La Vérité sur l’Algérie/08/16

Librairie Universelle (p. 398-402).


CHAPITRE XVI

La colonisation agricole est ainsi jugée par les résultats.


Vous savez maintenant les résultats de la colonisation agricole de l’Algérie.

Cette colonisation est officielle ou libre. Ce qu’il y a de favorable dans les résultats provient de la colonisation libre. Mais, pour l’une et pour l’autre, le bilan accuse un déficit.

La situation de quelques propriétaires actuels peut être bonne. Celle de la propriété ne l’est point. Je m’enrichis en prenant la suite de prédécesseurs ruinés ; alors ma fortune ne suffit point pour qu’on dise que l’affaire, où je l’ai réalisée, soit bonne. Cette affaire ne sera bonne que lorsque ma fortune, gagnée dans cette affaire, dépassera les pertes occasionnées à d’autres par cette même affaire.

Nos économistes ne comprennent point cela.

Leur tempérament individualiste, leur mentalité sauvage, de gens apportant les pratiques de la guerre dans ce qu’ils ne craignent point de dire les luttes pacifiques, leur fait établir autrement le bilan d’une entreprise. Ils ne le font qu’en considérant la situation du propriétaire actuel, en le séparant de la collectivité nationale, humaine. Ils diront : il y a x propriétaires aujourd’hui en Algérie. Ces x propriétaires ont, au prix de y, un revenu de z. Et, dans ce prix de y, ils ne compteront que la dépense personnelle de ces x propriétaires. On doit, au contraire, y compter tout ce qui a été dépensé, et par le propriétaire actuel et par ses prédécesseurs.

Alors, on fera ressortir le bilan vrai. Mais comme la vérité alors apparaît lamentable, effrayante, terrible, condamnant les systèmes ; qu’elle entrerait dans les intelligences les plus fermées ; que la nation serait forcée de se révolter contre ses maîtres, on ne veut pas. Bien plus, des mauvais systèmes, des mauvaises conséquences des mauvais systèmes, des résultats qu’on pouvait éviter, on en vient à tirer des lois comme ceci :


« Il est incontestable que, dans une colonie, la terre doit changer plus souvent de mains que dans la métropole. »

Ne cherchez pas. C’est du Leroy-Beaulieu. Et c’est odieux. La terre doit changer souvent de mains. La loi coloniale… la loi de colonisation de l’économiste, du capital.

La terre est gratuite. On la donne. Un cadeau. Un pauvre diable s’y éreinte, s’y endette. Puis il passe la main. Un demi-pauvre diable la prend. Il s’y éreinte, il s’y ruine. Et la main repasse… jusqu’au pur capitaliste, lequel dit avec son pontife que tout ira pour le mieux « quand la crise que traverse l’agriculture sera atténuée et que celle de la propriété sera liquidée ». Changements de mains, liquidation…

Non, non. Il n’est pas bon que la terre change de mains. Il est abominable que la fatigue, la peine, la mort des premières mains profitent aux paresses de ceux à qui l’argent permet, pour avoir et exploiter, de louer des mains nouvelles qui ne gagneront rien.

Il y a de ce mauvais esprit d’exploitation capitaliste en la faveur qui s’attache à la colonisation officielle, quoique cette colonisation paraisse essentiellement une manifestation de socialisme d’État.

La colonisation agricole de l’Algérie, dans l’esprit de quelques braves gens, dans le dessein primitif de la masse des colons, ce fut une entreprise de culture, de création de richesse. En fait, c’est devenu plus une spéculation qu’une saine besogne.

Goûtez cet échange d’observations entre le directeur de l’agriculture et M. Vinci, aux Délégations financières de 1904 (2e vol., 2e partie, page 124) :


« M. de Peyerimhoff. Le but de l’administration est de couper court à ces tentatives de spéculation sur les concessions, qui se dessinent dans des proportions alarmantes, et qui sont nuisibles à la fois aux colons et à l’œuvre de la colonisation.

« M. Vinci… Quand on vient nous dire que, si on n’oppose pas de nouvelles barrières à la spéculation, l’œuvre de la colonisation est perdue, c’est une erreur. »


En effet, l’Algérien veut que l’agriculture, mauvaise affaire en soi, devienne une œuvre de spéculation qui, de même que toutes les œuvres de spéculation, ayant une heure de succès, pourra entre des mains habiles constituer la bonne affaire… un instant.

La discussion d’un vœu demandant une loi « qui organiserait un privilège spécial sur la récolte de l’année, au profit du prêteur qui consentirait à faire au propriétaire l’avance de ses frais de culture », nous donne également une idée très nette du rôle de la spéculation dans l’agriculture. Et aussi des difficultés financières dans lesquelles se débat la colonisation agricole. Ça n’est que l’hypothèque, le prêt, l’usurier, le renouvellement, etc., etc.

J’ai parcouru la campagne algérienne. J’ai vu les villages de colonisation. Je les ai vus en fête pour les réjouissances commandées où les drapeaux, les lampions, les pétards et les libations donnent aux chefs, tel un président de république en tournée, l’illusion de la prospérité. Et je les ai vus dans l’existence ordinaire. Alors, ce n’est plus la même chose. Ce n’est même pas ce que l’animation de quelques ports aurait permis de supposer : l’exubérance de vie, la vie intense, la vie joyeuse, la vie. Une indicible mélancolie fait une atmosphère lourde. On sent que les gens ne sont pas chez eux. On voit qu’ils n’y sont pas riches, que peu sont heureux. Même nos plantes de France ont la tristesse de l’exil. Le peuplier s’y penche en saule pleureur. Dans les vergers les arbres sont grêles ; maigres les trèfles ; dédorés les mélilots, et pâles, blancs les coquelicots…

Les banlieues d’Alger, d’Oran, leurs foules bruyantes, les campagnes de Sidi-bel-Abbès, de la Mitidja, de la Seybouse, leurs paysans affairés, les voituriers sur les routes… là… oui… de la vie… Mais, ailleurs ! au visage des êtres anémiés, misérables, dolents, on voit parfois des rougeurs plus vives qu’aux joues de l’homme vigoureux. Santé ? Non. Fièvre, en suite d’un remède violent. Dans un pays on jette des millions de soldes, des millions d’emprunts. C’est une fièvre économique, ce n’est pas la santé économique.