La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 2

Ch. Delagrave (p. 39-41).
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Livre II


CHAPITRE II

Des limites de la société collectiviste.


La société. — Qu’est-ce ? — Est-ce toute l’humanité ? — À quels groupes s’appliquent les programmes collectivistes ? — Credo quia absurdum.


Le programme de Gotha dit :


Comme un travail profitable à tous n’est possible que par la société, c’est à la société, c’est-à-dire à tous ses membres que doit appartenir le produit général du travail, avec obligation pour tous de travailler.


La société ? mais qu’est-ce que la société ? quelle est cette société ? est-ce l’humanité tout entière ?

On serait en droit de le croire d’après votre formule : « L’affranchissement du travail exige la transmission des instruments du travail de la société tout entière… » Tout entière ? vous entendez bien : et en effet, il doit bien s’agir de la société tout entière, car autrement il y aurait des déshérités du bonheur commun, des privilégiés et des spoliés.

Mais alors cette organisation engloberait le Mogol errant du désert de Gobi, le Fuégien de la Terre de feu, le Touareg du Sahara, les nègres de l’Afrique centrale et les Papous de la Nouvelle-Guinée ; et ils auraient leur part dans la distribution « du produit général du travail. »

Si le socialiste prétend que le lui fais dire des absurdités, je lui réponds que je ne les lui prête pas, mais que je les lui emprunte et que l’interprétation logique de son texte est bien celle que je viens de donner.

Soit, j’accepte que l’ambition des socialistes de Gotha soit plus modeste et qu’ils aient mis le mot « société » seulement par hypocrisie pour ne pas se servir du mot « État ». Mais je leur pose cette question : qu’est-ce que « la société » dont vous parlez ? Votre société est-elle l’expression géographique et politique désignant un groupe d’êtres humains dont le nombre et la situation sur la mappemonde ont été déterminés par les hasards des guerres ? L’Allemagne est-elle une société homogène dans votre conception collectiviste, malgré les traditions particularistes de ses provinces ? Allez-vous constituer une seule société collectiviste en Autriche, avec ses Allemands, ses Hongrois, ses Tchèques, ses Polonais ? Le Danemark constitue-t-il une société collectiviste ? et la Russie dans l’étendue de ses frontières, du détroit de Behring à la Baltique, doit-elle se charger « d’imposer à chacun de ses 113 millions d’habitants la tâche à faire » et de lui donner ensuite « la part nécessaire à la satisfaction de ses besoins raisonnables ? »

Ce problème, que les socialistes de Gotha et d’Erfurt aussi bien que les socialistes français se gardent d’aborder, vaut cependant la peine qu’on s’y arrête ; car si le communisme est possible pour un couvent, il devient un autre problème quand il s’agit de l’appliquer à des millions et à des millions d’êtres, n’ayant ni le même degré de civilisation, ni les mêmes habitudes, ni la même conception de la vie.

Nous signalons, en passant, ces petites difficultés, mais nous savons bien qu’elles n’arrêteront pas les fanatiques du collectivisme. Credo quia absurdum, a dit Tertullien.