La Troisième République française et ce qu’elle vaut/10

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CHAPITRE X.

Pour ce qui concerne la science, c’est un fait notoire que les socialistes la condamnent aussi complètement que la religion et on ne saurait le leur reprocher. Ils disent que l’inégalité de l’intelligence est un obstacle absolu à la fraternité ; rien n’est plus vrai. C’est même le plus grand et le plus insurmontable des obstacles. On a vu, dans les temps anciens, dans les temps où les hiérarchies de naissance, de rang, de position étaient absolument incontestées, M. le Connétable Anne de Montmorency s’asseoir fort librement, dans telle auberge de village, avec des charretiers et des laboureurs et passer des heures fort agréables dans la société de ces compères. C’est que M. le Connétable, tout grand seigneur qu’il était, ne se piquant que de valoir pour un bon et solide soudard, n’avait rien à dire à ces hôtes rustiques que ce que ceux-ci pouvaient savoir tout aussi bien que lui et, à leur tour, ils ne lui présentaient dans leur entretien que des idées dont la nature et la taille lui étaient parfaitement familières.

Mais ce qu’on n’a jamais vu, à la même époque, c’est qu’Érasme ou Ange Politien, ou un docteur de Sorbonne allât chercher pareille compagnie et y étant tombé par hasard ne s’en échappât au plus vite, avec des mines de dégoût fort dédaigneuses. C’est à un pareil déni de parité universelle que les socialistes veulent mettre fin par les précautions les plus effectives et c’est là une de leurs préoccupations majeures et qui porta deux des puissants de la Commune de 1870 à se transporter un jour de leurs personnes à un des cours qui se tenaient encore au Collège de France, au commencement de leur règne.

On peut juger de l’étonnement et, peut-être un peu, de l’inquiétude du savant professeur, au moment où, développant une exposition subtile, il vit entrer dans la salle ces deux personnages qui, mettant, d’ailleurs, le képi à la main, avec une débonnaireté polie, s’assirent en silence sur un des bancs et commencèrent à écouter fort paisiblement la leçon.

Elle reprit, elle suivit son cours ; l’heure s’acheva, chacun sortit, les auditeurs inattendus avec le reste. Arrivés sous le péristyle, ils se mirent à causer.

Il n’y a rien là, se dirent-ils avec conviction, qui puisse être d’utilité pour le peuple. Il faudra tout supprimer, et, ceci dit avec conviction, ils partirent, et, certainement, ils auraient tout supprimé si seulement le temps ne leur eût manqué.

Et, en effet, le calcul différentiel et intégral, le choc des postulats philosophiques, l’analyse du verbe sanscrit, ne sont pas d’un grand secours apparent pour la production des comestibles ni même pour l’administration des greniers d’abondance et ils ont cet effet funeste et qui vient d’être signalé, de faire supposer à celui qui s’entend à ces laborieuses gymnastiques que son intelligence l’élève au-dessus du commissionnaire. Ce professeur, cet élève seront éternellement difficiles à courber au niveau voulu ; ils voudront passer la majeure partie de leur temps sinon la totalité livrés à des travaux tout personnels ; ils vivront tournés vers eux-mêmes et remuant des idées que ni l’inspecteur ni le délégué ne pourront tenir dans la main ; enfin, ils aboutiront à un perpétuel esprit d’examen, de mécontentement et de révolte contre la fraternité. Il faut donc supprimer la science.

Il en faut pourtant garder quelque peu ; mais quelque peu qui soit directement applicable, visiblement utile, incontestablement avantageux, car on veut des chemins de fer, des télégraphes, de l’industrie et même du luxe. Comment fixer la mesure ou établir la limite de ce qui sera mis à part, de ce qui sera foulé aux pieds ?

Rien n’est nouveau sous le soleil, et la tentative a déjà été faite, même elle a réussi, et, par cette route, voilà les socialistes se rencontrant face à face, dans le même carrefour, avec les adeptes du monde administratif. Ceux-ci par la pratique de l’égalité, de l’ancienneté, de la faveur, sont arrivés à n’être que des mandarins fort incapables, très dévots à des notions fort courtes ; ceux-là, par la pratique de la fraternité, du nivellement, de la science tronquée et partant morte, sont absolument semblables à eux, et les uns comme les autres, sans l’avoir prévu et sans l’avoir voulu, ayant également gravité vers le pôle de l’organisation, se trouvent également bien proportionnés pour atteindre au plus bas niveau que puisse souhaiter le despotisme. Voilà comme quoi ce qui se dit républicain en France, soit par une voie, soit par une autre, tourne le dos résolument à l’établissement sérieux de la République et marche imperturbablement vers la tyrannie.