La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 8

Ch. Delagrave (p. 65-68).
Livre II


CHAPITRE VIII

Les machines.


La haine des machines. — Caractère de la machine. — Son influence sur le salaire. — Augmente la capacité productrice de l’homme. — Augmente le nombre des employés. — Arkwright et son métier. — Les chemins de fer et les diligences. — La valeur de l’homme est en raison de la puissance de l’outil.


Les machines ! on les a représentées comme devant jeter tous les ouvriers dans la misère. Proudhon n’a-t-il pas été jusqu’à demander que l’on enfermât les nouveaux modèles pendant plusieurs années au conservatoire des Arts et Métiers avant d’en permettre l’emploi ! Des foules en délire n’ont-elles pas voulu détruire les chemins de fer ?

On ne va pas jusque là, maintenant, mais enfin, on récrimine encore.

Peut-on nier aujourd’hui les services que nous rendent les machines ? Les chemins de fer ne sont-ils pas préférables aux diligences ?

Les machines, c’est tout ce qui est en plus de nos mains et de nos ongles… C’est le perfectionnement de l’outil ; or, la valeur de l’homme est en raison de la puissance de l’outil.

Si les gens qui prétendent que les machines sont une cause d’abaissement des salaires avaient raison, les salaires devraient être plus bas dans notre siècle qu’au siècle dernier.

Quand l’emploi d’une machine vient, à un moment donné, déplacer la main-d’œuvre, il peut, en effet, y avoir une crise locale. Mais cette crise ne sera que temporaire. C’est la crise de toute croissance, de toute transformation ; c’est l’effort qui s’attache à toute lutte. Il n’y a pas de progrès sans déplacement d’intérêts : c’est la conséquence, aussi bien au point de vue du capital qu’à celui du travail, de toutes les évolutions économiques qui peuvent se produire dans l’humanité.

Lorsqu’une machine s’introduit dans une industrie, elle peut provoquer une dépression partielle et enlever à des ouvriers le travail auquel ils étaient habitués, les forcer à chercher ailleurs leurs moyens d’existence ; c’est ainsi qu’un nouveau produit tue un produit ancien, comme les couleurs dérivées de la houille se sont substituées à la garance. Ce que nous devons considérer en retour, c’est l’augmentation de l’utilité générale.

Examinons la question au point de vue des salaires.

Un manœuvre, qui traîne une brouette, va, avec cette brouette, déplacer dans sa journée quelques mètres cubes de terre. Forcément, son salaire ne peut prélever sur l’ensemble de son travail qu’une somme extrêmement minime relativement au nombre de mètres cubes qu’il déplace.

Un mécanicien de chemin de fer peut, dans un train de marchandises, traîner 70 wagons de 10 tonnes chacun et parcourir dans sa journée 300 ou 400 kilomètres. Il est évident que le salaire du mécanicien, qui sera le double, le triple, le quadruple du salaire du manœuvre, sera minime relativement à la valeur du service qu’il rend. Ce même mécanicien peut conduire un train de 24 wagons de voyageurs ; il est certain qu’il n’exercera qu’un prélèvement très faible relativement à la valeur du transport. Il peut toucher facilement un salaire de 3, 4 à 5.000 francs, sans compter d’autres avantages.

Il serait absolument impossible à un industriel, à un entrepreneur de terrassement de donner un pareil salaire à l’ouvrier dont le travail, pour prendre notre exemple, consiste uniquement à traîner une brouette.

Retenez bien ceci : plus une machine est capable d’efforts puissants, plus les ouvriers qui y sont attachés peuvent recevoir un salaire élevé, parce que le taux de leur salaire diminue relativement à l’effet utile de la machine. Ainsi, l’ouvrier mineur qui se sert de la dynamite pour extraire de la houille peut recevoir un salaire plus élevé que s’il ne pouvait l’extraire qu’avec son pic. Contrairement aux assertions de Lassalle et aux préjugés courants, tout instrument qui augmente la production a une influence heureuse et féconde sur le salaire.

En 1760, quand Arkwright prit son premier brevet d’invention pour sa machine à filer, il y avait alors en Angleterre 5.200 fileuses au petit rouet et 2.700 tisseurs, en tout 7.900 personnes employées à la filature.

Des coalitions se formèrent contre sa machine, parce qu’on prétendait que sa généralisation allait enlever le pain aux ouvriers.

Savez-vous combien il y a aujourd’hui d’ouvriers employés dans les filatures anglaises ? 500.000 ! Donc loin de diminuer le nombre des fileurs, les machines l’ont augmenté dans la proportion de cent pour un. Les chemins de fer ont ruiné les diligences, c’est vrai : mais aujourd’hui les employés des compagnies de chemins de fer, sont au nombre de 230.000 !

J.-B. Say a fait une démonstration frappante de la plus-value que les machines donnent au travail.

Supposons que 300.000 francs soient employés dans une manufacture : un tiers en matières premières et deux tiers en salaires. Le manufacturier trouve une machine qui économise la moitié des salaires. Laissera-t-il improductifs les 100.000 francs économisés ? Non, il diminuera le prix de ses produits proportionnellement, — par conséquent il en augmentera la consommation, et cette augmentation provoquera l’activité de son usine, donc une nouvelle demande de main-d’œuvre. S’il ne peut employer cette somme à son usine, il la déposera dans une banque, il l’emploiera en commandite, et ce capital, ainsi disponible, servira à provoquer de nouvelles entreprises qui réclameront une augmentation de l’effort humain.

On peut dire : la valeur de l’homme est en raison de la puissance de l’outil.