La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 22


La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 103-128).
chapitre XXII.
Le Háromszék. — Kézdi Vásárhely. — Bödös hegy. — Bálványos vár. — Les Opour. — Almás.

Nous entrons actuellement dans le pays des Sicules[1]. Ici encore d’autres campagnes, d’autres villages, d’autres hommes. Quoique les champs soient bien cultivés, vous ne trouverez peut-être pas cette aisance que vous remarquiez tout à l’heure. Les maisons sont moins spacieuses et moins commodes, les habitants plus grossièrement vêtus ; mais vous vous sentez plus de sympathie pour ces hommes à la mine courageuse et intelligente, les plus hospitaliers qu’il y ait au monde.

Les Sicules habitent les montagnes orientales de la Transylvanie. Ils occupent ces lieux depuis treize siècles, depuis l’époque où les Huns, leurs aïeux, battus après la mort d’Attila, se retranchèrent dans cette contrée fortifiée pour se soustraire à la vengeance des nations vaincues. Quoique leur pays soit plus froid, et n’ait pas généralement la fertilité prodigieuse du reste de la Transylvanie, cependant il peut rivaliser avec les contrées limitrophes. Gyergyo et le Háromszék ne le cèdent à aucune autre. C’est dans les montagnes des Sicules que se trouvent les nombreuses sources minérales où affluent les étrangers ; on y exploite en outre des salines et des mines assez riches. Les habitants, qui se livrent aussi à l’éducation des chevaux, cultivent le tabac beaucoup plus que leurs voisins. On traverse longtemps des champs entiers où s’épanouissent de jolies fleurs rouges et blanches ; puis, quand vient l’automne, les feuilles à sécher sont liées en guirlandes et suspendues, non pas seulement dans les cours des maisons, mais même tout le long du village, sur les murs et les haies.

Bien avant que les Magyars ne prissent définitivement possession de la Hongrie sous saint Étienne, lequel fonda le royaume en y établissant une administration qui subsiste encore, les Sicules avaient organisé entre eux leur administration « par sièges », que j’aurai occasion d’expliquer plus loin. Les Transylvains nomment Háromszék, c’est-à-dire Trois sièges, la partie méridionale du pays des Sicules, qui comprend Sepsi, Kézdi et Orbai. C’est une des plus belles contrées de la Transylvanie, et elle est surtout remarquable par la variété des tableaux. Tantôt ce sont des plaines chargées de moissons qu’arrose l’Aluta, ou des coteaux cultivés sur les pentes desquels le vent fait ondoyer le sarrasin ; ailleurs vous rencontrez des montagnes agrestes aux bizarres contours, ou des forêts séculaires, dont le soleil ne traverse pas l’épais feuillage, et où vous êtes arrêté par des arbres gigantesques renversés par le temps.

La plus grande ville ou plutôt la seule ville du Háromszék est Kézdi Vásárhely, que Timon croit élevé sur l’emplacement de la colonie romaine Prœtoria Augusta. Cependant Vásárhely ne remonte pas si haut. Suivant la tradition rapportée par Benkö, les habitants des villages voisins, de temps à autre, se seraient réunis dans un lieu intermédiaire pour faire des échanges. Quelques uns auraient ensuite fixé leur séjour dans ce lieu, qui peu à peu serait devenu un marché important et une ville considérable. De là le nom qu’elle porte aujourd’hui[2].

Vásárhely[3] n’a de remarquable qu’une école fondée par l’empereur François, en 1817. Cent jeunes Sicules, tous fils de militaires, officiers ou soldats, y sont élevés au frais du souverain. On a voulu, sous prétexte de récompenser les Sicules de leur bravoure et de leur fidélité, former une pépinière d’officiers pour les régiments-frontières. La mesure était habile. Mais eux-là même qui recevaient la récompense n’y ont pas été trompés. Trois des régiments-frontières qui gardent la Transylvanie, un de hussards et deux d’infanterie, sont composés de Sicules. Or chaque homme est mécontent de se voir forcément soldat. Quoique braves, les Sicules détestent le service militaire sous le régime allemand. Il est donc naturel que l’école impériale, malgré les avantages qu’elle procure à beaucoup de soldats dont les fils n’auraient pu recevoir aucune éducation, n’ait pas eu grand succès auprès d’eux, puisqu’elle est une conséquence de l’institution autrichienne des régiments-frontières.

L’école, au reste, est fort bien tenue, et l’on y reconnaît ce cachet d’ordre et de régularité qui se retrouve dans les collèges militaires de tous les pays. Les armes des élèves, de petits sabres et de légères carabines, sont appendues aux murs des corridors. On nous fit traverser des salles d’étude propres et aérées, et nous fûmes conduits dans la bibliothèque, composée d’ouvrages hongrois et allemands. Il y avait là des dessins, et surtout des lavis, fort bien faits. Les cours comprennent, outre le dessin, l'histoire, la géographie, les mathématiques, en un mot toutes les sciences qui soit nécessaires à un officier. Il va sans dire qu’on n’oublie ni l’escrime ni la gymnastique ; mais ce qui est remarquable pour le pays, c’est qu’on n’y enseigne pas le latin, là où tout le monde le parle. Les professeurs font leurs leçons en hongrois et en allemand. Cette dernière langue va de pair avec la langue nationale ; les enfants sont forcés de l’apprendre, quelque détestée qu’elle soit.

Au moment où nous sortîmes, nous trouvâmes les élèves rangés en bataille devant la porte. Sur l’ordre du colonel Szent-Páli, qui voulut bien nous montrer l’établissement en détail, ils se séparèrent en deux colonnes, armés tous d’une lance. Chaque bande marcha l’une sur l’autre, figura une attaque, se rompit, se reforma, revint encore à la charge et se reforma de nouveau, avec une précision singulière. Cet exercice gymnastique, destiné à rendre les élèves agiles et adroits, se répéta long-temps et sous mille formes. Je ne me lassais pas de regarder les enfants placés à la fin des colonnes, qui faisaient, avec leurs petites jambes, des pas démesurément longs, et regardaient fixement le colonel, en défilant devant lui, comme pour savoir ce qu’il pensait d’eux.

On peut faire à cette école un reproche sérieux. Je ne dirai pas avec les Sicules qu’elle forme des Allemands, et non des Hongrois. Si cela est, et je le déplore, l’Autriche atteint son but, sa prévoyance n’est pas en défaut. Mais je reprocherai à cette institution de donner certaines habitudes à des fils de soldats, de paysans, qui, n’étant pas quelquefois en état, à la fin de leurs classes, de passer officiers, deviennent forcément soldats, comme leurs pères. Alors ils ne veulent plus cultiver le champ qu’ils reçoivent en qualité de colons militaires : le travail de la terre leur répugne, et ils contractent tous les vices qui sont la suite d’une éducation faussement donnée. L’empereur peut se féliciter d’avoir des officiers pour ses régiments frontières ; mais, comme on voit, il assume sur lui une grande responsabilité, d’autant plus qu’il n’est pas impossible d’obvier à cet inconvénient.

Kézdi Vásárhely s’élève dans une plaine assez vaste ; sa situation est favorable, et des champs fertiles l’environnent ; mais deux fléaux ravagent continuellement le Háromszék. Pendant l’hiver un vent terrible appelé Nemere, qui traverse en droite ligne le milieu du siège, s’abat sur la ville et y cause les plus grands dégâts ; il n’est pas rare, dit-on, que les hommes soient renversés et tués. L’été, un vent glacial souffle dans une autre direction, dont les effets ne sont pas moins désastreux.

Les Sicules qui habitent le Háromszék, outre l’éducation des chevaux et la culture du sol, ont une ressource particulière. Ils possèdent de grands troupeaux qui paissent pendant l’été en Transylvanie, et sont conduits, l’hiver venu, jusqu’au delà du Danube, sur le territoire turc. Ce droit de pâturage leur a été concédé par la paix de Carlowitz. C’était autrefois la coutume de tous les seigneurs transylvains, à l’époque où le pays était exposé aux incursions continuelles des Tatars, de se ménager une pareille ressource. Ils avaient à leur service des pâtres qui ne quittaient les profondes vallées qu’ils habitaient que pour mener les troupeaux en Valachie. Quand la guerre était finie et que les routes étaient sûres, ces pâtres descendaient en Transylvanie et rendaient compte à leurs maîtres du profit qu’ils avaient fait. Souvent des années entières s’écoulaient sans qu’ils pussent traverser le pays et parvenir jusqu’à leurs seigneurs. Mais dès que la paix était conclue, ils ne manquaient pas de se rendre au château, et jamais on ne vit parmi eux d’exemple d’infidélité.

Les pâtres étaient divisés en autant de petites républiques qu’ils comptaient de vallées. Le chef de chaque famille était à la fois prêtre et juge : car ils n’avaient pas de ministres, quoiqu’ils appartinssent au culte réformé. Lorsqu’ils mariaient leurs filles, ils venaient quelquefois célébrer la noce chez leurs maîtres. Le comte N. Bethlen, qui donne dans ses Mémoires des détails que j’abrège, parle en connaisseur de certains fromages de brebis et de chèvres que les pâtres apportaient à leurs maîtres dans des voitures et des chariots. Ces fromages se font encore, et ils ont dans tout le pays une grande réputation. Les plus célèbres sont mis et ficelés dans des écorces de sapin, ce qui leur donne un goût aromatique très fort. Le laitage de leurs brebis formait la seule nourriture de ces montagnards. Ils en faisaient une pâte qui leur servait de pain, et qui, aigrie jusqu’à un certain point, leur tenait lieu de boisson.

« Pour ce qui est de leurs habillements, ajoute le comte Bethlen, ils les font eux-mêmes de la laine qu’ils tirent de leurs moutons ; mais d’une façon fort grossière, et convenable seulement pour essuyer les pluies et les neiges auxquelles ils sont presque toujours exposés. Ils ne se couvrent la tête que d’un gros bonnet fait en sorte de perruque, d’où pendent une quantité de flocons de laine qui font le tour du bonnet et par conséquent de la tête, qui en secoue la neige pour peu qu’elle se remue. Leurs femmes et leurs enfants ne sont pas vêtus autrement ; et tous ensemble, de même que leurs bestiaux, ils habitent dans des cavernes creusées dans les montagnes et les rochers, dont ils se contentent, comme n’ayant aucune connaissance de ce qui se fait ni de ce qui se passe dans le reste du monde. » Ce portrait pourrait être tracé d’après les Calibas qui habitent encore les montagnes de Cronstadt, mais qui peut-être ne tarderont pas à s’effacer et à se confondre avec le reste des paysans.

On visite aux environs de Vásárhely une grotta canina, une solfatare qui a le privilège de guérir les paysans malades de la contrée. Elle est située au delà du grand village d’Al Torja, entre les premières montagnes qui séparent les sièges de Csik et de Kézdi. Après avoir gravi long-temps des chemins pierreux et raides, on arrive à un sommet où se trouve une source sulfureuse, près de laquelle se voient aussi des fontaines d’eau claire et d’eau salée. Au dessus est une montagne volcanique, semée de laves, d’où s’échappe une forte odeur de soufre. On l’appelle Büdös Hegy, « Montagne-Fétide ». Un sentier conduit à la grotte, située à mi-flanc de la montagne, et qui s’ouvre entre des rochers à teinte rose. On ne distingue d’abord que la fleur de soufre qui couvre les murs de roche ; puis, quand un rayon de soleil vient illuminer la grotte, vous voyez l’air s’agiter jusqu’à deux pieds du sol. Si l’on enfonce un bâton dans la terre, il en sort une épaisse vapeur. La sensation que l’on éprouve en restant quelque temps exposé à ces émanations est inexprimable. C’est une démangeaison, une chaleur, une inquiétude, que je ne puis pas rendre. Quand on se baisse, en arrivant à deux pieds du sol on rencontre le niveau de la vapeur qui vous arrête comme une muraille. Si on respire, on est mort. On peut se tenir sans danger à l’entrée de la grotte ; mais le sol s’abaisse au fond, et, le niveau de la vapeur étant le même partout, on ne peut s’enfoncer qu’en prenant à l’avance une longue haleine. Dans les grandes chaleurs, lorsque les malades visitent la solfatare, l’émanation est si forte, qu’ils s’abstiennent dans tous les cas de respirer.

Chaque année trois mille paysans viennent se guérir dans cette grotte. Ceux qui sont atteints de maladies de la peau, de rhumatisme, de goutte, se rendent au Budös Hegy. Ils se bâtissent des cabanes aux alentours, puis vont s’exposer journellement à l’action des vapeurs sulfureuses. Toute la cure consiste à rester dans la grotte aussi long-temps que possible, et à sortir quand l’haleine manque, pour rentrer au plus vite. Quelquefois on oublie le danger et on respire.... Alors ceux qui restent retirent le cadavre, bleui instantanément, et l’enterrent près du chemin, pour avertir la foule qui se presse et se dispute le passage. Cette mort subite, dont les effets sont si rapides, doit être d’autant plus effrayante qu’on ne voit rien, dans cette grotte silencieuse, rien que l’air qui tremble et ondule doucement. Une autre grotte existait avant, bien plus périlleuse encore ; mais elle s’est éboulée et n’offre plus de danger. Elle a gardé toutefois son vieux nom, et on l’appelle toujours le Trou-des-Assassins, Gyilkoslyuk. On y trouve de l’alun. Il paraît que les solfatares furent jadis exploitées ; aujourd’hui les travaux seraient sans bénéfice.

Si on s’enfonce plus avant dans les montagnes, on arrive aux ruines du château de Bálványos. Elles s’élèvent pittoresquement sur le sommet du mont le plus haut. Des murailles d’enceinte, et une tour lézardée, qui bientôt disparaîtra, attestent encore l’énergique volonté de ceux qui ont construit le château dans un lieu si élevé et de si difficile accès. Du haut des ruines, la vue s’étend sur tout le Háromszék. L’horizon est borné par des montagnes sans fin, aux pieds desquelles se déroulent d’immenses plaines ondoyantes. Au point où vous êtes, les montagnes volcaniques d’Al Torja vous environnent de tous côtés. À une portée de canon, au dessous d’une montagne conique qui se dresse en face de Bálványos, est un lac charmant, circulaire, formé, comme les lacs des monts Dore, du cratère d’un volcan éteint.

Le château de Bálványos était entouré d’une muraille bâtie au flanc de la montagne : il y a quelques années on en voyait encore les restes, ainsi que la porte d’entrée du fort, qui s’est dernièrement écroulée. Il fut construit au 11e siècle par les seigneurs du pays les Opour ou Apor, que la tradition sicule fait descendre d’Attila. Quand saint Étienne força les Magyars de Transylvanie à embrasser le christianisme, les Opour se retirèrent dans ces montagnes, bâtirent un château formidable, et continuèrent à y vénérer le dieu des Huns. Les Hongrois chrétiens assiégèrent ce qu’ils nommaient le Bálványos vár, le château idolâtre, et les Opour furent contraints de recevoir le baptême. Relevé depuis, le fort servit souvent à la défense du pays. Les Sicules s’y retranchèrent pendant les invasions tatares, sous Béla IV et Ladislas IV. Quand Charles d’Anjou, prince de la maison de France, brigua le trône de Hongrie en 1308, Ladislas Apor, vayvode de Transylvanie, enferma son compétiteur, Othon de Bavière, dans le château de Bálványos, et ne le laissa sortir que sous le serment de renoncer pour toujours à la couronne. Il n’y a pas encore bien long-temps que le nom de Ladislas Apor se lisait sur les murs du château.

Un jour trois jeunes gens de cette maison, qui habitaient Bálványos, devinrent passionnément épris d’une jeune fille noble du pays nommée Hélène Mike. Étienne Apor demanda sa main et fut repoussé. Outrés de l’injure qui était faite à leur nom, ils résolurent tous trois de se venger et d’enlever celle qu’on avait refusée à l’un d’eux. Ils attendirent l’époque du marché de Torja. Quand Hélène parut sur la grande place, les Apor fendirent la foule, et, tandis qu’Étienne saisissait la jeune fille et la portait en courant jusqu’au château, les deux autres arrêtaient ses frères le sabre au poing. Ils furent tués près de l’église de Felsö Torja, dont les ruines sont encore debout. Le ravisseur n’eut pas de peine à persuader celle qu’il avait en son pouvoir, et le chapelain de Bálványos célébra dans le même temps un mariage et des funérailles. Ce fut encore une Hélène Apor qui s’opposa, dans le pays, aux progrès de la réforme. Lorsque les protestants étaient sur le point d’entrer dans Al Torja, elle alla au devant d’eux, et les arrêta à l’endroit qu’on appelle toujours en son honneur Sainte-Hélène. Les Opour, qui de tous les Hongrois embrassèrent les derniers le catholicisme, ne l’ont pas quitté depuis. Tout cela nous fut conté, sur les ruines de Bálványos, par un des petits-fils d’Étienne et de Ladislas, le baron Joseph Apor, qui nous avait reçus, dans sa demeure d’Al Torja, avec la cordiale et franche hospitalité du Sicule.

Le nom merveilleux du château de Bálványos a entretenu long-temps plusieurs de ces traditions surnaturelles qui se rattachent toujours aux vieilles ruines. Timon parle de je ne sais quel chien de pierre, rempli d’or, que les Tatars, dit-on, auraient découvert grâce à la ruse d’un sorcier de leurs amis. Près du lieu où s’élevait la porte, on voit encore d’énormes trous creusés par les paysans qui pensaient trouver des trésors. On a été jusqu’à spécifier la nature des richesses que la terre renferme. A en croire la tradition , il y aurait, cachés sous le sol, une brebis d’or, une charrue d’or, et un bœuf d’or, qui mugit quand on frappe sur les murs.

Les jeunes filles d’Al Torja ont pour costume un corsage ordinairement bleu, garni de boutons et de bandes en velours, un jupon rouge et des bottes ; une seule natte de cheveux tombe sur le dos ; la chemise, dont les manches bouffantes couvrent les bras, s’attache près du menton ; sous le fichu rouge, qui entre dans le corsage, se montre une étoffe blanche, fine et plissée. Les femmes mariées ont de plus un bonnet de taffetas noir. C’est à peu près le costume de toutes les Sicules, quoiqu’il varie plus ou moins, selon les localités. Les hommes ont quelquefois des vestes et des pantalons à la hussarde ; ordinairement ils sont chaussés de bocskor, portent le harisnya de drap blanc et un chapeau de feutre.

J’eus occasion d’apprécier l’adresse et la bonne humeur des Sicules, dans une expédition aventureuse que nous fîmes à une journée de Bálványos. Il s’agissait de nous rendre à une fameuse caverne qui s’étend sous une montagne nommée Hargita[4], près du village d’Almás. Nous fîmes halte dans un bourg éloigné encore de trois heures du lieu que nous cherchions, et nous demandâmes un guide, car les paysans d’Almás ne se hasardent guère dans la miraculeuse caverne qui a valu à leur village sa célébrité. On amena un brave paysan, à l’air résolu, qui s’engagea à nous faire voir toutes les merveilles possibles. L’aubergiste allemand chez lequel nous étions campés se joignit à nous, et nous partîmes par une belle journée. Au bout de deux grandes heures on voyait Almás. Je calculais mentalement la distance qui nous séparait encore de la caverne, et les forces de nos chevaux, qui se reposaient un instant, quand je m’entendis appeler par des paroles françaises. Je tournai vivement la tête et aperçus un étranger qui m’engageait à m’arrêter chez lui pour voir une compatriote. La rencontre était inattendue. Nous entrâmes, et les contes sur les Tatars et les Turcs que notre guide avait commencés furent interrompus par des conversations sur la France. Restait à savoir comment nous nous retrouvions « dans ce pays sauvage », ainsi qu’on nous disait. La chose s’expliqua vite. Je voyageais, moi, par curiosité. Quant à notre hôte, et à sa femme, qui était effectivement Française, ils habitaient Almás, parce que leur fils y commandait un détachement de dragons. Nous dûmes promettre de nous arrêter plus long-temps au retour, et nous quittâmes Almás pour continuer notre route.

Après trois quarts d’heure de montée par des chemins plus raides encore et plus élevés, il fallut se décider à mettre pied à terre. Nous laissâmes deux hommes à la garde des chevaux, et nous primes la route du mont Hargita avec l’Allemand et le guide. Celui-ci reprit le cours de ses histoires. La caverne que nous allions visiter avait souvent servi de refuge aux habitants des montagnes. « Quand les Tatars inondaient le pays, les Sicules s’y renfermaient, et n’en sortaient que pour se rendre, les jours de fête, à la chapelle dont vous voyez les ruines. Voilà encore le sentier par lequel on portait des vivres dans la caverne. Ici sont les remparts à l’aide desquels on espérait arrêter l’ennemi. Mais les chevaux des Tatars seraient montés sur les murs, s’il avait fallu : aussi venaient-ils jusque auprès de la caverne, et les cavaliers frappaient les rochers à coups de sabre en poussant de grands cris. Vous pensez si alors on sortait.

» Un jour les femmes et les enfants s’étaient enfermés avec quelques hommes, tandis que les autres se battaient à l’armée. Les Tatars vinrent hurler, suivant leur habitude, au pied de la caverne dont ils connaissaient bien le chemin. Comme le pays était ravagé d’un bout à l’autre, ils ne mangeaient, eux et leurs chevaux, que l’écorce des arbres. Les assiégés avaient d’abord des vivres ; mais ils les usèrent et souffrirent de la faim. Quant aux Tatars, quoiqu’ils souffrissent plus encore, ils s’encourageaient en pensant à tout ce monde qui allait tomber entre leurs mains d’un jour à l’autre. Or il arriva qu’une femme fit un gros gâteau en pétrissant de la cendre avec un peu de farine qui lui restait. Puis l’attachant au bout d’une perche, de façon qu’on pût le voir du dehors, elle cria : « Kutya fejü, Talárok ; Tatars à têtes de chiens, mangez, mangez l’herbe et l’écorce des arbres, tandis que nous faisons ici bonne chère. » Les Tatars à têtes de chiens ne se doutèrent pas de la ruse, et ils allèrent se faire assommer plus loin. Vous riez ? mais il est sûr que les Tatars n’avaient pas un visage d’homme. Quand ils parcouraient les bois pour atteindre les fugitifs, ils emmenaient avec eux des chiens qui sentaient les Hongrois, et tous ensemble, chiens et hommes, aboyaient à faire trembler. Ils engraissaient les prisonniers pour les manger ensuite. Une femme de ce village, qui avait une maladie, restait toujours maigre. Les Tatars la renvoyèrent, et, en arrivant, elle apprit à tout le monde que le reste des paysans avait été dévoré. Les enfants hongrois étaient mis sur un rang, et derrière eux les Tatars plaçaient leurs petits, qui s’exerçaient à leur couper la tête. »

Tout en écoutant ces récits et d’autres encore qui prouvaient que les souvenirs ne sont pas prêts de s’éteindre dans le peuple de Transylvanie, nous étions arrivés en vue de la caverne. Nous nous trouvions sur le bord d’une vallée profonde, autour de laquelle s’élevaient perpendiculairement de hautes montagnes couvertes de forêts. Vis-à-vis de nous, à l’extrémité de la vallée, on voyait sur le flanc de la montagne une petite ouverture à demi bouchée par un mur crénelé. Nous regardâmes la pente fort raide que nous allions descendre, celle que nous aurions ensuite à gravir ; puis, chacun gardant ses pensées sur le succès de l’expédition, nous recommençâmes à avancer. Les arbres sous lesquels nous étions engagés cachaient la vue de la caverne. Mais nous marchions perpendiculairement pour ne pas manquer le but, de sorte que nous espérions gagner bientôt le fond de la vallée. Le terrain était parfois si incliné, que nous courions malgré nous, et que nous avions à peine le temps de saisir au passage un arbre autour duquel, entraînés par le mouvement, nous étions presque contraints de tourner. Quand le sol était sablonneux, il s’éboulait sous nos pieds et nous entraînait avec une quantité de cailloux jusqu’à ce que nous rencontrions une plus grosse pierre qui nous arrêtait. « On descend aussi de cette manière, » nous cria le plus naturellement du monde notre guide sicule, dans un moment où il venait de franchir ainsi un espace de deux toises.

Chacun s’escrimait de son mieux. Lorsque nous nous trouvions trop éloignés les uns des autres, on se montrait un arbre ou un rocher près duquel on s’attendait. Malheureusement nous ne pouvions guère diriger notre course, en raison de sa rapidité même ; et quand le bruit du torrent qui coule au fond de la vallée se fit entendre, nous vîmes qu’il fallait refaire une partie du chemin. Après de nouveaux efforts, nous atteignîmes enfin le torrent au point que nous cherchions. Il fallut ici commencer un autre exercice. Nous devions marcher sur les pointes des pierres de toutes couleurs, vertes, roses, jaunes, noires, blanches, qui obstruaient le cours du torrent, si bien qu’il faisait à peine jour quand nous arrivâmes par cette route de nouvelle espèce aux rochers que les Tatars frappaient de leurs sabres. Ce n’était pas tout ; restait encore un escalier fantastique, jeté hardiment entre le fond de la vallée et l’entrée de la caverne. Le Sicule l’ébranla fortement, secoua la tête et enjamba vivement les marches qui tenaient encore. Ensuite il nous cria de l’imiter, ce que nous fîmes aussitôt.

Nous regardâmes alors avec satisfaction le chemin que nous avions parcouru, et, oubliant un instant qu’il nous fallait encore passer par là, nous nous mîmes à énumérer les obstacles si glorieusement surmontés. Le Sicule, qui ne perdait pas son temps en contemplation, me fit observer que le petit mur crénelé près duquel nous étions assis avait l’air tout moderne. Je lui demandai pourquoi on l’avait construit dans notre époque, puisque les Tatars n’étaient pas venus depuis un siècle. Voulant peut-être me faire une galanterie, il répondit que, quand les Français attaquèrent l’Empire, sous Napoléon, et gagnèrent en Hongrie la bataille de Raab , une levée en masse fut ordonnée en Transylvanie, et que les habitants, pour mettre leurs familles à l’abri des ennemis dont on annonçait l’approche, avaient fortifié l’ancien asyle de leurs pères. J’étais curieux de savoir quelle sorte de tête les Français pouvaient avoir eue ; je fis cette question au guide, qui répondit en riant qu’il n’avait jamais demandé cela à personne, et que tout ce qu’il savait des Français, c’était qu’ils se battaient fort bien. Je me crus obligé de répondre à ce brave montagnard compliment pour compliment, et je repartis qu’il était connu, même en France, que l’empereur d’Autriche n’avait pas de meilleures troupes que les régiments hongrois.

Lorsque nous nous eûmes suffisamment exprimé l’estime réciproque que nous ressentions l’un pour l’autre, nous songeâmes à visiter la caverne. On allume des torches, nous entrons. À peine avons-nous fait quelques pas, que nous sommes assaillis par une armée de chauves-souris qui voltigent autour de nos lumières, et dont les immondices forment sur le sol de véritables monticules. Nous traversons une suite de chambres formées de roches calcaires, aux plafonds desquelles brillent des cristaux. Des galeries sans issue se croisent, les chambres se succèdent et les chauves-souris voltigent toujours. De temps à autre une roche barre le chemin, et nous l’escaladons. Quand le guide nous précédait pour retrouver la route, sa torche, qu’il tenait en avant, et sur le feu de laquelle sa personne se dessinait en noir, éclairait de teintes sanglantes les murs de la caverne ; sa voix prenait un son surnaturel sous ces voûtes profondes, et on entendait long-temps le bruit de ses pas, qui se répétait avec force. Nous errâmes ainsi de galerie en galerie, guidés par des chiffres placés à certains intervalles sur les murs. Un moment le guide nous avertit que nous marchions au dessus du torrent de la vallée, le Vargyas Vize, qui passe sous la montagne. Plus loin il nous annonça que nous ne tarderions pas à voir les ossements de ceux qui s’étaient égarés dans la caverne et y étaient morts de faim. Je le dispensai de nous conduire à cet endroit funeste, et lui dis de nous mener plutôt aux lieux où les voyageurs fouillaient dans le sol et emportaient des pierres.

Je ne sais quel minéralogiste a exploré la caverne d’Almás et a écrit qu’on y trouve l’agate, le jaspe, la calcédoine, l’onyx, la topaze, le rubis, et une pierre brillante qui a l’éclat du diamant. Le guide avait bien entendu dire que quelques hommes étaient venus pendant plusieurs jours visiter la caverne, qu’ils avaient emporté des cailloux dont ils paraissaient fort contents ; mais il ignorait où se trouvaient ces cailloux-là, attendu qu’il lui importait peu de le savoir. Il y avait, à l’entendre, de bien riches trésors dans cette caverne : c’était précisément ce que ces hommes étaient venus chercher ; mais ils ne purent rien découvrir et n’emportèrent leurs cailloux que pour faire croire aux autres qu’ils étaient plus malins qu’eux. La verve du conteur était inspirée par les lieux ; et, prévoyant qu’il avait beaucoup à nous dire, nous nous assîmes sur deux longues roches, nos torches placées en faisceau au milieu de nous, pour entendre les merveilleux récits dont la caverne d’Almás est le sujet.

Nous ne devions pas douter que le fameux trésor de Darius, que tant de gens cherchent en Transylvanie sous une montagne ou sous une autre, ne fût caché dans cette caverne. Et il y avait encore bien d’autres richesses ! Cela était connu partout ; seulement tout le monde ignorait en quel endroit ces trésors avaient été placés ; et comme on peut parcourir toute la caverne pendant bien des heures sans passer par le même chemin, personne ne se hasardait à les chercher. « Un jour, continua-t-il, trois cavaliers vinrent de Hongrie avec une quantité de sacs vides, et engagèrent un berger à les suivre pour garder leurs chevaux. Le berger refusa, craignant que les loups ne mangeassent ses brebis. Les cavaliers se dirigèrent vers la caverne, et, au bout de quelque temps, reparurent avec leurs sacs tout pleins. Le soir, le berger raconta à son père ce qui lui était arrivé, et le père aurait bien voulu qu’il eût suivi les cavaliers. L’année suivante ils revinrent encore tous les trois et dirent encore au berger de venir garder leurs chevaux. Cette fois le berger accourut, et bien lui en prit, car il reçut tant de pièces d’or, qu’il les faisait sécher sur des nappes et que ces nappes remplissaient son jardin. Ses descendants sont les plus riches paysans du village, et ils ont une maison couverte de bardeaux. Il ne faut pas croire au moins que les cavaliers aient tout emporté. Il reste encore la plus grande partie des trésors, et si quelqu’un avait assez de courage, il pourrait devenir bien riche. Tous les ans, le second dimanche de Pentecôte, une porte de fer s’ouvre toute seule, avec grand bruit, reste ouverte jusqu’à deux heures du matin et se referme violemment. Qui sait ce qui arriverait à celui qui franchirait la porte ?....

Mais une fée habite la caverne. On l’entend gronder quand le vent souffle dans la vallée. Lorsque le choléra tuait tant de monde dans le pays, les femmes d’Almás disaient que la fée était en colère contre les hommes, et leur soufflait la maladie. Elles pensèrent qu’elle avait froid, parce qu’elle était sans vêtements. Alors on fit à la hâte deux chemises qui furent placées sur les deux routes que devait prendre la fée au sortir de la caverne, si bien que, d’une manière ou d’une autre, elle pouvait s’habiller et s’adoucir. Une nuit, à Karácsonfalva, une voix lugubre cria : « Je veux des habits ! » Aussitôt douze femmes travaillèrent sans relâche, en silence, et les chemises faites furent déposées à l’entrée du village… Il était évident que notre brave Sicule n’ajoutait pas grand’ foi à toutes ces histoires, produits de l’imagination des vieilles femmes de son pays, qui nous furent aussi confirmées par d’autres. Cependant je n’assurerais pas qu’il eût parcouru sans crainte la mystérieuse caverne, s’il se fût trouvé seul : se voyant avec des gens qui paraissaient savoir mieux que lui ce qu’il fallait penser des fées et du diable, et qui ne s’en souciaient guère, il ressemblait assez à un homme campé au milieu d’un bois habité par des voleurs, mais qui parle haut et se frotte les mains, parce qu’il est accompagné d’hommes bien armés.

Les contes n’étaient pas finis. Nous pouvions en écouter long-temps encore. Et certes, c’était bien le moment, quand nous étions assis au milieu de la caverne, de savoir qui l’habitait. Mais il devait faire nuit au dehors, et nous avions de plus une longue route à parcourir. On se leva donc, et on se dirigea vers l’entrée de la caverne. La nuit était obscure. On entendait le torrent, mais sans le voir. Le guide parcourut lestement l’échelle aérienne, et se trouva sur le sol. Il nous engagea à lui jeter nos lumières, parce nous aurions besoin de nos deux mains pour nous tenir en descendant. Puis, se plaçant au bas de l’escalier, il leva haut la torche pour nous montrer le chemin. Sa figure déterminée avait encore plus d’expression dans ce moment, où, éclairé par la flamme, les cheveux flottants, il tâchait de nous distinguer dans l’ombre, et demandait avec feu s’il devait nous aider.

L’aubergiste allemand qui nous avait suivis était dans une perplexité terrible. Il pensait avec effroi qu’il lui serait impossible de retourner chez lui ; et, tirant des bottes de foin d’une cabane voisine, où les bergers des montagnes mettent leurs provisions, il s’improvisa un lit, s’y étendit, et s’écria en hongrois, d’un air désespéré : « Voilà mon camp. » Il n’avait, disait-il, ni l’impatience française ni l’impatience hongroise, et il aimait mieux attendre le soleil que de gravir les montagnes dans l’obscurité. Il fut d’abord impossible de le faire changer de résolution. « Non, répétait-il, ce n’est pas une plaisanterie, das ist kein Spass, de chercher son chemin quand on n’y voit pas. » Je chargeai le guide de l’emmener de gré ou de force, et nous allâmes plus avant. Cette fois nous montions, et nous pouvions suivre plus facilement la ligne droite. Aussi fûmes-nous rendus en moins d’une demi-heure au sommet de la montagne.

Toutefois la fatigue se faisait sentir. À peine l’ascension était-elle terminé, que nous nous jetâmes sur l’herbe. L’Allemand avait repris courage, et ce fut lui qui donna le conseil de marcher sans plus s’arrêter. Nous regardâmes une dernière fois le gouffre immense dont nous venions de sortir. Les gouttes de résine qui, en chemin, étaient tombées de nos torches, brillaient à certains intervalles jusqu’au fond de la vallée, si bien que nous reconnaissions toutes les ondulations de la montagne à travers les arbres, qui étaient vivement éclairés. Le guide fit quelques pas et appela le reste des gens qui nous attendaient plus loin. On lui répondit. Nous marchâmes vers le lieu d’où les voix étaient parties, et du haut d’une colline nous aperçûmes un grand feu. Le Sicule ne reconnaissait pas ses compagnons dans ceux qui étaient accroupis autour. Il s’approcha davantage, s’arrêta, puis vint nous dire de rebrousser chemin, parce que ces hommes étaient des Bohémiens vagabonds. Quoique sa hache fût passée dans sa ceinture de cuir, et qu’il eût de lui-même, au moment du départ, détaché et pris mes pistolets, cependant il n’avait pas trouvé nécessaire de se montrer ni de demander en quel endroit se trouvaient nos hommes. Heureusement, à la lueur du feu, il avait reconnu un pont ; de sorte que, s’orientant avec intelligence, il nous conduisit vers ceux que nous avions cherchés.

Il est inutile d’ajouter que nous gagnâmes Almás au plus vite, et qu’après avoir rassuré nos hôtes de la matinée, chez lesquels je regrettai de ne pas m’arrêter encore, nous comblâmes de bénédictions la table et le toit de notre flegmatique aubergiste.

  1. Les Hongrois, dans leur langue, se nomment Magyar ; les Allemands les appellent Ungarn ; le mot Hongrois vient du latin Hungari. Nous désignons sous le nom de Transylvanie (Trans silvana) le pays que les Hongrois appellent Erdély, et les Allemands Siebenbürgen. Par analogie, nous devons nommer Sicules cette fraction du peuple magyar appelée Székely en hongrois, Sekler en allemand, et Siculi dans les historiens et le texte des lois.

    Le comte Bethlen, dans ses Mémoires, s’est déjà servi de ce nom.

  2. Hely, « lieu », vásár, « foire » (en turc bazar).
  3. On évalue sa population à 4000 habitants.
  4. Selon les étymologistes Hori Geta, en langue dace, « Mont des Gètes ».