La Tyrannie socialiste/Livre 3/Chapitre 5

Ch. Delagrave (p. 136-140).
Livre III


CHAPITRE V

Le travail national et les ouvriers étrangers.


L’internationalisme théorique et pratique. — Le travail national. — Prétextes. — Propositions de lois : toutes sont timorées. — Loi de police. — « Donner satisfaction à l’opinion publique. » — Titre hypocrite. — Expulsion des étrangers pauvres. — Chinois. — États-Unis et Australie. — Législation de carapace. — Le vrai moyen d’expulser les étrangers.


Cet esprit d’exclusivisme se manifeste par les réclamations faites contre la concurrence des ouvriers étrangers. L’internationalisme est bon dans les discours et dans les agitations politiques de ceux qui parlent au nom des travailleurs, mais ne travaillent pas. Cette fraternité cesse dès que des ouvriers, passant la frontière, viennent faire concurrence au travail national. Les protectionnistes ont demandé des droits de douanes pour le protéger ; il est tout naturel que les ouvriers français en réclament le bénéfice, car s’il est fait par des étrangers, il n’est plus national.

Les prétextes abondent contre les ouvriers étrangers : beaucoup sont des espions ; leur criminalité est de 20 pour mille au lieu d’être de 5 pour mille, taux des Français ; les Italiens vivent entassés dans une même chambre, hommes, femmes, enfants, et au nom de l’hygiène et de la morale, on demande leur expulsion. Enfin, ces ouvriers travaillent à plus bas prix. Ils font une concurrence à la main-d’œuvre française. Donc, ils doivent être expulsés.

Ce mouvement d’opinion s’est exprimé, dans la législature de 1885, par cinq propositions de MM. Castelin, Lalou, Macherez, Brincard, Hubbard.

M. Lalou frappe les résidents étrangers âgés de 21 à 45 ans d’une taxe de 24 francs. M. Macherez, de 24 à 48 francs ; M. Brinchard, de 5 pour 100 de leur salaire. Mais cette surenchère pourrait de beaucoup encore être dépassée, sans fermer nos frontières aux ouvriers étrangers.

Quand ces diverses propositions sont venues en discussion à la Chambre, malgré les passions protectionnistes qui l’animent, elles se sont effondrées sous le poids de leur absurdité ; — car leur impuissance est apparue dans tous son rachitisme ; — de leurs conséquences : car, dans aucun autre pays en Europe, de pareilles mesures n’ont été prises, et la réciprocité des expulsions planerait sur nos nationaux, habitant l’étranger.

Le 6 mai, la Chambre des députés a voté une loi qui n’est guère que la reproduction d’un décret du 20 octobre 1888, contenant quelques mesures de police inutiles et vexatoires, prises pour donner un semblant de « satisfaction à l’opinion publique. » La Chambre, toujours obéissant à la même considération, l’a pompeusement intitulée : « loi relative à la protection du travail national. » Et elle ne le protège que dans son titre !

Les députés qui ont proposé les lois que nous venons d’énumérer, et accepté la loi votée par la Chambre le 6 mai 1893 sur la protection du travail national, que pourront-ils répondre, si un homme logique, serrant de près la question, leur dit : Vous nous avez jeté de la poudre aux yeux ! Votre loi ne nous donne pas le monopole du travail national ; aucune des lois qui ont été présentées, pas même celle de M. Brincard ; vous vous jouez donc de nous et essayez d’abuser de notre crédulité ! Allons ! il faut être plus radical et déclarer que tout étranger, surpris en France, sera traité comme espion et condamné à cinq ans de prison !

Les maçons, les ouvriers de luxe, les bijoutiers, les tailleurs, les confectionneurs interviendront sans doute et demanderont que la proposition ne s’applique pas aux étrangers riches qui viennent dépenser de l’argent dans notre pays et que le privilège de l’expulsion soit réservé aux ouvriers pauvres, ceci au nom de l’égalité et de la fraternité : proposition qui a été émise par M. Hodges, président du Congrès des Trades unions à Glascow. Faite à la Chambre des communes, au mois de février 1893, par M. James Lowther elle a réuni 199 voix contre 234.

Ils pourraient invoquer contre les Italiens et les Belges qui viennent faire des travaux de terrassement et de démolition, que les Français ne veulent pas faire, contre les Luxembourgeois qui viennent balayer nos rues à des conditions que ne veulent pas accepter les Français, l’exemple des États-Unis qui a proscrit les Chinois et de l’Australie qui a limité le nombre de leur importation.

Mais en l’invoquant, prouveraient-ils que c’est un acte logique et moral, de la part des Européens, d’être allés ouvrir la porte de la Chine à coups de canon, avec cette restriction mentale que cette porte ne servirait qu’à entrer et jamais à sortir ?

Les États-Unis défendent leurs frontières contre l’émigration comme ils les défendent contre l’importation des produits européens : refus de recevoir des indigents, incapables de travail ; refus de recevoir des ouvriers embauchés à l’étranger, par protection pour le travail national, afin qu’ils ne viennent pas plus faire concurrence aux grèves organisées que les marchandises ne puissent faire concurrence aux trusts (accaparements) convenus sous le bénéfice de la protection douanière. Au mois de décembre 1892, trente ouvriers souffleurs de verre amenés de Belgique, pour remplacer les grévistes, par le steamer Friedland ont été mis en quarantaine et renvoyés : et la compagnie Pittsburg, qui les avait fait venir, est susceptible d’une amende de 25.000 francs par tête.

Que prouvent ces mesures ? Que les citoyens actuels des États-Unis oublient qu’ils sont descendants d’émigrés et beaucoup émigrés d’hier ; que ce sont leurs qualités d’initiative, de force et d’énergie qu’ils y ont portées, qui ont fait la grandeur de leur pays. Ils ont peur de ce qui fait la puissance de leurs ancêtres et la leur. Ils veulent se protéger, c’est-à-dire s’atrophier. Ils sont aussi imprévoyants qu’injustes en tentant de se défendre contre l’émigration européenne et l’émigration chinoise.

En dépit de leurs déclamations, l’ambition des socialistes français n’est pas de rayonner sur le monde et de le conquérir par leur force d’expansion, leur vigueur, leur habileté, leur puissance ; ils veulent se préserver contre la concurrence des étrangers. Ils font la tortue et demandent à la loi de fermer la carapace sous laquelle ils auront tout le loisir de s’engourdir. Leur internationalisme de parade et de parole est le plus étroit particularisme de fait. Les mineurs du Pas-de-Calais, au mois d’avril 1893, l’ont prouvé quand ils ont voulu expulser les mineurs belges, et ces actes préliminaires donnaient une autorité évidente à leurs représentants, quand ils se sont rendus au congrès universel des mineurs de Bruxelles !

Mais les socialistes, qui demandent l’expulsion des 1.100.000 étrangers vivant en France, ne se sont-ils jamais demandé pourquoi ils y venaient en si grand nombre ? Sinon ils auraient vu, une fois de plus, que le travail obéit à la loi de l’offre et de la demande ; que s’il y a tant d’étrangers qui nous offrent leur travail, c’est qu’ils trouvent chez nous des conditions plus avantageuses que dans leur pays d’origine, et il n’y a qu’un seul moyen efficace de les refouler au delà de nos frontières, c’est la diminution de la production, et l’abaissement du taux des salaires.