La Troisième République française et ce qu’elle vaut/34

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CHAPITRE XXXIV.

Toutes les sociétés humaines se ressemblent dans les traits essentiels, mais elles ont aussi leurs différences et c’est dans l’examen de ces contrastes et souvent des minuties qui les déterminent que consiste l’intérêt principal de l’étude historique. Les Romains arrivés à un développement de leur civilisation analogue à celui que le nôtre atteint, ont eu la maladie ordinaire à un pareil âge ; comme nous ils ont vu naître des libéraux, Salluste, Suétone, Sénèque, sensibles au bien-être personnel, faisant volontiers bonne chère, d’ailleurs prêchant la fraternité à tous les hommes et à la suite de ces gentillesses ils ont eu leurs guerres civiles et des Spartacus ravageant l’Italie à la tête de trois ou quatre cent mille hommes. C’était beaucoup et le monde romain courait un gros risque ; mais le fond des choses rendait le risque plus gros encore.

Les Romains ne connaissaient pas, comme nous, la classe des petits propriétaires. Depuis des siècles ils les avaient ruinés, contraints de vendre leurs domaines et de se réfugier dans les villes où ces misérables vivaient d’industrie, se tiraient d’affaires comme ils pouvaient, mais comptant surtout sur les distributions de vivres, sur les sportules distribuées à la porte des maisons riches et sur les coups de fortune. Ces multitudes urbaines engourdies dans l’habitude et le goût de la fainéantise n’avaient pas de motifs bien sérieux d’aller rejoindre Spartacus et ses légions ; mais elles n’en avaient pas non plus de leur être hostiles, de sorte qu’au besoin, elles les eussent même aidés d’une émeute, et si ces bandes avaient réussi à s’introduire dans Rome, comme elles le firent dans tant d’autres villes, la plèbe les eût aidées à piller et certainement n’eût pas songé à défendre ce qu’on appelait les riches.

La société moderne n’en est pas tout-à-fait là. Le territoire français, pour la plus grande partie, est la propriété de familles à ressources modiques mais certaines et ces familles n’aimeraient pas, n’appuiraient pas, ne voudraient pas les guerres serviles. De son côté, la plèbe parisienne ou lyonnaise n’embrasse pas, à beaucoup près, toute cette population vivant en dehors des grands hôtels et il se trouve force honnêtes gens sans fortune qui se créent, se maintiennent et entrevoient d’autres ressources que la sportule. Nous allons mais nous ne sommes pas encore arrivés à cette plénitude d’état démocratique où à côté des meneurs gorgés d’opulence et de faste, précisément des Sénèque écrivant leurs périodes ampoulées en faveur de l’égalité des hommes sur une table d’or, il n’y aurait que des hordes faméliques et hargneuses. Cela peut venir, mais nous n’y sommes pas. Au mois d’avril 71, pendant que les troupes assiégeantes et le Mont Valérien bombardaient Paris, les obus tombaient et éclataient dans les Champs-Élysées. La portée du tir dépassait pas le rond point et un cordon de sentinelles fédérées faisait la garde, avertissant complaisamment ceux qui passaient d’avoir à se ranger contre le mur crainte d’accidents, et derrière cette ligne de factionnaires, jusqu’aux Tuileries, les enfants sautaient à la corde, jouaient au cerceau, tournaient sur les chevaux de bois ; les dames se promenaient, les citoyens officiers de la Commune, fort brillants, se montraient dans des fiacres. Quand un projectile éclatait avec plus de force que les autres ou tombait plus près, chacun d’accourir, on criait, on riait, on applaudissait, on était ravi ! C’était bien là quelque chose qui sentait la plèbe romaine comme aussi le divertissement offert aux promeneurs le dimanche dans les forts. Mari, femme et enfants se penchaient sur les remparts ; les artilleurs de la Commune leur montraient au loin les Versaillais ; pour dix sous, on déchargeait sur eux un canon.

Ce sont là encore des instincts, des débuts qui promettent, mais combien il reste de route à faire avant d’imiter à plein la scélératesse grandiose de ce qui se passa le jour où les Flaviens entrèrent dans Rome ! Les Victorieux soupant au Palatin et regardant brûler le Capitole ! Leurs soldats poursuivant à travers l’incendie des rues le massacre des quartiers proscrits, tandis que sur d’autres terrasses, où des tables se dressaient chargées de plats et de bouteilles, on applaudissait, on riait, criait, chantait, dansait, jouait des instruments de musique, jettait des fleurs et buvait ! C’étaient là autant d’alliés naturels pour les Spartacus ; mais quand la Commune mit le feu à Paris, on se battait, pourtant on ne riait pas.

Il se voit encore une autre différence. Les esclaves rebelles n’avaient rien de commun avec les échappés de manufactures dont les démocrates composent leurs armées. C’étaient en grande partie des prisonniers de guerre ou fils de prisonniers, des paysans habitués à la vie rude et dure de la campagne, et les bandes de sacripans destinés à payer de leur sang les amusements des jeux publics, en somme des désespérés, plus ou moins rompus au maniement des armes et bien autrement passionnés, mésusés et dangereux que la masse des gens de la nouvelle couche sociale qui sont loin d’être tous des scélérats, ni même des méchantes gens. Dans la Commune même, si le plus grand nombre des chefs supérieurs était pervers jusqu’à la moëlle, beaucoup de subalternes n’étaient que des égarés, capables de faire du mal, mais plutôt par aveuglement que par goût naturel. Quant aux soldats, quant à ce qui suivait en troupeaux de moutons, ils valaient exactement autant et étaient absolument les pareils des soldats de l’autre côté et de la foule des autres partis et les libéraux vainqueurs, lors de la prise de Paris, auraient infiniment mieux fait de s’épargner des violences et des meurtres sur le petit monde et de concentrer plus de sévérités sur les têtes vraiment coupables. Ce que je veux dire ici c’est que des soldats de Spartacus et de ses émules aux soldats de la Commune il y avait un monde de distance.