroissante comme la France, la disparition en peu d’années des 300.000 mâles que nous coûte l’Algérie constitue une perte irréparable.

Dans un pays où l’industrie (étant donné l’éveil industriel mondial et la concurrence des outillages nouveaux) ne peut plus compter sur des profits illimités, l’inscription à la dette publique de milliards toujours productifs d’intérêts à payer, c’est un arriéré qu’on liquide peut-être, mais qu’on ne regagne point.

Quant au profit politique… nous avons vu que les Européens dont l’établissement dans cette colonie nous coûte si cher, et en sang et en or, nous paient ce sang et cet or par des menaces de sécession.

Dans un prochain ouvrage je montrerai comment est vrai ce que je n’ai fait qu’indiquer en celui-ci : qu’une nationalité musulmane existe, créée par nous, grandit, prend force et nous est hostile.

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Non, non… ce n’est point la suprême espérance ; non, non… ce n’est point la suprême consolation, que nous vaut la conquête, l’occupation et la colonisation de l’Algérie.

C’est une suprême inquiétude.

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Je suis pessimiste…

Je vois sombre… noir… trouble… je ne vois pas…

Relisez. Relisez. Contrôlez mes chiffres. Pesez mes preuves…



Et puis, croyez-vous que, malgré l’optimisme général, je sois le seul qui ait vu ce que j’ai vu, le seul qui ait compté ce que j’ai compté, et si je suis le seul qui dise, que je sois le seul qui sache ?

Lisez ceci :


« L’Algérie évolue… Il s’agit d’écrire une nouvelle page de son histoire. Il s’agit d’asseoir solidement son jeune budget, d’organiser ses moyens de transport, la sécurité de ses campagnes, de poursuivre l’œuvre de colonisation et de peuplement qui assure la prépondérance de l’élément national et, après la conquête du sol, l’œuvre de civilisation qui assure la conquête dos âmes. »


Qui veut ainsi politique nouvelle affirmant par cela que la politique d’aujourd’hui est mauvaise ?

Qui reconnaît ainsi que le budget de l’Algérie ne tient pas debout, puisqu’il faut l’asseoir solidement ?

Qui nous dit ainsi qu’il n’y a pas de moyens de transport organisés, puisqu’il faut les organiser ?

Qu’il n’y a pas de sécurité dans les campagnes ?

Que la prépondérance de l’élément national n’est point assurée, puisqu’il faut poursuivre l’œuvre qui l’assure ? Que la conquête des âmes n’est point faite…

Quel est cet homme qui, dans le concert de l’universel optimisme chantant le succès, jette cette note discordante ?

Pourra-t-on aussi l’accuser de « dénigrement systématique » ?… Je ne le crois pas.

C’est, en effet, M. Jonnart.

Le programme d’avenir, de travail à accomplir que je viens de citer, ce programme qui en quelques phrases constitue la plus nette condamnation du passé et du présent de l’Algérie que je sache, est emprunté au discours que le gouverneur général a prononcé le 18 mai 1904 au Conseil supérieur de la colonie.


fin


Dans un prochain volume, ai-je dit, j’exposerai la question indigène.

Ayant ainsi montré tout le mal algérien, dans un troisième volume j’en dirai les causes ; puis dégageant de cette étude les principes, les lois de la vraie, de la bonne politique coloniale, j’expliquerai comment il serait possible, en les appliquant à l’Algérie, de transformer en succès… relatif… l’insuccès absolu que nous constatons.