La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 9


Imprimeurs-unis (Tome Ip. 227-245).
chapitre IX.
Ketskekö. — Carlsbourg (Apulensis Colonia). — Inauguration d’un prince de Transylvanie. — Cathédrale. — Tombeau de Jean Hunyade. — Bibliothèque. — Alvincz.

En suivant la route d’Enyed à Carlsbourg, on voit sur la droite une chaîne de montagnes dont l’une porte à son sommet un rocher à pic que ses abords escarpés ont fait nommer « pierre de la Chèvre », Ketskekö, en valaque Piatra Capri. Je savais qu’une forteresse avait autrefois existé sur ce rocher, qui me paraissait inabordable à sa base, et pointu à son extrémité. Curieux de voir comment les hommes avaient pu élever des murailles là où il semblait qu’un aigle seul pût bâtir son aire, je résolus de faire l’ascension du Ketskekö, et nous nous arrêtâmes dans un village voisin nommé Krakkó, où nous préparâmes notre expédition pour le lendemain.

Nous partîmes de grand matin, munis de sandales valaques, chaussures moins glissantes et plus sûres pour gravir des rochers. Il avait fallu cette fois renoncer aux chevaux. Nous montâmes résolument dans une de ces légères et dures voitures de bois que l’on rencontre dans toute la Hongrie, et à laquelle on avait attelé six bœufs, qui portaient à leurs cornes des fleurs et des branches d’arbre. Des bœufs seuls, en effet, pouvaient nous mener dans le chemin abominable que nous suivions. Souvent, après une montée presque verticale, arrivait une descente où nous glissions rapidement, entraînés avec les pierres qui se détachaient sous les roues. Nos guides se pendaient au côté de la voiture pour faire contre-poids, ou se cramponnaient aux cornes des bœufs pour les retenir, avec une profusion de gestes et de cris rauques comme les Valaques savent en trouver. Après trois heures de marche nous arrivâmes au sommet de la montagne, où commence le rocher. Là nous descendîmes de voiture, et nous nous mîmes en devoir de gravir la Piatra Capri. Une sorte d’escalier qui fait le tour du rocher a été à la fin creusé dans la pierre. Mais on ne met pas le pied sans péril dans ces trous usés et polis ; un seul faux pas suffirait pour vous faire rouler, en moins d’une minute, jusqu’au bas de la montagne. Aussi chacun de nous marchait-il entre deux guides, sur lesquels il s’appuyait dans les moments difficiles. Au bout d’une heure nous atteignions la cime du rocher.

Nous trouvâmes une petite plaine de peu d’étendue, où croissaient des plantes sauvages. Un roc nu qui surplombe et n’est pas trop éloigné a pu être joint au rocher principal par des murs, de manière à offrir aux habitants de la forteresse un assez grand espace. Un des guides prétendait que deux hommes déterminés, placés à deux endroits qu’il désignait, pouvaient, avec des pierres et des vivres, défier des compagnies. Certes, ce devait être une place formidable, car les amis eux-mêmes n’y arrivaient qu’en bravant la mort. On voit encore une partie du mur d’enceinte, qui a la solidité des constructions romaines. On ignore l’époque où le château fut élevé. Les paysans, frappés de la hardiesse d’un tel ouvrage, l’attribuèrent aux esprits surnaturels, et la tradition ajoute qu’il fut habité par Tünder Hona. On lit qu’en 1272 le roi saint Ladislas y construisit un cloître, qu’il dota d’une rente de huit cents pains de sel. Bâti sans doute sous les premiers rois de Hongrie pour protéger le pays d’alentour, et réparé dans ce but par Mathias Corvin, le castrum ketskés devint, au 16e siècle, l’asyle des brigands de la montagne. Les gentilshommes de la plaine se réunirent, les attaquèrent, et les punirent cruellement de leurs rapines. Mais les bandits reparurent, et, sur les plaintes des habitants, un décret royal ordonna en 1515 la destruction de la forteresse.

Le temps était couvert ; nous ne pouvions voir le beau panorama qui se déroulait à nos pieds, et qui s’étend, nous disait-on, au nord jusqu’au mont du Roi, au sud jusqu’à Hermannstadt. Les nuages qui passaient au dessous de nous s’ouvraient devant le roc pour se refermer ensuite. Dans les moments d’éclaircie nous apercevions des montagnes boisées, des plaines arrosées par la Maros et des côtes couvertes de vignes. Les villages environnants, Krakkó, Czelna, Boros Botsárd, Igen, produisent le meilleur vin de la Transylvanie. D’une montagne voisine coule un torrent d’eau glacée sous lequel se placent les paysans malades, et qui est appelé ruisseau turc, Török patak. On raconte que des fuyards turcs qui s’y étaient cachés y furent surpris par les habitants. Ceux-ci placèrent dans le torrent des pierres qui, lancées par l’eau, écrasèrent les barbares.

La pluie menaçait de rendre glissant le chemin périlleux que nous avions à descendre. Nous quittâmes à regret le Ketskekö, et nous arrivâmes au bas du rocher suivis de plusieurs chevriers qui nous avaient rejoints en sautant gaiment par dessus les abîmes. Nous étions assis sous les arbres, près d’une source, pour reprendre des forces. Un Valaque survint qui s’arrêta et nous regarda avec étonnement. On lui offrit du pain, du vin et du lard. Il jeta à terre sa hache, son chapeau orné d’une plume de paon, et s’avança. C’était un beau jeune homme de vingt-cinq ans, grand et bien fait, avec un profil romain. Il portait sur le côté gauche une seule natte de cheveux noirs et luisants. Sa chemise était brodée avec luxe. Une écharpe de laine rouge était mise par dessus sa large ceinture de cuir, qu’il avait remplie de mouchoirs de toutes couleurs. Sur sa poitrine brillait une chaîne d’acier où étaient passées une trentaine de bagues de cuivre, dons d’amour, disait-il, des filles de son village. On l’engagea à venir avec ces belles à Krakkó, où les paysans devaient danser le soir même. « Oh ! répondit-il, elles ne voudraient pas venir avec moi si loin. » Il s’accouda sur un rocher, les chevriers se rangèrent autour de lui, et dans leurs sauvages costumes ils formaient un groupe qui s’harmoniait parfaitement avec la beauté agreste du lieu.

La chaîne de montagnes d’où s’élève la Pierre de la chèvre se dirige au loin vers le midi, et de son liane sort une série de collines qui descendent en s’abaissant vers Carlsbourg.

Cette ville paraît avoir été élevée sur l’emplacement d’une cité dace que les Romains agrandirent et nommèrent Apulensis colonia[1] du torrent Apalus (Ompoly), dont parle Ovide.

Danubiusque rapax et dacicus orbe remoto
Apulus…

Le voisinage de l’Ompoly et les inscriptions qui ont été découvertes à Carlsbourg ne permettent pas de douter du nom que portait cette colonie. Les Romains y avaient une école des mines qui fournissait des ingénieurs pour la Dacie. On y a trouvé jadis des monuments de toutes sortes et des pierres couvertes d’inscriptions curieuses dont quelques unes se voient encore devant l’église grecque. Des statues romaines sont placées en guise de bornes aux coins des rues.

Toute la vallée de l’Ompoly, jusqu’à Sárd, était couverte de ruines romaines : on présume qu’il y avait là un aqueduc. Un château était situé non loin de là, à Tótfalu, qui fut construit avec les débris des monuments romains ; dans les mauvais jours les paysans y portaient leur avoir. Mais les Tatars ont fort simplifié les études des savants. Carlsbourg a été plusieurs fois détruite, et il ne reste que peu de vestiges de son antiquité.

L’Italien Roggeri a fait une description de cette ville lors de la terrible invasion des Tatars en 1241. « Huit jours après notre sortie de la forêt, nous arrivons à la ville de Fejérvár ;… nous n’y trouvons qu’ossements et têtes coupées…, les murs abattus des palais et des églises sont teints, hélas ! de sang chrétien ; et bien que la terre nous dérobe la vue de ce sang innocent, qu’elle avait bu déjà, les pierres rougies se montrent à nous, au milieu desquelles, si vite que nous passions, nous poussons de profonds soupirs et de continuels gémissements… »

Les habitants de cette ville malheureuse se lassèrent de rebâtir leurs maisons : ils s’abritèrent sous des huttes faites à la hâte, et il fallut que la diète de 1618 ordonnât à chacun de construire des habitations « dignes de la résidence d’un prince », sous peine d’amende et de confiscation. Si on en croit la tradition, la ville romaine a été relevée et habitée par Gyula, celui des sept chefs magyars auquel échut la Transylvanie, et elle porta son nom Gyula Fejérvár, Alba Julia, jusqu’au siècle dernier. Quand les Tatars avaient passé par la ville, on l’appelait Nigra, « la Noire ». Sous le règne de l’empereur Charles VI, le prince Eugène éleva, sur les ruines du vieux château de pierre, une citadelle destinée à protéger la Maros, et le nom de Gyula fit place à celui de Karoly[2]. Depuis ce temps les Allemands l’appellent Karlsburg. C’est la seule place forte du pays, et elle pourrait soutenir un long siége.

Fejérvár était la résidence des vayvodes et des princes de Transylvanie. Aussi les magnats y avaient-ils des droits particuliers. Les jours de foire, par exemple, ils partageaient avec les personnes de la cour le privilège d’acheter les premiers ; ce n’était qu’après dix heures sonnées que le marché était ouvert pour les autres. Le palais des princes fut embelli par Jean Sigismond, « qui lui donna, dit Wolfang Bethlen, une splendeur digne de sa destination. Les murailles furent ornées de belles peintures représentant des emblèmes guerriers, afin que la magnificence royale éclatât dans la demeure du souverain ». Ce palais n’existe plus, et on voit aujourd’hui l’évêché à la place qu’il occupait. L’inauguration des princes de Transylvanie avait lieu ordinairement à Fejérvár. Voici sur cette cérémonie quelques détails caractéristiques qui se trouvent dans l’un des ouvrages de Joseph Benkö, auquel j’ai fait de fréquents emprunts :

Le prince, en grand costume national, et le bonnet orné d’une plume de héron, sortait du palais précédé du grand maréchal, qui marchait à sa gauche et lui ouvrait les portes, et suivi du chancelier et des conseillers. Il était reçu avec de grandes démonstrations de joie par les grands et les hommes de guerre à pied ou à cheval. Puis il montait dans un carrosse suspendu[3], aidé à sa droite par le chancelier, à sa gauche par le grand-maréchal. Comme la distance du palais à l’église de Saint-Michel-Archange, où se célébrait la cérémonie, était très courte, le cortège faisait le tour de la grande place et des faubourgs de la ville dans l’ordre suivant : Le général des troupes de la garde, le capitaine des soldats allemands[4] (német kapitány), si le prince voulait en avoir, avec l’élite de leurs hommes ; le grand maréchal portant les insignes de la principauté remis par un ambassadeur de la Porte, la masse d’armes (buzogány), l’étendard, le cafetan et le sceptre ; des chevaux magnifiques couverts d’ornements ; le carrosse, au fond duquel le prince était assis : sur le devant on voyait le chancelier portant l’acte d’investiture turc[5] enveloppé de soie et d’or ; les valets de cour, à pied, de chaque côté du carrosse ; les conseillers du gouvernement, les assesseurs de la Table du Prince[6], les comtes suprêmes, les régalistes, les députés des comitats, siéges et villes, suivaient dans des carrosses ordinaires ; enfin venaient le généralissime des troupes transylvaines, puis des soldats d’élite. La marche était fermée par une foule de peuple. Le cortège se dirigeait ainsi vers l’église, salué par des fanfares et des coups de canon. Le prince descendait de carrosse avec l’assistance du chancelier et du grand maréchal, et, suivi des magnats qui portaient les insignes et l’acte d’investiture, il entrait dans l’église et montait sur un trône. Après une pause, pendant laquelle les ambassadeurs étaient introduits, le chancelier faisait un discours au nom du prince, qui ajoutait quelques mots, puis il lisait l’acte turc traduit en langue hongroise. Le président des États répondait par des paroles de félicitation, lisait les conditions imposées par les États au nouveau prince, et lui demandait en hongrois s’il promettait et jurait de gouverner la Transylvanie selon les lois et coutumes des trois nations et les libertés des quatre religions reçues. « Je le promets et je le jure », disait le prince. Alors les seigneurs laïques et ecclésiastiques pouvaient adresser la parole au prince, tandis qu’au dehors se faisait de nouveau entendre le bruit des trompettes et des canons. Tout étant terminé, le cortège retournait dans le même ordre au palais où se trouvaient des tables somptueusement servies. On y prenait place de manière que le côté droit fût occupé par les ambassadeurs et les magnats, le côté gauche par le prince, les hauts dignitaires et les prélats. Une table placée sur une estrade était appelée majestas, et une autre dite inferior était dressée dans la même salle. Les convives faisaient des ablutions à la turque avant et après le festin. Enfin l’on dansait, puis les ambassadeurs étaient reconduits à leurs logements par les principaux seigneurs.

L’église Saint-Michel, dont il est ici question, est le monument de ce genre le plus intéressant qui subsiste en Transylvanie. Elle est bâtie, dit-on, sur l’emplacement d’un temple païen ; cependant les antiquités que l’on a découvertes à Carlsbourg ont été trouvées fort loin de là. On présume avec plus de raison qu’elle a été élevée par saint Étienne. Ce prince érigea douze évêques dans son royaume : onze furent institués en Hongrie, la position du douzième est inconnue. Il est probable qu’il fut établi en Transylvanie, car saint Étienne réunit cette province à sa couronne, et y introduisit l’administration par comitats. Aussi loin que l’on peut rechercher, un siècle après Étienne, on voit que l’évêque résidait à Féjervár. Il est donc vraisemblable que là fut bâtie, dès l’origine, l’église diocésaine. Mais le temps et les guerres ont détruit les murs primitifs, et la basilique actuelle est due à Jean Hunyade.

Un siècle et demi après Hunyade il fallut la restaurer ; on bâtit de nouveaux murs sous Gabriel Báthori, sous Charles VI, sous Marie-Thérèse, car les monuments ne se conservaient pas sur cette terre brûlante. Aussi la cathédrale est-elle moins belle que curieuse. Elle est intéressante surtout pour l’histoire de l’art. L’église Saint-Michel est gothique ; elle n’a pas les dimensions de nos cathédrales. Presque toutes les murailles sont nouvelles : le portail est moderne, ainsi qu’une tour carrée, sur laquelle sont imparfaitement reproduits les ornements dans le goût arabe qui décoraient la vieille tour. Çà et là, au milieu des pierres blanches, ressort une frise dont les figures sont à demi brisées, surgissent des têtes de saints entre lesquels, chose bizarre, on a placé des vestales romaines. Sur le côté une porte gothique sculptée avec art se cache dans la terre. L’intérieur de l’église a été blanchi, et on a placé dans le chœur des colonnes torses avec de gros soleils en cuivre. Mais, telle qu’elle est aujourd’hui, la cathédrale de Carlsbourg constate ce fait que, si les Hongrois avaient eu le loisir d’honorer Dieu autrement que par leur valeur, si les champs de bataille où ils arrêtaient les infidèles n’avaient pas été leurs seules églises, l’art, dans ce pays, se serait ressenti du contact des deux civilisations sur les limites desquelles la Hongrie se trouvait placée, et eût été tout à la fois gothique et byzantin.

Cette église était la sépulture des vayvodes et des princes de Transylvanie. Il y aurait là de curieuses études à faire si leurs statues eussent été conservées ; mais dans l’année 1601 l’église Saint-Michel fut saccagée par les Impériaux, les Valaques et les Haiduques révoltés. Plus tard, quand les catholiques et les protestants se disputèrent la possession de la cathédrale, chaque parti proscrivit à son tour les dépouilles et les images des princes qui avaient professé la foi contraire. Dans ces assauts de vandalisme et de sacrilège le tombeau du grand Hunyade n’a pas été épargné. Il est vide. C’est un simple cercueil de pierre. Sur les côtés sont sculptés des bas-reliefs. La pierre qui le recouvre porte une statue couchée dont les jambes sont brisées. Le héros est placé dans un manteau, revêtu de l’attila boutonnée sur la poitrine, et qui descend jusqu’aux genoux. On ne distingue rien du visage si ce n’est de longues moustaches. La main gauche est sur le fourreau. La droite, qui est brisée, tenait l’épée appuyée sur l’épaule. Encore n’est-il pas sûr que cette statue soit celle de Hunyade. Deux Hongrois consacrèrent un jour plusieurs heures à l’examen attentif du tombeau. Ils trouvèrent que la pierre supérieure, qui n’a pas les proportions du cercueil, n’a dû être placée que long-temps après, puisque l’inscription qui fait le tour de la statue est gravée en caractères plus modernes que celle qui se lit à côté des bas-reliefs. Peut-être que les profanateurs auront tenté de cacher leur crime en couvrant d’une pierre menteuse la tombe qui reçut le héros de la Hongrie. On voit encore le sarcophage du frère de Hunyade[7], et celui de son fils Ladislas, qui eut la tête tranchée à Bude. Ladislas est couvert d’une armure. Deux tombeaux en marbre sont plus grands et mieux conservés ; ce sont ceux de Jean Zápolya et d’Isabelle. Les bas-reliefs sont en bon état ; ils représentent des siéges et des batailles. Les statues, d’un travail supérieur aux précédentes, sont fort curieuses.

Le palais épiscopal, qui n’offre rien d’intéressant, est voisin de l’église. Je remarquai dans la cour une pierre que l’on a retirée de la Maros, et sur laquelle se trouve une inscription grecque dont je ne pus lire que le premier mot Ηλιω…, au soleil. L’évêque de Transylvanie avait autrefois rang et titre de libre baron. Il devait rejoindre l’armée sur l’ordre du roi, avec un certain nombre de gens de guerre ; aussi le courage comptait-il entre les vertus évangéliques qui le désignaient au choix du prince. L’évêque Georges Lépes fut tué vers 1440 par les Turcs dans la déroute qui précéda la victoire de Szent Imre. Aujourd’hui l’évêque de Transylvanie siége à la Diète en qualité de conseiller du gouvernement, et, par une singularité inconcevable, il joint à sa dignité de prélat un titre religieux sur les Israélites : c’est lui qui nomme les rabbins. Ses revenus dépassent cent mille francs.

Carlsbourg, dont la population s’élève à six mille habitants, contient encore un observatoire, des colléges, un arsenal et un hôtel des monnaies[8]. La bibliothèque de l’évêché est fort belle. Elle est placée tout entière dans l’église d’un ancien couvent, et renferme vingt-cinq mille volumes dont quelques uns ont fait partie, dit-on, de la célèbre bibliothèque du roi Mathias. C’est le comte Battyáni, dernier évêque de Carlsbourg, qui l’a fondée, ainsi que l’observatoire. Il y a là des antiquités romaines, entre autres quatre bas-reliefs mithriaques, des médailles curieuses, et une fort belle collection de manuscrits du moyen âge. On montre un superbe manuscrit des évangiles dont les images et les lettres ornées sont admirables. La plupart ont été faits à Bude. Plusieurs portent à la première page l’écusson fleurdelisé à côté des armes de Hongrie : ils datent des princes français.

Dans une chapelle latérale de l’église Saint-Michel on voit sur le sol une pierre carrée, longue, dont l’inscription est un peu effacée, et sur laquelle est grossièrement représenté un personnage revêtu des habits de prêtre. C’est le tombeau du cardinal Martinuzzi. Il est remarquable qu’une même enceinte renferme aujourd’hui ses restes et ceux d’Isabelle. Cette tombe modeste, que n’eût pas pressentie le puissant cardinal, lui fut accordée par grâce : son corps resta deux mois entiers dépouillé et sanglant dans la chambre même où il avait été assassiné.

Terrible vicissitude ! ce fut au moment où il venait de prendre Lippa sur les Turcs, au moment où Jules III le proclamait cardinal, quand son pouvoir lui paraissait inébranlable, que Martinuzzi fut tué. Le messager qui lui annonça la nouvelle dignité dont le pape l’avait investi précéda de quelques jours celui qui apportait l’ordre de sa mort.

Castaldo avec les Espagnols et les Allemands, et Martinuzzi à la tête des Hongrois, assiégeaient Lippa. On donna l’assaut le 14 novembre 1551. Sept soldats espagnols, impatients de voler aux murailles, sortirent des rangs avant le signal, conduits par un porte-étendard nommé Botto. Ils furent tués. Le désordre se manifestait parmi les assiégeants, quand Martinuzzi et Siméon Forgács accourent avec les Hongrois. Les chrétiens reprennent l’avantage. Pressés de toutes parts, les Turcs abandonnent la ville et se retirent dans la citadelle. Martinuzzi donna aux Hongrois une part du butin ; les Allemands et les Espagnols reçurent la leur de Castaldo. Le 18 on eut avis que les Turcs voulaient se rendre. Ce n’était pas l’usage dans ces guerres, où les uns et les autres se battaient jusqu’à la dernière extrémité sans espérer de merci. Le cardinal, voulant ménager dans l’avenir cette ressource aux chrétiens, conseilla d’accepter la proposition des Turcs. Castaldo et les siens s’écrièrent qu’il ne fallait pas de condition à un ennemi en détresse. Les deux chefs discutèrent plusieurs jours sans pouvoir s’entendre ; aucun d’eux ne voulait céder à son rival. Castaldo écrivit alors à Ferdinand que la Transylvanie ne serait jamais tranquille tant que Martinuzzi vivrait. On se rappelle que l’empereur avait toujours rencontré le cardinal comme un obstacle à ses desseins. Il répondit que, si sans Martinuzzi les affaires devaient plus facilement s’arranger, on eût à agir comme le commandait le bien public. Pendant ce temps Lippa s’était rendu.

Castaldo y laissa une partie de ses Espagnols et partit dans le même carrosse que Martinuzzi. Kruppai, fou du cardinal, frappé de pressentiments funestes, s’approcha de son maître et lui conseilla de se défier des Espagnols. Martinuzzi pria Castaldo d’excuser l’insolence du misérable, qu’il fit jeter en prison. Ils arrivèrent au mois de décembre à Alvincz. C’est un gros village peu distant de Carlsbourg, où Martinuzzi avait un château. Il est situé près de la Maros, en face de Borberck, qui à cette époque était encore dominé par la vieille forteresse de Zeberink. Pallavicini, colonel du régiment espagnol, et André Lopez, officier du même corps, avaient reçu les ordres de Castaldo. Ils postent Pierre Avilez et vingt-quatre soldats armés de toutes pièces à la porte tournée vers Müllenbach, et, se faisant suivre de quatre Espagnols déterminés, ils pénètrent dans l’appartement du cardinal. C’était au milieu de la nuit. Marc-Antoine Ferrari, secrétaire de Castaldo, se joint à eux. Arrivés à la porte même de la salle où se tenait Martinuzzi, il frappe légèrement, se disant porteur de dépêches que Castaldo expédie à Ferdinand, et pour lesquelles il réclame la signature du cardinal. La porte s’ouvre, Martinuzzi, une plume à la main, s’apprête à écrire : au même instant il reçoit deux coups de poignard que Ferrari lui porte à la gorge et à la poitrine. Quoique blessé et sans armes, Martinuzzi saisit l’assassin et le renverse. Au bruit Pallavicini se précipite dans la chambre et d’un coup de sabre fend la tête du malheureux, qui respire encore et s’écrie : « Mes frères, qu’ai-je fait ? qu’ai-je mérité ? » Enfin un des Espagnols l’acheva avec son poignard. Personne ne l’avait secouru si ce n’est un jeune homme attaché à sa personne, François Wass, qui s’était jeté à demi vêtu au devant des meurtriers, l’épée à la main, et qui reçut sept blessures.

En pillant le château d’Alvincz les Espagnols découvrirent cinquante mille ducats, dont Castaldo se fit remettre une partie ; le reste leur fut abandonné. Puis Castaldo s’occupa de faire rendre à Ferdinand les forteresses de Martinuzzi. Le trésor du cardinal était gardé dans celle de Szamos Ujvár, dont Paul Csáki était gouverneur. On y trouva deux cent cinquante mille florins hongrois, huit cent soixante-douze poids d’or non monnayé, chaque poids étant de seize onces ; deux mille trois cent quatre-vingt-sept poids d’argent ; quatre mille lysimaques valant chacun quatre ducats hongrois ; dix-sept poids d’or tiré des mines ou lavé dans les rivières de Transylvanie ; une masse d’argent fondu de quatre cent soixante-six poids ; de grands vases dorés, des coupes, des colliers, des bagues, des aiguières, des bassins, et autres objets de table ; la vaisselle particulière du cardinal, qui semblait être celle d’un roi ; des habits de luxe, des tapis, une quantité de fourrures précieuses ; trois cents chevaux magnifiques achetés à grands frais en Turquie ; des armes, des harnais splendides, et tout un haras des plus belles juments.

  1. Pandect., lib. L, tit. xv, De censibus, § 8 et 9.
  2. Les Hongrois disent aujourd’hui Karoly Fejérvár, « forteresse blanche de Charles. » Les Valaques l’appellent Belgrad.
  3. Un carrosse suspendu, chose fort rare à cette époque, n’était autre qu’une caisse étroite, placée sur deux longues bandes de cuir qui allaient d’un essieu à l’autre, et devaient être retendues par intervalles. On voyait encore de pareilles voitures en Transylvanie à la fin du siècle dernier.
  4. Les princes de Transylvanie, par prudence ou par luxe, entretenaient une garde allemande, comme nos rois eurent des compagnies écossaises et suisses.
  5. Appelé en turc athname.
  6. Aujourd’hui table royale. V. chap. XXVIII.
  7. Quoique les Hongrois lui donnassent aussi le nom de Jean Hunyade, il s’appelait Jean Székely de Szent György ou Zekel de Zenth Geurgh, comme on l’écrivait alors. Il était Ban de Dalmatie, de Croatie et d’Esclavonie, et chef du prieuré d’Aurania, de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, fondé vers 1345 par le roi Louis I. Joannes Zekel, qui a Valachis et Tracibus Secula vocabatur, Joan. Hunyad ab Hungaris, et cui dextra manus detruncata in prælio fuit, jacet in Alba Transyhaniæ sepultus. (Istvánfi.)
  8. On y frappe chaque année des monnaies d’or et d’argent pour une valeur de cinq millions de francs.