La Troisième République française et ce qu’elle vaut/33

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CHAPITRE XXXIII.

La nation française dans son ensemble, citadins et paysans, habitants de Paris et gens de la province, a contracté depuis un temps immémorial l’habitude de considérer le dernier et plus infirme agent de l’administration présentant un papier revêtu des formes cabalistiques d’usage, comme un mandataire du Destin auquel il n’est pas supposable qu’on puisse résister. Le chef de l’État est mis en prison, renvoyé, tué ; cela peut se concevoir sans peine. Mais que l’on dise non, au percepteur, au gendarme, au chef de division d’un ministère, à un directeur général, au ministre qui va tomber tout à l’heure, cela ne se peut. Pendant la guerre allemande, on a vu dans les départements envahis toute la jeunesse se garder d’aller se battre et rien ne lui était plus facile cependant que d’échapper et d’aller retrouver nos troupes. Les mobilisés, toutes les fois que cela leur a été possible, se sont empressés de se faire couper, arrêter et constituer prisonniers. Les Allemands n’en sachant que faire et pressés d’en être débarrassés, les promenaient par troupeaux avec une douzaine de cavaliers en tête des colonnes, laissant les flancs et la queue libres ; mais personne ne voulait s’échapper ; on avait peur d’être contraint de reprendre les armes.

En même temps, le percepteur avec toute l’administration civile a continué à être parfaitement et complètement obéi ; on lui a gardé l’argent qu’on lui devait et on a même entre plusieurs mains et dans bien des endroits, gardé sa caisse. Je conclus de ce que j’ai vu alors que lorsque la légalité, la puissance régulière de faire fonctionner l’administration sera dans les mains de la majorité parlementaire et de ses chefs, l’habitude d’obéir, non à l’État mais à ses rouages, pourra et devra même, aux yeux de bien des gens, produire de grands mirages, donner lieu à bien des illusions et qu’il pourra se faire dès lors que les chefs militaires dévoués, pour un motif ou pour un autre, au salut des intérêts sociaux menacés, trouvent en face d’eux tels autres généraux qui leur diront :

— Je reste dans la légalité ; je suis l’homme du devoir ; je ne cours pas les aventures ; le ministre de la guerre que je ne connais pas plus que vous, mais qui est le ministre de la guerre nommé légalement par le gouvernement de la majorité, me donne des ordres, je les suis, et je me lave les mains du reste.

Il n’y a absolument rien à répondre à cette logique, seulement voilà la guerre civile et il ne s’agit plus uniquement d’une sédition à réprimer : voilà que toutes les forces du désordre et de la ruine se sont enfin coordonnées ; vous avez de l’argent, elles en ont aussi ; vous avez une administration, elles en ont plus que vous ; vous avez des multitudes qui veulent garder leur avoir moral et matériel ; elles en ont d’autres qui veulent résolument le leur prendre ; vous êtes poussé à bout par la crainte et la passion de vous mettre hors de péril ; elles le sont plus encore par les convoitises allumées, la soif de la vengeance, des espérances flamboyantes comme elles n’en ont jamais conçues jusqu’ici ; vous n’avez pas de chefs suprêmes ; elles en ont ! vous avez des régiments ; elles en ont ; des généraux sauveurs, elles en ont qui leur promettent le triomphe et qui, consentant à jouer une telle partie, et se sachant déshonorés dans la pensée de leurs anciens camarades, voudront le succès à tout prix… que posséderez-vous donc cette fois de plus qu’elles, bandes de loups enragés, menées par toutes les catégories de sorciers modernes, des intriguants et des traîtres ? Rien, vous n’aurez rien de plus, du moins à première vue et en apparence ; mais vous resterez les plus forts et voici pourquoi.