La Troisième Jeunesse de Madame Prune/31

Calmann Lévy (p. 168-172).
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XXXI



14 février.

Cette grande pagode du Cheval de Jade où j’allais si souvent jadis, à la splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd’hui de mes stations chez madame Ichihara, elle a pris un air de vétusté, d’abandon, elle me fait l’effet d’avoir vieilli, depuis quinze ans, de deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d’y être monté jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges, presque porté par des foules qui se rendaient en pèlerinage. Aujourd’hui quand j’y vais, je n’aperçois guère d’autre visiteur que moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours, — ces portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des pylônes égyptiens. Tout en haut dans la dernière cour, devant l’énorme pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle effrité. L’herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me souviens d’avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les grands dieux d’or entourés de lotus d’or… Ce Japon, qui me paraît en voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui occupent infiniment plus de place que chez nous les églises ?…

En sortant par la gauche de cette cour, où l’antique cheval de jade trône encore, on arrive comme autrefois sur l’esplanade aux maisons-de-thé et aux petits berceaux de verdure, d’où la vue embrasse tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette « maison-de-thé des Crapauds[1] » où je venais avec madame Chrysanthème et la fine fleur des mousmés de son temps ; les crapauds sont restés aussi, ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l’établissement, et comme jadis leurs grosses voix de basse font couac ! couac ! dans les rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c’est le matériel de la maison ; on y voit aujourd’hui des tables de cabaret, des bouteilles de wisky, alignées avec du gin où de l’absinthe Pernod, enfin tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde.

Plus haut que l’esplanade, des sentiers montent vers une région de calme et d’ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples, presque grands comme nos ormeaux, qui sont en ce moment sur la fin de leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges ; d’autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont peut-être l’âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d’herbe fine ou de petites plantes rares. À mesure que l’on s’élève, on voit s’élever aussi dans un demi-lointain, au delà de cette vallée enclose où Nagasaki a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d’en face, celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux, celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d’où s’exhale éternellement le parfum des baguettes brûlées pour les morts. Plus loin, la grande échancrure bleue de la rade s’ouvre entre les escarpements et les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces îlots que l’on dirait trop confiants en l’immensité liquide alentour, et trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer…

Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon admirable, quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et l’on cesse de sourire, pour admirer.

  1. La Donko-Tchaya.