La Vérité sur l’Algérie/05/18


CHAPITRE XVIII

Le nouvel esprit militaire et l’action belliqueuse
en Algérie-Maroc.

J’ai l’horreur de la guerre et je n’aime pas le guerrier. J’estime que l’esprit militaire est la survivance en nous de quelques-unes de nos bestialités préhistoriques. Quand on me parle d’héroïsme pour des coups donnés ou reçus, je ne comprends pas. Qu’ils soient des êtres surhumains les gens qui en tuent beaucoup d’autres, ou qui reçoivent beaucoup de blessures sans en mourir, je crois que surhumain, dans ce cas, si le mot existait, devrait être remplacé par sous-humain. J’ai analysé mes idées quand il m’est arrivé de combattre. J’ai, de ma carabine et de mon revolver, tué dans une rencontre dix ennemis et fait tomber une vingtaine ; puis, blessé grièvement, je suis revenu de cette aventure. Il ne m’est jamais entré dans l’esprit qu’il y eût là le moindre héroïsme, ni que cela valût qu’on en parlât. Et certes si je ne devais demeurer dans la mémoire des hommes que pour avoir eu les bras et la peau solides, comme dit l’autre, je ne serais pas fier pour un sou. Le héros de guerre n’est en ultime analyse qu’une parfaite brute. Et que nous ayons fait de la couleur du sang la couleur emblématique de l’honneur, cela prouve que nous sommes une majorité de brutes.

Et que des gens qui par ailleurs font preuve d’intelligence puissent à leur boutonnière porter cette couleur cela prouve la vitalité du sentiment brutal même chez les plus intelligents.

Bref, j’ai dit là-dessus, nettement et souvent toute ma pensée. Même c’est une des causes pour lesquelles j’ai tant d’amis dans le monde colonial où les gens qui ne sont pas des voleurs sont des chauvins… alors…

Donc je suis ce qu’on est convenu d’appeler un des plus lâches et des plus haineux et des plus méprisables antimilitaristes de l’antipatriotisme… je crois me souvenir qu’un monsieur de Montfort, en des articles que je lus dans les journaux du Tonkin, me désigna de la sorte en ajoutant que le devoir des honnêtes gens c’était de me cracher au visage quand ils me rencontreraient…

Je veux bien être tout cela. Mais il me déplairait d’être l’antimilitariste idiot du genre de ceux à qui il suffit de montrer une culotte rouge pour qu’ils foncent dessus comme le taureau sur la muleta.

Et il me semble que de ceux-là quelques malins ont supérieurement joué dans la série des affaires Algérie-Maroc. Parmi les gens qui ont protesté contre les expéditions faites dans le Sud, à faire au Maroc, j’en vois peu qui aient échappé au ridicule des vieilles formules. Tous, Jaurès lui-même, sont partis en taureaux, sur le rouge, ne voyant pas (ou ne voulant pas voir… moi je ne sais pas…) le reste.

La foule est comme ça les jours d’exécution. Elle ne conspue que le pauvre diable de bourreau qui n’en peut mais, oubliant les autres… dont elle est.

Quand on a protesté contre les exécutions du Sud, contre celles qui se préparaient au Maroc, on n’a conspué que le soldat. Personne n’a songé à celui qui fait marcher le soldat.

C’est que celui-là c’était le chef d’orchestre ; il donnait le la dans le concert des gens de paix maudissant les gens de guerre. Elle est bien curieuse, en vérité, notre époque !…

Dans la guerre, pour la maudire nous ne voyons toujours que la satisfaction des instincts meurtriers du soldat, que la récolte de quelques galons, de quelques croix, mais, par toutes les divinités de l’Hadès, que signifie cela en regard des avantages pour ceux qui ne se battent pas, des avantages que je vous ai détaillés dans les chapitres qui précèdent !

C’est ainsi que j’ai été conduit à étudier de très près le rôle de nos soldats d’Afrique en le comparant à celui de nos affairistes africains.

Des éloges de moi sont compromettants.

Si je dis du bien de quelqu’un je crois que je lui rends mauvais service. Près des puissants du moment, dans l’opinion du jour, s’entend… car pour ce qui est de l’avenir… ils dureront glorieux, ceux que j’honore. Aussi malgré que cela risque de les ennuyer quelques jours, comme cela doit les servir toujours, je n’hésite pas à dire le bien qu’il faut dire de beaucoup de nos soldats d’Afrique.

Il y a là comme un esprit militaire nouveau, comme une armée nouvelle.

Une armée que vous ne connaissez point. Et qui n’a rien de commun avec l’autre, avec celle des grognards à jurons, des traîneurs de sabre, des buveurs d’absinthe, avec celle du répertoire et de la légende. Sans doute, on voit encore, lamentables épaves d’un passé qui se cramponne, des lieutenants vieux, à nez rouge, des capitaines chauves, pansus, pour qui le fin du fin, dans le métier, c’est toujours de boire, jurer, punir et cogner.

Mais ce n’est point de ceux-là que j’ai gardé le souvenir. C’est des autres.

De ceux que notre politique engage dans une rude bataille contre le désert, dans la colonisation du Sahara. Des jeunes hommes de fière élégance ; des sobres ; des sains, à l’esprit juste, au regard pur, franc ; des laborieux ; des courageux. Recevant l’Arabe, ils lui parlent sa langue, poliment. Je les ai vus quand, après une campagne contre les voleurs de chameaux, ils revenaient de longues fatigues et d’incroyables dangers, moins éprouvés que leurs plus robustes spahis. Pour faire vivre leurs hommes dans ces pays de la soif, de la faim, de l’épouvante, je les ai vus qui creusaient des puits, qui plantaient des jardins, qui élevaient des forteresses. Je sais bien qu’il y a quelquefois des puits sans eau, des jardins sans salade et qu’aux trop violents sirocos des murs ont croulé. Mais, tout de même, il y a là de l’action. Beaucoup. De la belle et de la bonne.

Retenez ceci : de l’action non plus destructrice ; de l’action créatrice.

Un souffle, un esprit nouveau.

D’où vient-il ? D’un peu partout ; du progrès des mœurs ; de l’évolution qui renouvelle et rajeunit tout. Oui. Mais aussi d’un homme qui est aujourd’hui l’âme active de cette tentative de colonisation du Sud oranais, de cette organisation de la colonie saharienne, pour laquelle le gouverneur général de l’Algérie lui a donné toute sa confiance.

J’ai nommé M. le général Lyautey.

Une des plus caractéristiques et une des plus sympathiques figures de ce temps. Après avoir été le Tonkinois, le Malgache, il est aujourd’hui l’Africain. Mais un Africain tout différent des hommes de guerre illustres qui l’ont précédé. Il est même curieux, à ce propos, de constater combien, en même temps que les idées, les types physiques se sont modifiés dans cette armée d’Afrique. Ainsi, voyez la série des maréchaux et des généraux dont les portraits et les statues figurent au palais d’Alger. La force guerrière en paraît lourde, et sur les masques des plus nobles, des plus aristocrates, les qualités qu’ils déployèrent en gouvernant semblent traduites par de la roublardise un peu bourgeoise.

M. Lyautey est un type en même temps plus vigoureux et plus fin.

Ses idées de soldat : lisez son beau livre sur le rôle social de l’officier.

De colonial. Rappelez-vous qu’il servit avec Galliéni, qu’il est de son école. Autrefois, lors d’une campagne pour un changement de notre politique à Madagascar, j’ai dit ce qui caractérise cette école. Je le résume dans une brève formule. « Ni exploitation, ni assimilation, association. » « Ni excès de force, ni faiblesses de sentiments, raison. »

M. Lyautey voudrait réaliser aujourd’hui la même politique dans le Sud oranais. Il voudrait que les tribus s’administrassent et se défendissent sous notre conseil plus que sous notre action.

Ainsi Figuig, il ne demande pas que nous y allions. Il lui suffit que nous soyons à Beni-Ounif.

Il ne désire nulle conquête. Mais l’action deviendrait-elle nécessaire, il m’en a dit cette loi :

« Une conquête doit être faite par l’homme qui sera ensuite chargé d’administrer… car celui-là ne détruira point ce dont il aura besoin le lendemain. »

C’est donc un grand politique, ce général qui veut en toute action, en tout effort, en tout dessein, la logique. Il ne croit point au hasard ; il le prouve. L’événement, il le prévoit ; il le prévient. On l’a vu ces derniers temps.

Et ce soldat qui brilla dans l’action militaire, qui s’est illustré par son génie administratif, qui s’est élevé par ses écrits au pair des grands philosophes, est par-dessus tout un galant homme.

À sa table, au coin de son feu (oui, l’hiver il fait terriblement froid, là-bas, le soir), dans son salon d’Aïn-Sefra, l’hôte, cordialement accueilli, a l’illusion qu’un charme l’a transporté du pays des sables, magiquement, subitement, ici, en quelque demeure amie, parisienne, où, légère et subtile comme la fumée des cigares, la causerie, doucement, à l’heure du coucher le conduit…

Aussi, dans les souvenirs de ma vie errante, j’aurai, comme un des plus aimables, celui de la soirée que, cet hiver, allant au Figuig, j’ai passée à la redoute d’Aïn-Sefra, chez M. Lyautey, en compagnie de ses officiers, jeunes hommes qui ont comme lui les yeux clairs et francs, et large ouverts sur l’avenir.