La Tyrannie socialiste/Livre 3/Chapitre 6

Ch. Delagrave (p. 141-147).
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Livre III


CHAPITRE VI

Les syndicats professionnels.


Loi de liberté comprise comme loi de monopole. — Les patrons et les syndicats. — La chambre syndicale des chemins de fer. — Usage abusif de la loi sur les syndicats. — La cuisinière syndiquée. — Loi Bovier-Lapierre. — Un chapelier entre deux syndicats. — Le délit patronal. — La proposition de loi du Sénat. — Syndicats obligatoires. — Les ennemis des syndicats.


Cet esprit de protectionnisme et d’exclusivisme, nous le retrouvons dans la manière dont les socialistes, et ceux qui les suivent par inconscience ou par timidité, comprennent la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels. Les hommes qui l’ont réclamée et préparée la considéraient comme une loi de liberté. Les socialistes, qui veulent s’en servir, la comprennent comme une loi de monopole et d’oppression, ont voulu rendre le syndicat obligatoire, et par les prétentions qu’ils ont émises et les actes dont ils les ont trop souvent accompagnées, ont semblé prendre à tâche de prouver que la loi avait devancé de beaucoup les mœurs, capables de l’appliquer.

Que certaines réclamations, venant des ouvriers, soient fondées ; que des patrons aient vu de fort mauvais œil la loi sur les syndicats et aient voulu empêcher leurs ouvriers d’en faire partie, que certains aient congédié les travailleurs qui avaient pris l’initiative d’en organiser, nous l’admettons volontiers. Ces faits nous paraissent d’autant plus vraisemblables que beaucoup des ouvriers qui ont constitué des syndicats, les ont érigés en machine de guerre et n’ont point dissimulé leur intention de s’en servir, non pour faire de la conciliation, mais de la guerre sociale.

Beaucoup ont cru que, du moment qu’ils seraient syndiqués, lis seraient les maîtres de l’atelier et échapperaient à tout contrôle et à toute discipline.

Je rappelle, à ce sujet, la conversation que j’eus avec la chambre syndicale des employés de chemins de fer à Tours, le 14 juin 1891, au lendemain de la grève des ouvriers de chemins de fer qui avait eu pour point de départ le renvoi de vingt-cinq ouvriers par la compagnie d’Orléans. Je tins ce langage :


N’abusez pas de la loi sur les syndicats. Tenez, voici un exemple. Il y a eu ici un employé, M. X… M. X avait fait à la compagnie des chemins de fer de l’État des actes qui demandaient une répression. Le directeur de la compagnie s’en plaignit, je chargeai un ingénieur de vérifier les faits.

M. Millerand m’annonça qu’il m’interpellerait à ce sujet : je le priai de venir dans mon cabinet pour causer avec moi : il y vint et renonça à son interpellation.

Un autre député m’ayant annoncé qu’il m’interpellerait aussi à ce sujet, je le priai de me prévenir du jour de l’interpellation, parce que je révoquerais M. X. la veille.

M. X. a quitté la France, et il ne s’agit ici d’aucun de vous ; mais rappelez-vous bien que si la loi sur les syndicats vous donne des droits, elle ne vous donne pas tous les droits, que vous ne pouvez vous en servir pour troubler les services et faire de l’indiscipline.

Chaque fois que les patrons voudront la voter à votre égard nous la ferons respecter, mais quand des ouvriers voudront abuser de cette loi, se servir de leurs fonctions dans le syndicat pour jeter la perturbation dans le travail même de leurs camarades, nous ne vous soutiendrons pas.

Prenez garde, en abusant de la loi sur les syndicats de provoquer une réaction contre elle. Le jour où un petit bourgeois ne pourra plus renvoyer sa cuisinière, sous prétexte qu’elle fait partie d’un syndicat, les syndicats auront vécu.


M. Bovier-Lapierre voulut justifier les prétentions à l’inamovibilité des ouvriers syndiqués et déposé la loi qui porte son nom et que la Chambre des députés a fini par adopter. Cette loi ne vise que les patrons. Elle les frappe d’un emprisonnement de dix jours à un mois, et d’une amende de 100 francs à 2.000, s’ils ont troublé le fonctionnement des syndicats professionnels. La rédaction est assez naïve : car elle comporte le « refus motivé d’embauchage. » Et si le patron refuse d’engager un ouvrier sans dire pourquoi, comment la loi pénétrera-t-elle son intention ? Mais si un patron renvoie un ouvrier syndiqué, celui-ci pourra toujours déclarer que c’est à sa qualité de syndiqué qu’il doit son renvoi. La loi Bovier-Lapierre a, sinon pour objet, du moins pour résultat de rendre inamovible tous les ouvriers, pourvu qu’ils fassent parti d’un syndicat. Le patron doit les conserver sous peine de police correctionnelle ; et il s’est trouvé une majorité à la Chambre pour voter ces dispositions.

Voici un fait qui montrera les conséquences de l’application de la loi Bovier-Lapierre :


À Bordeaux existe un syndicat d’ouvriers chapeliers. Le syndicat avait interdit à ses membres de travailler au-dessous d’un certain tarif. Un patron, trouvant ces exigences excessives, se rendit à Barsac et y embaucha des ouvriers qui consentirent à accepter ces conditions. Après un certain temps d’attente, les syndicataires de Bordeaux renoncèrent à leurs prétentions, se présentèrent au patron et obtinrent d’être reçus dans ses ateliers. Mais une fois dans la place ils ne voulurent point supporter la concurrence des gens de Barsac, ils intimidèrent le patron et le contraignirent de renvoyer ces nouveaux venus. Les ouvriers congédiés assignèrent le patron au conseil des prud’hommes ; il fut condamné à payer à chacun d’eux 200 fr. de dommages-intérêts. Il y a dans cette série d’épisodes un ensemble de faits qui occasionneraient des conséquences au moins bizarres, si l’on voulait appliquer la loi Bovier-Lapierre.

Le syndicat de Bordeaux a commencé par opprimer ses adhérents en les empêchant d’accepter de l’ouvrage à un prix déterminé, puis il a opprimé le patron en l’obligeant à expulser les ouvriers qu’il avait embauché à Barsac, enfin il a également fait acte d’oppression en chassant de l’atelier le personnel dont il se refusait à supporter la présence. Sous le régime de la loi Bovier-Lapierre, la situation du chef d’entreprise dans ces difficiles circonstances aurait été, on en conviendra, fort pénible. Qu’on suppose, en effet, les ouvriers de Barsac syndiqués comme ceux de Bordeaux. Le patron aurait eu, à la fois, à donner satisfaction aux sommations de deux syndicats et quelle qu’eût été sa décision, le syndicat qu’il aurait refusé d’écouter, aurait pu le faire condamner à un mois de prison et 2.000 fr. d’amende[1].


Le Sénat, après avoir repoussé le texte de la Chambre, que M. Goblet n’avait même pas osé reprendre, et accepté un texte bilatéral, avait reproduit l’article 414 du Code pénal en y ajoutant « dans le but de porter atteinte au droit des ouvriers ou des patrons de ne pas faire partie d’un syndicat professionnel. » Il y avait ajouté une disposition visant « les décisions prises par une collectivité de patrons ou d’ouvriers organisés ou non en syndicat. » Mais puisque cet article reproduit à peu près les dispositions de l’article 414 du Code civil, à quoi bon ce nouveau texte ? C’est ce que s’était demandé le rapporteur lui-même, M. Trarieux ; et dans la séance du 7 juillet, par 195 voix contre 33, le Sénat a tout rejeté, et avec d’autant plus de raison, qu’il n’aurait pas donné satisfaction aux socialistes et aux députés qui ont voulu, avec M. Bovier-Lapierre, créer le délit patronal et imposer de force, sous peine d’amende et de prison, la présence dans l’atelier d’ouvriers qui y jetteraient le trouble, l’indiscipline et défieraient tout ordre qui ne leur conviendrait pas !

La loi, adoptée par la Chambre des députés le 3 novembre, a fortifié encore cette action dissolvante en considérant comme pouvant faire partie d’un syndicat ceux qui, depuis moins de dix ans, ont exercé des métiers similaires.

Mais MM. Bovier-Lapierre et ses amis nous paraissent avoir fait de vains efforts pour donner satisfaction aux exigences socialistes : car les représentants de la Bourse du travail ont déclaré que peu leur importait cette loi, puisqu’ils ne reconnaissaient pas la loi de 1884, et ont proclamé qu’ils entendaient n’être groupés et régis que d’après leur propre convenance et leur bon plaisir.

Ceux mêmes qui acceptent la légalité des syndicats ne sont pas satisfaits du rôle qui leur est attribué. Nous avons vu le Congrès de Tours demander qu’ils règlent les salaires et surveillent les ateliers.

Le Congrès de Bienne (avril 1893) a réclamé les syndicats obligatoires dans chaque profession. Ils détermineront les conditions du travail, la journée normale, le taux du salaire. Les décisions prises auront force de loi pour tous les patrons et ouvriers.

Du moment que je me permets de déclarer qu’un syndicat, même légal, n’a pas tous les droits, qu’il n’a pas le droit de constituer un monopole et de priver un ouvrier de travail, s’il refuse d’en faire partie, on ne manquera pas de dire que je suis un ennemi des syndicats.

Pour moi, au contraire, les ennemis des syndicats, ce sont ceux qui veulent les constituer en monopoles, confisquer à leur profit toute une partie de l’activité de la nation, en faire l’apanage des audacieux et des habiles qui ont su en prendre la direction et transformer des organismes destinés à développer les garanties de la liberté individuelle en instrument d’oppression.

Les ennemis des syndicats, ce sont ceux qui, par leurs pratiques et leurs paroles, semblent prendre à tâche de justifier la loi des 14-17 juin 1791 abolissant les anciennes corporations et stipulant « la défense de les rétablir de fait sous quelque forme et sous quelque prétexte que ce soit. »

Les ennemis des syndicats, ce sont ceux qui déclarent que la loi de 1884 est non avenue pour eux et qu’ils entendent constituer des corporations ayant, pour principal objet, non pas de discuter les intérêts de la profession, mais de préparer la guerre sociale.



  1. Siècle, 5 mai 1892.