La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 9

Ch. Delagrave (p. 69-72).
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CHAPITRE IX

L’excès de production.


Forces productives trop grandes. — La production surabonde. — Personne ne s’en aperçoit. — Au contraire. — Ce n’est pas le désir de consommer qui fait défaut, mais le pouvoir de consommer. — D’où provient la pléthore momentanée et limitée de certains produits.


Cependant en dépit des faits que nous venons de citer, le manifeste du congrès d’Erfurt dit : « L’outil se transforme en machine… Toujours plus considérable devient l’armée des ouvriers superflus. — Les forces productives de la société sont devenues trop grandes. »

Ce ne sont point les socialistes qui ont inventé ces récriminations, elles sont dues aux protectionnistes qui, depuis plus de trois quarts de siècle, ne cessent de pousser ce cri : la production surabonde ! S’ils avaient pu réaliser leurs desiderata, ils l’auraient arrêtée au chiffre où elle se trouvait vers 1820 et l’auraient même fait rétrograder. En serions-nous mieux ?

Le délégué. — Il y a excès de production.

L’économiste. — Tu crois ? considères-tu que des souliers sont utiles ?

Le délégué. — Oui.

L’économiste. — Ta femme, tes enfants, toi, vous n’êtes jamais obligés d’économiser sur la chaussure ?

Le délégué. — Hélas ! si.

L’économiste. — Tu vois donc bien que la chaussure ne surabonde pas, puisque tu n’as pas autant de souliers que tu le voudrais.

Le délégué. — C’est parce que mon salaire est insuffisant.

L’économiste. — En un mot, tu voudrais bien être plus riche.

Le délégué. — Oui.

L’économiste. — Pour te procurer des souliers en plus grand nombre.

Le délégué. — Oui.

L’économiste. — Et il ne s’agit pas seulement de souliers. Tu économises aussi sur tes vêtements. Tu n’as pas autant de linge qu’il te serait utile. Enfin, sur ta table, on est obligé de calculer la quantité de viande que l’on mange ; le vin est rationné ; ton logement n’est pas aussi confortable que tu le désirerais. Et de quoi te plains-tu si amèrement, sinon de ce que tes ressources ne sont pas suffisantes pour tes besoins ?

Le délégué. — C’est vrai.

L’économiste. — Il y a beaucoup de gens qui ont des revenus supérieurs aux tiens et qui répètent aussi sur tous les tons ; — Que je voudrais bien être riche ! La dame voudrait bien une robe de soie de plus, les jeunes filles de nouvelles toilettes. La production ne surabonde donc pas, pour cette dame, ni pour ces jeunes filles, puisque leurs besoins dépassent leur puissance de les satisfaire. La production ne surabonderait que si chacun était si bien rassasié que personne n’eût plus rien à désirer : chimère évidente, car la capacité du désir est illimitée.

Le délégué. — Vous parlez de choses de luxe.

L’économiste. — Tu appelles du luxe plus de viande et plus de vin ?… Mais crois-tu que les chaussettes soient du luxe pour les hommes ?

Le délégué. — Elles sont considérées comme telles pour les militaires.

L’économiste. — Cela prouve que l’armée qui est cependant un si bel exemple d’organisation collectiviste… ne présente peut-être pas l’idéal du confort. Mais crois-tu que les bas soient du luxe pour les femmes ? crois-tu que les mouchoirs de poche soient du superflu ? Penses-tu que la chemise doive être reléguée parmi les objets inutiles ?

Le délégué. — Parbleu ! non.

L’économiste. — Eh bien ! sur les 350 millions d’habitants qui peuplent l’Europe crois-tu que tous aient des mouchoirs de poche, des chaussettes, des bas, des chemises en quantité suffisante ? Il y en a pour qui ces objets sont encore un luxe. Et sur les 110 à 120 millions d’habitants des deux Amériques, combien n’en usent pas encore ! Si nous passons aux 200 millions d’habitants de l’Afrique, aux 800 millions de l’Asie, aux 40 millions de l’Océanie, nous constatons que sur les 1.500 millions d’êtres humains, en chiffres ronds, qui s’agitent sur la surface de la terre, il n’y en a pas 300 millions, moins d’un sur cinq, qui aient une nourriture régulière, des vêtements et une habitation représentant ce qui est pour toi le minimum de confort indispensable ! Et tu dis que la production surabonde quand la grande majorité de l’humanité est encore dans la misère la plus noire, et n’a ni chemises, ni bas, ni chaussettes, ni mouchoirs de poche !

Le délégué. — Cependant les manufactures de Manchester sont encombrées. Celles de la Seine-Inférieure et des Vosges ne trouvent pas à écouler leurs produits.

L’Économiste. — Pourquoi ? parce que les gens qui ont besoin de ces produits n’ont pas de produits à livrer en échange. Ce n’est pas le désir de consommer qui fait défaut, c’est le pouvoir de consommer. Et qu’est-ce que le pouvoir de consommer, sinon le pouvoir d’échanger des produits contre d’autres produits ? Ce qui fait la pléthore des marchandises sur un point, ce n’est pas l’excès de production de cette marchandise, — pourvu qu’elle corresponde à un besoin, — c’est l’impossibilité pour ceux qui le voudraient, de se la procurer. Ce n’est pas de l’excès de production dont il faut se plaindre, mais de l’insuffisance de production qui empêche l’échange des équivalents.

En un mot, la pléthore de certains capitaux circulants sur un point ne provient pas de leur abondance, mais de la rareté de leur équivalents, résultant soit du coût de la production de ceux-ci ; soit des obstacles naturels, comme l’espace ; artificiels, comme le protectionnisme et le fisc.