La Vérité sur l’Algérie/05/12

Librairie Universelle (p. 118-122).


CHAPITRE XII

Les affaires basées sur l’exploitation du sol et des habitants.


Et ce sont les produits du Sahara. Et c’est le commerce du Sahara.

Vous connaissez le phénomène désertique du mirage. Nous avons eu le mirage saharien. Pour beaucoup il dure encore. M. Joseph Chailley-Bert le cultive.

Jadis les Algériens s’amusaient beaucoup de ce mirage.

Ainsi le colonel Pein dans ses Lettres familières sur l’Algérie faisait dire à un sultan de Touggourt, pour donner la mesure de la naïveté du gouvernement français dans la politique algérienne : « Il croit même au commerce du Sud ! » Notons que l’officier qui prit Insalah s’appelait aussi Pein… Le fils peut-être de l’homme qui autrefois plaisantait si joyeusement sur le commerce du Sud.

J’ai lu les travaux de M. de Colomb dont le nom fut donné à l’un de nos postes avancés. Cet officier a dit : « Il faut un coefficient aux appréciations du voyageur sur la fertilité du Sud. »

Le voyageur devient en effet très vite un homme d’imagination saharienne. Quand un poète de là-bas vous décrit la mare saumâtre, les six palmiers et les douze ronces d’un jardin, ça devient très facilement le paradis de Mahomet. Nous avons beaucoup de coloniaux retour du désert ou même tout simplement retour des bibliothèques, dont l’imagination ne le cède en rien à celle des poètes sahariens.

M. Clément Duvernois écrivait en 1858 :


« Le rideau épais qui dérobait l’Afrique centrale aux regards de l’Europe se déchire peu à peu, grâce à l’énergie des explorateurs et aussi grâce à notre présence en Algérie et au Sénégal Ces vastes régions qu’on se figurait dépeuplées nous apparaissent aujourd’hui couvertes d’une population de cent millions d’habitants. Ces peuples consomment et produisent… Si l’on sait tirer parti des bonnes dispositions des populations du Sud il y a là une source de profits très importants pour le commerce algérien. »


Vous allez dire que Clément Duvernois n’était point le pape et que son opinion…

Voici donc celle d’un homme qui pour n’avoir pas été pape n’en fut pas moins très longtemps considéré comme l’oracle des destins de l’Algérie, M. Jules Duval, qui faisait la pluie et le beau temps à la Revue des Deux Mondes, au Journal des Débats, à la Société de géographie, que M. Levasseur désespère d’égaler, qui fonda l’Économiste français et fut sacré génial par M. Laboulaye.

M. Jules Duval, pour qui j’eus moi-même beaucoup de respect — avant de l’avoir étudié — fut littéralement affolé par les beautés du Sahara, des oasis sahariennes.

Je tiens à vous faire lire, car vous ne les liriez pas autrement, les échantillons-types de la littérature de nos grands économistes :


« Dans toutes les oasis sahariennes un arbre décore le paysage, nourrit et enrichit la population : c’est le palmier dattier, à la haute et svelte tige, aux élégants et verdoyants panaches. Les plantations de palmiers y forment de véritables forêts, en entier créées de mains d’homme. Sous leurs voûtes ondoyantes croissent les arbres les plus variés : figuiers, grenadiers, jujubiers, abricotiers, pêchers, entre lesquels serpentent en torsades gigantesques des vignes aux lourdes grappes noires… Ces forêts splendides, belles dans tous les temps, le sont surtout à l’époque des grandes chaleurs, alors qu’au loin tout est brûlé et que la vue franchissant la plaine étincelante de lumière ne rencontre à l’horizon que le flanc rougeâtre des montagnes stériles. Un air frais y circule, rapide et plein d’aromatiques émanations ; à travers les colonnades sans fin des troncs de palmiers, l’ombre, une ombre légère et douce projetée par les feuilles effilées des palmes flexibles, y invite au repos ; mille oiseaux voltigeant au milieu des rameaux touffus égaient de leurs chants le calme délicieux qui vous entoure. En créant ces jardins l’homme n’a cherché que le produit, bois ou fruit ; la nature lui venant en aide, il a rencontré la plus ravissante poésie. Si d’une oasis à l’autre le paysage est souvent sévère jusqu’à la tristesse, tous les enchantements de l’âme vous attendent à la halte, et le contraste en doublera les charmes.

« Mais ces landes elles-mêmes qui sont le cadre habituel du voyage sont loin d’être sans prestige. Longtemps discréditées sous le nom de désert, elles se peignaient à la pensée comme des plaines de sables mouvants, brûlées par des chaleurs caniculaires et peuplées de tigres et de lions ou de reptiles venimeux, images en petit du Grand Désert, tel qu’on se le figure encore… Ce pays prétendu inhabitable se trouve pour le moins aussi peuplé que les campagnes du Tell ; où nous supposons des sables stériles, le Saharien admire des steppes verdoyantes pendant une moitié de l’année ; terre de richesse par le bétail qu’elle nourrit ; terre de fêtes et de plaisirs par les joies de la chasse au faucon ou au lévrier, par les tournois de l’amour et même les jeux sanglants de la razzia avant que les Français y missent ordre…

« … L’esprit civilisé se fait vite à une estime sincère du Sahara, et, pour peu que l’âme soit disposée au recueillement, elle écoutera bientôt avec amour dans les chants des bardes sahariens que personnifie avec éclat Abd-el-Kader toutes les grandes harmonies de la nature : horizons infinis dont la merveilleuse transparence de l’air permet de suivre toutes les dentelures ; éblouissantes splendeurs de la lumière solaire ; incomparable sérénité des nuits étoilées, fraîches rosées du matin, tièdes brises du midi ; le calme de l’immensité.

« Au jour naissant le paysage s’anime du bêlement des troupeaux, des pas légers de la gazelle ou des courses précipitées de l’autruche et de l’antilope, pendant qu’au haut des cieux l’aigle plane…

« Si la poésie commence la réhabilitation du Sahara, il appartient à l’économie rurale de la compléter. »


Voulez-vous faire une expérience pas trop coûteuse et qui vous sera délicieuse ; prenez le train pour Marseille, le bateau pour Oran, le train pour Beni-Ounif de Figuig ; là, joignez-vous au convoi de ravitaillement de Béchar et autres lieux, puis à la troisième étape, « au jour naissant » lisez cette page au sergent convoyeur… Si vous n’avez jamais entendu profaner avec sérénité, conviction le saint nom de Dieu, je vous garantis qu’alors vous l’entendrez et que pour une fois M. Jules Duval aura été jugé selon la formule qui convient. Il n’est en effet pas permis de se moquer pareillement du pauvre monde.

Vous me direz que cela est précisément le rôle des économistes dans le mécanisme social moderne : se moquer du monde ; réhabiliter par la poésie scientifique les pays où les malins veulent faire des affaires.

Sans doute. Et qu’au fond Jules Duval faisait consciencieusement son métier comme le font aujourd’hui les Théry, les Leroy-Beaulieu, les Chailley-Bert et la compagnie. J’en conviens. J’ajouterai même qu’en ces histoires du Sud le réjouissant est que les malins se laissèrent prendre à ladite poésie. Spécifions. Ils ne crurent pas à la richesse par les dattes. C’était bon pour « l’économie rurale » de Jules Duval. Une autre poésie les séduisit à fond. Celle des trésors. Pierre précieuse et engrais. Émeraudes, perles et nitrates. Pline a parlé des monts Cyrus où naissent les perles. Un romancier, Louis Noir, dans d’extraordinaires récits d’aventures à la Monte-Cristo, a donné pour fortune à ses héros les émeraudes du Sahara. M. Flamand rapporta des nitrates. M. de Peyerimhoff les fit analyser. Et ce fut dans les bureaux du gouvernement général d’Alger le chuchotement de la grosse affaire à lever dans le Sahara… Je ne plaisante pas. Ce n’est pas un scénario de vaudeville. C’est une page de notre histoire algérienne.