La Troisième Jeunesse de Madame Prune/30

Calmann Lévy (p. 163-167).
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XXX



Février.

Madame Ichihara la marchande de singes, et mademoiselle Matsumoto sa fille, revenaient aujourd’hui d’une promenade à la campagne, en robe de soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs : c’étaient de ces pruneliers sauvages que l’on appelle chez nous de l’épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de jours, avec madame Ichihara.)

Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon abrité, connu d’elles seules. Sur leurs instances aimables, j’ai accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que j’ai installées à bord dans des vases de bronze, en m’efforçant de donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise.

Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus d’impatience qu’au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou d’abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci des fruits à venir pour les mettre à tremper dans des potiches, et s’en réjouir les yeux pendant un jour.

Madame Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques apprivoisés, de ces gros macaques de l’île Kiu-Siu, qui ont toujours la fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle ils s’asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de madame Renoncule, est restée dans sa maturité l’une des plus jolies personnes de Nagasaki ; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales imprègnent ses vêtements d’un pénible arome : madame Ichihara sent le singe.

Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers la grande pagode du Cheval de Jade, je m’arrête en chemin chez elle, pour flirter quelques instants. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et batifolant de droite et de gauche ; en passant par là, on est toujours exposé à quelque avanie : une petite main leste et froide se faufile entre deux barreaux et vous attrape l’oreille, ou bien un jeune espiègle, perché sur une solive d’en haut, vous jette à la figure l’eau de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l’escalier du fond, à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames.

Madame Ichihara, qui s’est enrichie dans les singes, vient d’ajouter à ce commerce un intéressant rayon d’antiquités. Elle tient surtout les vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu’elle s’occupe, sans avoir l’air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque jamais de vous en faire admirer quelques-uns : ivoires articulés, truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière phalange du doigt, et qui remuent, qui se livrent entre eux à des actes, hélas ! souvent bien répréhensibles. Cette mademoiselle Matsumoto, une mousmé de seize ans, qui sent le singe comme sa mère, mais qui est la candeur même, peut sans inconvénient manier de tels sujets, parce qu’elle n’en saisit pas la portée ; les yeux baissés et mi-clos, aux lèvres un pudique sourire, elle donne le mouvement aux subtils mécanismes, plus délicats que des ressorts de montre, et s’y entend à merveille pour mettre ainsi en valeur de menus objets d’art, qui feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du rez-de-chaussée…

De l’obscène et du macabre, amalgamés par des cervelles au rebours des nôtres, pour arriver à produire de l’effroyable qui n’a plus de nom : c’est ainsi qu’on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires, jaunis comme des dents d’octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes, si petites qu’il faudrait presque une loupe pour en démêler toute l’horreur ; têtes de mort, d’où s’échappent des serpents par les trous des yeux ; vieillards ridés, au front tout bouffi par l’hydrocéphale ; embryons humains ayant des tentacules de poulpe ; fragments d’êtres qui s’étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en amas confus de racines ou de viscères…

Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d’une fine potiche où des branches de fleurs sont posées d’une façon exquise, cette mousmé au perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux inlassables patiences, avec, dans l’âme, des choses qu’on ne comprend pas, qui répugnent ou qui font peur…