La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 3

Ch. Delagrave (p. 42-47).
Livre II


CHAPITRE III

La loi de l’offre et de la demande.


Abroger la loi de l’offre et de la demande. — La responsabilité de Newton. — Définition de la loi de l’offre et de la demande. — Son universalité. — Son application au travail. — Le travail est une marchandise. — La grève est un accaparement de travail. — La loi de l’offre et de la demande, d’après Cobden.


Aux yeux du collectiviste, ces difficultés sont évidemment des quantités négligeables à l’égard du but qu’il s’agit d’atteindre : — la suppression de la loi de l’offre et de la demande.

Un jour, dans une réunion électorale, quelqu’un me reprocha amèrement d’être partisan de cette loi. Il se figurait, le brave homme, que la loi de l’offre et de la demande était inscrite au Bulletin des lois et que je l’avais votée…

Mais je croyais qu’il était seul imbu de cette idée, quand dernièrement parlant de cette loi à plusieurs socialistes, l’un d’eux me dit ;

— Alors, vous ne voulez donc pas l’abroger, cette loi abominable !

De ces deux faits, je suis bien obligé de conclure que non seulement l’ignorance des principes économiques, mais même de l’idée d’une loi scientifique, est beaucoup plus grande que je ne l’imaginais : constatation qui doit nous rendre pleins d’indulgence pour les erreurs que nous voyons proférer chaque jour, mais qui, en même temps, nous donne le droit d’inviter ceux qui parlent avec tant de mépris des vils économistes et présentent avec tant d’assurance des plans de bouleversement social, à commencer par apprendre l’A, B, C, des questions qu’ils traitent.

La loi de l’offre et de la demande n’a été promulguée dans aucun code. Elle est autrement puissante. Elle s’impose à l’homme d’une manière aussi implacable que la faim et que la soif. Il y obéit, qu’il le veuille ou non, alors même qu’il s’imagine la violer. Si le socialiste excommunie et injurie l’économiste qui formule cette loi, il devrait aussi rendre Newton responsable de toutes les tuiles qui tombent sur la tête des passants, et déclarer que si un malheureux, en se jetant par la fenêtre, se tue, c’est de la faute des physiciens qui ont déterminé et enseignent la loi de la pesanteur.

Puisqu’il y a encore tant de gens qui ignorent la loi de l’offre et de la demande, il est utile de la rappeler.

L’offre est le désir pour un individu, en échange des utilités qu’il possède, de se procurer des utilités d’une autre nature.

La demande est le désir, joint aux moyens d’achat, de se procurer une utilité quelconque.

La valeur d’une utilité est en raison inverse de l’offre et en raison directe de la demande.

Quand il y a plus d’offre d’une marchandise que de demande de cette même marchandise, les prix baissent. Ils augmentent dans le cas contraire.

Je demande au socialiste qui veut abroger la loi de l’offre et de la demande, s’il peut citer un fait qui la contredit. Quand il a vu offrir des blés, des vins, du bois, des machines en plus grande quantité que les consommateurs n’en demandaient, en a-t-il vu les prix s’élever ou baisser ?

Que font les protectionnistes quand ils demandent des tarifs de douanes pour arrêter tel ou tel produit à la frontière ? Ils font acte de foi à la loi de l’offre et de la demande. Car ils ont pour but de raréfier l’offre, de manière à relever les prix des objets qu’ils veulent protéger.

Tu as beau, socialiste, maudire la loi de l’offre et de la demande ; non seulement, tu l’appliques, tous les jours, dans les achats qui sont nécessaires à ton existence, quand tu marchandes pour ton vin, ton pain, ta viande, ton loyer, tes vêtements, mais tu l’appliques encore quand tu es vendeur au lieu d’être acheteur.

Le socialiste. — Allons donc ! je ne suis jamais vendeur, puisque je n’ai rien à vendre.

L’économiste. — Quand tu livres ton travail, que fais-tu donc ? N’exiges-tu pas un salaire ? Ne fais-tu pas un contrat verbal ou écrit qui s’appelle le contrat de louage ? Tu vends ton travail comme l’épicier vend son sel, son café et son sucre, comme le boulanger vend son pain, comme le boucher vend sa viande.

Le socialiste. — Ce n’est pas la même chose, je ne livre pas un objet.

L’économiste. — Non, mais tu rends un service. Le chemin de fer qui te transporte d’un endroit à un autre ne te livre pas un objet non plus, mais il te rend un service. Le médecin qui te soigne, l’avocat qui plaide pour toi, perçoivent un salaire parce qu’ils te rendent un service. Tu loues ta force, musculaire ou intellectuelle, moyennant une rémunération. C’est le louage de force et d’habileté professionnelle que nous appelons le contrat de travail. C’est une marchandise comme une autre qui subit, comme tous les objets ou services qui font l’objet de contrats et d’obligations, la loi de l’offre et de la demande.

Le socialiste. — Quand tu me répéterais cela sur tous les tons, tu ne me convertiras pas, puisque je te dis que je ne l’admets pas.

L’économiste. — Et si je te prouve que tu es le premier, non seulement à reconnaître que le travail est une marchandise soumise à la loi de l’offre et de la demande, mais encore à exiger, quelquefois même par la violence, que tous le reconnaissent ?

Le socialiste. — Ce serait difficile.

L’économiste. — Tu veux supprimer le travail des femmes, supprimer les apprentis ou au moins en restreindre le nombre, renvoyer au delà de la frontière les ouvriers étrangers, n’est-ce pas ?

Le socialiste. — Oui.

L’économiste. — Chacune de ces propositions est un hommage à la loi de l’offre et de la demande : car chacune d’elles a pour objet de diminuer l’offre du travail et, par conséquent, d’en faire augmenter le prix.

Le socialiste. — Il me faut d’autres raisons pour me convaincre.

L’économiste. — Es-tu partisan de la loi de 1864 qui a permis aux ouvriers de faire grève ? Voudrais-tu revenir au régime antérieur ?

Le socialiste. — Non. Ça ne se demande pas. La grève est un droit.

L’économiste. — Eh bien ! Que fais-tu quand tu fais grève ? Tu retires ton travail du marché. Tu dis à ton patron : Si vous voulez acheter mon travail, il faudra que vous le payiez plus cher. Si tu es habile, tu choisis le moment où il en a le plus besoin pour lui dicter tes conditions. Ce que tu es, le sais-tu ? Tu es un accapareur !

Le socialiste. — Par exemple ?

L’économiste. — Qu’est-ce qu’un accapareur ? C’est un spéculateur qui retire du marché des blés, des vins, du coton, pour faire la hausse sur le prix de ces marchandises et attend pour les vendre que la hausse se soit produite. Toi aussi tu refuses ton travail, tu le gardes pour toi, tu l’accapares pour en faire monter la valeur ; et, que tu veuilles en convenir ou non, tu appliques la loi de l’offre et de la demande.


Cobden a formulé d’une manière pittoresque la manière dont agissent la loi de l’offre et de la demande en matière de salaire.

« Le salaire monte, a-t-il dit, quand deux patrons courent après un ouvrier, il baisse quand deux ouvriers courent après un patron. »

On pourra essayer, par des moyens plus ou moins violents, par toutes sortes de combinaisons plus ou moins ingénieuses, par des lois plus ou moins habiles, inscrites dans nos codes, de fausser cette loi de l’offre et de la demande à l’égard du travail, on ne la changera jamais, parce qu’elle est immuable : toutes les fois qu’il n’y aura pas demande de travail, le meilleur ouvrier sera obligé d’accepter du travail à prix réduit ; toutes les fois qu’il y aura demande de travail, forcément le salaire augmentera.