La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 20


La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 67-88).
chapitre XX.
Cronstadt.

J’ai parcouru le midi de la Transylvanie dans le temps où la querelle survenue entre les Hongrois et les Saxons au sujet de la langue allemande était des plus vives. Il m’arriva plusieurs fois de prendre part à cette dispute de famille, notamment à Cronstadt. J’étais adressé dans cette ville à un homme fort obligeant, que je recherchai aussitôt après mon arrivée. L’hôtelier m’indiqua vaguement sa demeure et me donna un guide ; mais, le drôle ayant disparu au bout d’une minute, force me fut d’avoir recours aux passants. J’avisai donc un petit menuisier qui travaillait dans la rue, et lui demandai en honnête allemand où demeurait le sénateur Trausch. Le Saxon comprit sans peine qu’il n’avait pas affaire avec un compatriote, et, prenant un air superbe, répondit en langue magyare, avec un mouvement d’épaules fort énergique, qu’il ne comprenait pas. C’était blesser à la fois mes prétentions de linguiste et mes sympathies hongroises, outre que le mouvement d’épaules ne pouvait rester impuni. Aussi lui administrais-je lestement la très légère correction que méritait surtout son irrévérence à l’endroit des fils d’Arpád. Dès lors nous nous entendîmes parfaitement, et j’eus la satisfaction de le voir répondre avec une précision admirable.

La position de Cronstadt[1] est unique. Cette ville est bâtie dans une baie resserrée formée entre les montagnes. Quand on y arrive à travers la plaine qui la sépare de Marienbourg, et que l’on met plusieurs heures à franchir, on la voit poindre et grandir comme une île en mer. Si au contraire vous y entrez en suivant la route d’Hermannstadt, vous la voyez dérouler tout à coup sa ceinture de murailles. Dans l’intérieur de la ville, au dessus des rues, des places et des maisons, on aperçoit partout des collines de verdure, mais si fraîches et si rapprochées, qu’on voudrait étendre la main pour saisir les feuilles. L’effet est charmant quand le soleil donne d’aplomb sur la ville : l’œil se repose, en parcourant les allées, de l’aspect éblouissant des murs.

Cronstadt a un cachet particulier. Ses rues sont remplies de gens non pas seulement de toutes les nations de la Transylvanie, mais encore venus des contrées voisines. On sent que l’on touche à la frontière de Turquie. Des Grecs vifs et agiles heurtent sur les promenades de graves personnages en longues robes de soie, qui fument avec dignité dans de grandes pipes. Pendant la belle saison, les boyards qui vont prendre les eaux en Transylvanie y séjournent en passant, chacun avec une suite nombreuse. Les différents costumes de ces hôtes, que les affaires ou les plaisirs amènent à Cronstadt, donnent à la ville une physionomie orientale ; et l’on vous sert des doulchasses, du café turc et des paloukès, sous un kiosque aéré, au bruit d’une fontaine jaillissante.

La population de Cronstadt est évaluée à trente mille habitants : on la dirait plus considérable. Il y a au milieu de la ville un marché animé, où la foule va et vient sans cesse, et qui, dans les temps de foires, doit offrir un coup d’œil des plus variés. Je fis mon entrée à Cronstadt à la façon des triomphateurs romains, précédé d’une musique bruyante, et suivi d’un cortège de peuple. Un jongleur dalmate marchait devant nous, conduisant une voiture fermée, d’où l’on entendait sortir, malgré les efforts de l’orchestre, mille cris confus. Quand il eut rassemblé assez de monde, il s’arrêta. En un instant la rue fut obstruée. Le Dalmate exhiba de sa voiture une quantité de singes, de perroquets, d’oursons et de chiens savants, qu’il lança dans toutes les directions, pour le plus grand bonheur des curieux qui le pressaient avec de grandes démonstrations de joie.

Il y avait des Valaques aux tempes rasées, des Bohémiens aux cheveux crépus, et une multitude de femmes diversement costumées, qui criaient à tout rompre. La voiture du jongleur se trouvait à côté d’une petite charrette de paysan valaque, à laquelle étaient attelés quatre bœufs blancs couchés sur le pavé. Une femme montée sur une des roues en tirait des sacs de maïs. Elle avait pour chaussure des bottes jaunes à haut talon, autour du corps une veste étroite d’étoffe bleue, dont les manches ouvertes étaient doublées de rouge, et sur la tête un mouchoir blanc, roulé, à larges raies, qui passait sous le menton. Quand la ménagerie ambulante s’arrêta, elle ne fut d’abord que médiocrement distraite. Mais, le bruit qui se faisait derrière elle devenant toujours plus fort, elle rejeta la tête, de manière à nous montrer son profil, avec tant de grâce et de noblesse, qu’elle eût certainement occupé toute l’attention du peintre qui aurait tenté de reproduire la scène animée que nous avions sous les yeux.

Tout le mur d’enceinte de Cronstadt est encore debout : il est probable qu’on ne l’abattra pas, car on gagnerait peu d’espace ; les montagnes serrent la ville de si près, que presque partout la muraille s’élève en côtoyant le sol. En revanche on a imaginé de détruire ou de boucher les vieilles portes fortifiées par lesquelles sortait la brave bourgeoisie de Cronstadt quand elle allait défendre à main armée ses privilèges, sous-prétexte qu’elles ne se trouvent pas précisément au bout des rues. Le principe d’utilité est sans doute fort respectable, mais on a grand tort de l’appliquer constamment. Il est très avantageux que les marchands aient gagné un chemin plus court et fassent plus vite leurs affaires ; mais il est fort triste, quand on entre dans une ville comme Cronstadt, de passer sous les choses blanches qu’une personne ingénieuse a eu l’idée de bâtir.

On raconte que dans le temps où s’élevait cette cité une masse de lin fut trouvée en terre, à la place même occupée aujourd’hui par la maison de ville, laquelle avait par miracle la forme d’une couronne. Selon d’autres, une véritable couronne d’or fut déterrée, qui donna son nom à la cité naissante. Quoi qu’il en soit, on voit sculptée sur ses murailles une racine couronnée : c’est le blason de Cronstadt. Cette ville fut bâtie en 1203 ; mais on ne commença à l’entourer de murs qu’en 1384, sous le roi Sigismond. Jean Hunyade continua en 1450 l’enceinte, qui n’était pas achevée, et qui ne le fut que long-temps après lui.

Cronstadt a eu à souffrir entre toutes les villes des calamités qui ont pesé sur la Transylvanie. Elle était saccagée dès 1236 par les Tatars, qui la brûlaient encore un siècle après. Pour ne parler que des principaux événements, il suffit de citer les trots attaques qu’elle soutint dans l’espace de seize années contre les troupes d’Amurat II, qui emmena tous les sénateurs de la ville ; le siège que lui faisait subir en 1527 Pierre de Moldavie, partisan de Jean Zápolya, et les assauts que lui livrèrent trois ans plus tard Mahomet et le vayvode de Valachie, lesquels conduisirent les habitants en esclavage. Il faut rappeler les excès de Basta, et surtout la guerre qu’elle soutint contre le prince Gabriel Báthori. Cronstadt avait alors pour maire un homme d’un grand courage et d’un talent supérieur, nommé Michel Weiss. L’exemple d’Hermannstadt, que le prince avait traité indignement, lui dicta sa résolution, et il jura que le perfide n’entrerait dans sa ville ni en ami ni en ennemi.

Il s’entendit avec Radul, vayvode de Valachie, qui avait à se venger du prince. Les Valaques passèrent les montagnes et arrivèrent avec grand tumulte sous les murs de Cronstadt, où ils furent reçus comme des alliés. Báthori vint camper près de Szent-Péter. Il n’avait pas l’intention de livrer sitôt bataille ; mais Radul persuada aux Saxons de l’attaquer avant qu’il fît ses dispositions. Les confédérés sortirent de la ville et présentèrent le combat au prince, qui fut vaincu. D’après les chroniques de Cronstadt, dix mille de ses gens périrent dans l’action. Báthori se retira ; mais il fit partir pour Constantinople Gabriel Bethlen, afin de demander secours aux Turcs. Dès qu’on sut à la cour d’Autriche ce qui se passait en Transylvanie, l’empereur y envoya Sigismond Forgáts avec une armée. Les Allemands s’emparèrent de Clausenbourg, de Fejérvár, et vinrent se joindre aux Valaques de Radul. Tous ensemble assiégèrent Báthori dans Hermannstadt, mais ils manquaient d’artillerie ; ils essayèrent de l’amener à une capitulation en négociant. Le prince reçut à temps la nouvelle que Bethlen arrivait avec des troupes turques ; loin de consentir à un arrangement, il appela les Sicules aux armes et les vit accourir. Forgáts perdit l’avantage ; après quelques fausses manœuvres, son armée se dispersa. Radul s’était retiré en Valachie[2].

L’armée ottomane allait se tourner contre Cronstadt, qui résistait seule à Báthori. Michel Weiss comprit qu’il succomberait si deux ennemis l’attaquaient à la fois. Il fit demander une entrevue à Honyr-pacha, qui commandait les forces du Grand-Seigneur. Tous deux se virent devant la porte d’un monastère, à l’ombre des tilleuls ; Weiss expliqua le motif qui forçait ses compatriotes à prendre les armes, et quand la conférence fut terminée, le pacha était gagné à la cause des Saxons. Il ramena ses troupes en Turquie. Le prince, furieux de cette défection, ravagea toute la contrée. Il prit Marienbourg, Rosnyo et Törts ; il s’empara aussi du fort de Zeuden. Le siège de cette dernière place fut couronné par de sanglantes exécutions. Des trente-deux jeunes gens qui l’avaient défendu, vingt furent empalés et onze eurent la tête tranchée ; le dernier, qui avait rempli l’office de bourreau, fut renvoyé à Cronstadt. Michel Weiss le fit mettre à mort.

Báthori s’aliénait ses partisans. Il avait voulu se défaire de Gabriel Bethlen, son meilleur appui, lequel s’était retiré à Constantinople. Pour conserver la faveur du sultan, il y envoya André Gétzi, qui devait justifier sa conduite. Pendant ce temps il poussait le siège de Cronstadt. Un enthousiasme extraordinaire s’empara des habitants et s’accrut avec le danger. Des médailles furent frappées avec ces mots : Nos in nomen Dei confidimus. Tout le monde prit les armes. Cronstadt était déjà la ville la plus populeuse et la plus commerçante du pays. La ruche entière gronda. On s’intéressait à cette poignée d’hommes qui se montrait si intrépide. André Gétzi, envoyé par le prince, avait plaidé leur cause auprès des Turcs, et leur rapportait des promesses de secours. Quelques Sicules de l’armée ennemie leur conseillèrent de pourvoir à leur salut en faisant la paix. Mais tous avaient juré dans la grande église de la ville qu’ils ne se rendraient pas. Leur cause était juste et l’ardeur si grande… Ils sortirent pour chercher l’ennemi. Báthori les attaqua près de Marienbourg, dans la vaste plaine qui sépare cette ville de Cronstadt. C’est là qu’ils succombèrent. Tandis qu’André Gétzi, qui combattait avec eux, rangeait les troupes en bataille, un soldat valaque, envoyé par le traître Radul, jeta tout à coup des cris d’alarme et entraîna dans sa fuite les cavaliers soldés. L’infanterie se défendit d’abord avec courage : elle était composée d’écoliers, d’artisans et de villageois ; à la fin elle fut écrasée : ceux qui restaient s’enfuirent. Michel Weiss se fit tuer. Par ordre de Báthori sa tête fut exposée sur la place publique d’Hermannstadt ; mais un jour que grondait une tempête furieuse, le sanglant trophée disparut. Le Grand-Seigneur mit fin par un accommodement à la guerre que soutenait Cronstadt depuis trois années.

Les annales de Cronstadt signalent encore d’autres fléaux non moins terribles que la guerre. La peste décimait périodiquement la population que les Tatars avaient épargnée. Les habitants ont conservé le souvenir de plusieurs dates funestes qui du 14e au 19e siècle marquent le passage de l’épidémie. Il y a une quinzaine d’années que la peste parut pour la dernière fois. Elle s’était déclarée en Valachie, près de la frontière de Cronstadt, et l’on brûlait les effets des pestiférés pour arrêter les progrès de la contagion, quand une femme jeta par dessus la haie de sa cour un châle qu’elle voulait sauver. Le voisin qui le reçut partit bientôt après pour Cronstadt. Sa femme, qui l’accompagnait, tomba malade en arrivant et mourut. Les gens de la maison qu’elle habitait moururent aussi, et d’autres encore avec eux. L’alarme se répandit bientôt dans la ville : on sut dans les campagnes que la peste venait d’éclater. Cette fatale nouvelle vola de village en village jusqu’à Maros Vásárhely, où arrivait le malheureux voisin. Il était parti aussitôt de Cronstadt, ignorant la maladie et la mort de sa femme, et voyageait sans savoir que la peste se déclarait partout sur son passage. Les habitants de Vásárhely le poursuivirent et le cernèrent dans un champ, où il resta prisonnier. C’était au commencement de l’hiver. On ne le délivra que lorsqu’on fut bien assuré que tout danger avait disparu. Pendant ce temps Cronstadt était entouré de soldats, et les habitants ne pouvaient sortir des murs ni communiquer avec les gens des campagnes. Cet état d’inquiétude dura un mois, puis la peste s’éteignit : on n’avait eu à regretter qu’un petit nombre de victimes.

Il semble que tous les fléaux aient assailli Cronstadt de préférence. Les chroniques font mention de tremblements de terre et de tempêtes qui de temps à autre tuent les hommes et détruisent les édifices. On n’a pas oublié l’ouragan terrible qui en 1611 renversa toutes les tentes de l’armée transylvaine, et celle de Báthori lui-même, le jour qui précéda la victoire des Saxons. Dans cette guerre, où le bon droit était pour eux, tout les favorisait. Deux années avant, des nuées de sauterelles menaçaient de s’abattre sur la ville : les habitants s’armèrent de trompettes et les accueillirent avec mille fanfares. Effrayées du bruit, les sauterelles s’enfuirent, et, traversant tout le pays de Fagaras, allèrent attaquer l’armée de Báthori, qui campait près d’Hermannstadt.

Maintenant Cronstadt a oublié ses mauvais jours ; et bien qu’elle soit un peu déchue depuis quelques années, comme les autres cités saxonnes, elle est encore la ville la plus florissante de Transylvanie. Les habitants assurent que les bateaux à vapeur du Danube leur font du tort. Cependant non seulement Cronstadt sert d’entrepôt pour certaines marchandises que Vienne devra toujours expédier par terre dans les principautés, mais encore elle fabrique beaucoup. Elle fournit à la Valachie des voitures, des cordes, du drap, des articles de fer et de cuivre, etc. Les liqueurs de Cronstadt sont renommées. C’est encore de Cronstadt que partent ces énormes voitures attelées de douze ou quatorze chevaux, et qui charrient la laine jusqu’en Autriche. Tout dans la ville respire l’industrie. De larges ruisseaux courent rapidement par les rues, dont les eaux servent aux manufactures. Aux pieds des tours en ruines sont étendues d’énormes pièces de drap teint, que les fabricants font sécher au soleil. La rue du Fort est celle qui contient le plus d’ouvriers, et les compagnons tisserands sont installés dans le bastion tourné vers la Turquie.

Cronstadt n’est pas seulement une ville d’industrie et de commerce : elle renferme aussi un des meilleurs collèges et des plus fréquentés que les luthériens possèdent en Transylvanie. Les étudiants, que l’on rencontre à chaque pas dans les rues, ont un costume singulier. Ils portent de grandes bottes, des culottes noires, et une sorte de tunique de même couleur, serrée autour du corps par une ceinture de velours, qu’ils boutonnent du haut en bas de la poitrine, au moyen de longues agrafes d’argent si massives et si pressées, qu’elles figurent une cuirasse. Un manteau noir couvre les épaules, attaché par une très lourde chaîne d’argent. Ils ont sur la tête un chapeau de feutre à larges bords.

Les mille physionomies diverses que l’on rencontre dans cette ville m’apparurent un soir curieusement réunies et groupées, à l’occasion d’une cérémonie qui se célèbre là avec certaines coutumes particulières. Je parcourais la nuit les rues de Cronstadt quand j’aperçus, se mouvant sur la montagne, une foule de lumières blafardes. Du point où elles s’agitaient, on entendait venir un bruit étrange : c’était un bourdonnement continuel, toujours égal, et dont je cherchais vainement à deviner l’origine. L’obscurité était complète, on ne pouvait distinguer que les lumières qui allaient et venaient en tout sens, et qui, loin d’éclaircir le mystère, augmentaient encore mon étonnement. Au bout de quelque temps le bruit se rapprocha, les lumières descendirent, puis disparurent derrière les premières maisons. Je ne tardai pas alors à rencontrer une longue suite d’hommes portant à la main de grosses lanternes et causant à voix basse, qui rentraient dans la ville et se dispersaient en suivant chacun une rue différente. On m’apprit le lendemain qu’ils avaient assisté à un enterrement.

Au milieu de Cronstadt est une place triangulaire : c’est là et dans les rues adjacentes que le marché est établi. Sur la place même s’élève la maison de ville, bâtie vers 1420, mais reconstruite depuis ou réparée fort souvent. On y voit des volumes de lettres autographes adressées aux prudents et circonspects magistrats de Cronstadt par les rois de Hongrie et par les princes. Ce seraient des documents à consulter pour l’histoire de Transylvanie.

Près de là se trouve la cathédrale, commencée vers 1385, et dont la construction dura quarante ans. Un chroniqueur anonyme rapporte qu’elle fut élevée grâce aux dons volontaires des Français, des Anglais et des Hollandais. Selon d’autres, le roi Sigismond la fit bâtir par des ouvriers qu’il avait fait venir de Bulgarie. C’est un édifice remarquable. Il est sombre, sévère, sans sculptures au dehors. Le portail est nu et surmonté d’une tour peu élevée. La porte principale est enfoncée et profonde. Plusieurs statues décorent seules le derrière de l’église. Quelques ornements byzantins viennent s’épanouir entre l’ogive des fenêtres. À l’intérieur aussi tout est nu. Une rangée de colonnes se développe de chaque côté, lesquelles soutiennent des arceaux gothiques si élargis, qu’on les dirait en plein cintre. Au dessus règnent des galeries. À partir du chœur s’élèvent des colonnes fines et élancées. Il y a de la hardiesse dans cet ensemble. Il y a surtout quelque chose de grave, d’austère, que n’a pas fait disparaître l’agréable couleur printanière dont on a badigeonné les murs.

La cathédrale est consacrée au culte luthérien. Pendant le service, les femmes se placent au milieu de la nef. Les hommes occupent les bas-côtés : leurs bancs sont recouverts de tapis turcs. Les compagnons ouvriers se rangent dans les galeries supérieures : des blaisons peints sur les boiseries indiquent la place de chaque compagnonnage. Les murs de l’église offraient jadis un grand intérêt : on y voyait, écrites dans la pierre, les annales de Cronstadt et de la Transylvanie. C’était la page granitique sur laquelle le peuple venait chaque fois raconter ses victoires et ses revers le lendemain de la bataille. La chronique s’arrêtait à l’an 1571, sans doute parce que le livre était plein : car des deux siècles dont il disait l’histoire l’un était celui de Mahomet II, de Hunyade et du roi Mathias, l’autre celui de Soliman le Magnifique. Aujourd’hui tout est effacé. Peut-être a-t-on cru qu’une fois les annales recopiées, on avait le droit de « nettoyer » la cathédrale.

Le grand incendie qui éclata dans Cronstadt en 1689 a exercé des ravages déplorables sur cet édifice. Ce fut alors que disparurent les fameuses statues dorées des apôtres : toute une voûte s’abîma. Le feu dévora encore la miraculeuse couronne de lin, emblème de la souveraineté commerciale de Cronstadt, que l’on gardait précieusement dans la maison de ville. Il faut encore regretter la perte d’une riche bibliothèque qui devint la proie des flammes : c’était la plus belle et la plus nombreuse qui se trouvât dans toute la Hongrie. Quand Bude fut pillé par les Turcs et la bibliothèque de Mathias Corvin dispersée, on transporta sur des chariots jusqu’à Cronstadt une quantité de livres et de manuscrits. Il n’en est malheureusement rien resté.

Deux églises valaques sont encore à voir, qui toutes deux appartiennent aux grecs non unis. L’une a été bâtie dans la ville même, et est fréquentée par quatre cents familles. Sur le terrain qui l’environne se voient quelques tombeaux couverts d’inscriptions en lettres russes et grecques. L’église même n’est remarquable que par l’iconostase, cette boiserie dorée qui sépare les fidèles du prêtre, laquelle est surchargée d’étranges figures peintes sur fond d’or. Les mains des madones et des saints sont d’argent massif ; sur leur poitrine on voit des cœurs d’argent et d’or qui brillent entre les vives couleurs de la boiserie. Ce sont des ex-voto. Au fond de l’église, dont les murs sont imprégnés d’une forte odeur d’encens, on voyait étinceler à la faible clarté d’un luminaire je ne sais quel vase sacré qui semblait d’un beau travail

L’autre église est située dans le faubourg appelé Bulgare ou Valaque : douze cents familles s’y rendent. Les premiers Bulgares qui occupèrent ce faubourg construisirent en 1385 une petite chapelle de bois, qui ne resta debout qu’un siècle. Par l’intervention du prince de Valachie, une église en pierre s’éleva dans l’année 1495, qui dura davantage, mais qui était tombée en ruines au siècle passé. Elisabeth, impératrice de Russie, a fait bâtir en 1751 l’église actuelle. Les murs sont en dehors décorés de peintures : entre autres personnages figure saint Nicolas. On y lit aussi de nombreuses inscriptions valaques. L’édifice est surmonté d’un clocher, qui porte à l’extrémité la double croix grecque, et autour duquel s’élèvent quatre clochers inférieurs rattachés au premier, suivant la coutume russe, par de longues chaînes de fer. Le prêtre en grande barbe, et revêtu de la robe noire à larges manches, nous montra son église. Il tenait par la main un joli enfant, son fils sans doute, qui regardait tantôt les étrangers, dont le langage paraissait l’inquiéter beaucoup, tantôt les belles choses qui s’étalaient devant lui, car rien n’est plus décoré qu’une église grecque. Celle-ci, il est vrai, a été retouchée ; peut-être même à cette heure a-t-elle perdu davantage ; mais elle était encore des plus curieuses quand je la visitai. Les peintures d’Elisabeth, qui, il n’y a pas long-temps, se voyaient à l’intérieur, avaient déjà disparu sous la chaux. D’un bout de l’église à l’autre, le mur était parfaitement nu. Toutefois deux chapelles latérales restaient encore, qui attestaient la verve d’imagination des artistes grecs. Là les murailles se cachaient entièrement sous une armée de saints, de saintes, de pécheurs, de pécheresses, d’anges et de diables, qui se heurtaient, se poursuivaient, s’enfuyaient dans un labyrinthe inextricable. De quelque côté qu’on jetât d’abord les yeux, sur les murs ou sur le plafond, il fallait suivre le courant de ces figures fantastiques qui vous ramenaient ensuite sans interruption au point d’où vous étiez parti. Il n’y avait là ni commencement ni fin. Le spectateur posait où il voulait les bornes que la fantaisie du peintre avait dépassées. Le prêtre nous annonça que ces curieuses peintures ne tarderaient pas à disparaître aussi. À l’entendre, elles frappaient l’esprit déjà peu développé des Valaques ; et ce n’était pas à l’aide de pareils moyens, disait-il, qu’il voulait agir sur eux.

Les églises grecques du district de Cronstadt n’étaient pas seulement fréquentées autrefois par les paysans transylvains : les boyards y venaient aussi de la Valachie. Quand les Turcs inondaient leur pays, les seigneurs valaques cherchaient un asyle à Cronstadt, et un décret du roi Vladislas (1495) leur permet de se réfugier dans cette ville avec leurs richesses. Ils comblaient de présents les églises grecques pendant leur sejour en Transylvanie. Il était même d’usage qu’ils envoyassent de Valachie des secours aux prêtres. Cette coutume aura sans doute disparu aujourd’hui ; mais en 1774 on comptait encore neuf ecclésiastiques et plusieurs maîtres d’école entretenus par les boyards.

Le chapitre catholique de Cronstadt fut jadis un des plus importants qui subsistèrent en Hongrie, et il reçut des rois maints privilèges. Des statuts particuliers réglaient les affaires du chapitre depuis les plus graves jusqu’aux moins considérables. On cite les dispositions suivantes qui datent de 1493 et qui s’adressent aux valets des prêtres. « Afin que les gens des honorables curés du chapitre de Cronstadt, qui dans toute foule ou assemblée ont coutume par leurs excès de s’attirer des querelles, soient soumis à des règlements spéciaux, il est établi ce qui suit : Le valet à cheval aura un sabre, un bouclier et deux éperons ; si l’un ou l’autre lui manque, il paiera l’amende d’un aspre[3]. Celui qui conduira son maître en chariot aura, sous la même peine, un sabre et un éperon. Celui qui frappera quelqu’un sera condamné par le juge à payer un aspre et un broc de vin. » D’autres articles réglaient ce que les gens devaient boire et manger. « Ils ne pourront réclamer à déjeuner. Il leur est ordonné de se contenter de trois plats. Il leur est défendu de s’enivrer. » Enfin la prévoyance des législateurs avait fixé une certaine amende en vin contre « ceux qui attachaient leurs chevaux si négligemment qu’ils pouvaient s’échapper, ou détachaient par malice les chevaux d’autrui ; contre ceux qui accrochaient les chariots des passants, ou faisaient aux cordes des nœuds qui arrachaient le poil des chevaux, et même contre ceux qui n’étaient pas convenablement peignés. »

Un écrivain saxon qui vécut au 17e siècle, Fuchs, mentionne une vieille coutume qui s’est perpétuée fort long-temps à Cronstadt, et qui mérite d’être citée. — Il y a quatre-vingts ans, dit-il, le dimanche des Rameaux, les jeunes filles du vieux faubourg portaient vers le mont Saint-Martin l’image en paille d’une femme couverte d’habits. Elles chantaient des cantiques dans le trajet. Arrivées au pied de la montagne, elles dépouillaient le mannequin et dispersaient la paille. Cela s’appelait den Tod austragen, « emporter le mort, le porter dehors. » Il n’y a pas de doute que le culte de Vénus n’ait été en grand honneur dans le pays, quand le christianisme y pénétra, et que cette cérémonie n’ait signifié dans l’origine le mépris des nouveaux convertis pour leurs anciens dieux.

Quand l’on est à Cronstadt, il faut gravir le Zinne, montagne de mille pieds de haut, qui domine la ville à l’orient. De jolis chemins serpentent entres les arbres qui conduisent au sommet sans trop de fatigue, car la vue est fort belle. En vous penchant sur les rochers qui terminent la montagne, et en regardant perpendiculairement au dessous de vous, vous apercevez Cronstadt se développant dans la baie où elle est assise. Cette baie, bordée de montagnes, est encore fermée du côté de la plaine par une haute colline, le Schlossberg. Resserrées dans cet étroit espace, les maisons débordent et s’échappent par trois issues. Elles forment autant de faubourgs. L’un, qui est occupé par les Valaques, grimpe sur la montagne placée au fond de l’amphithéâtre : les petites habitations groupées au hasard se cachent à demi sous les arbres ; du sein de ce faubourg, qui monte à mesure qu’il prend de l’extension, l’église d’Elisabeth élève ses clochers moscovites. Les deux antres sont situés de chaque côté du Schlossberg. Celui qui est habité par les Saxons, et qu’on appelle la vieille ville, s’étend vers Hermannstadt sur une seule ligne formé de maisons blanches et propres. Au bout de cette longue rue se trouve une petite église bysantine déplorablement replâtrée. Vient ensuite un mamelon qui commande l’entrée du faubourg, et sur lequel était situé le fort d’où Amurat II emmena les sénateurs de Cronstadt. Beaucoup de Hongrois sont établis dans le troisième faubourg, qui n’a ni la confusion du premier ni la stricte régularité du second, et que ses nombreux jardins ont fait appeler Blumenau, « prairie de fleurs ».

Le fort qui domine le Schlossberg a été bâti en 1553 par les Impériaux, sur la place qu’occupait le château de bois élevé en 1211 par les chevaliers de l’ordre teutonique, et détruit en 1529 par Pierre de Moldavie. Avant qu’il servît de magasin pour les troupes, ce fort était occupé par les marchands orientaux, qui y déposaient ce qu’ils avaient de précieux. En 1688, quand éclata dans Cronstadt la sédition motivée par les exigences du général Caraffa, les révoltés s’y retranchèrent. Le comte Veterani les assiégea et les fit capituler après quelques décharges d’artillerie. Le Zinne était également surmonté d’un fort qui servait de refuge aux citoyens, et qui un jour, dit-on, fut abattu par les Saxons eux-mêmes.

En reportant ses regards sur la ville, on voit se mouvoir le réseau vivant des rues de Cronstadt. Près du marché, où elles aboutissent, se dressent les murs bronzés de la cathédrale, dont l’ombre se projette sur les maisons voisines. Çà et là quelques églises lancent leurs clochers de métal ronds et légers, qui brillent au soleil, et sont terminés par de longues aiguilles étincelantes qui traversent des boules en cuivre. Les murailles sont régulièrement interrompues par de gros bastions. À côté des fossés sont les promenades. Deux tours placées au dehors de cette enceinte sont aujourd’hui en ruines : la Tour noire, ainsi appelée parce qu’en 1599 elle fut frappée de la foudre ; et la Tour blanche, bâtie en 1494.

Si maintenant on jette les yeux au loin, le spectacle change. C’est d’abord la vaste plaine de Cronstadt, à l’extrémité de laquelle paraît Marienbourg, célèbre par son église, la plus vieille qui soit en Transylvanie, et par le château construit sur le monticule qui lui a donné son nom hongrois[4]. Près de là se cachent les ruines de la forteresse d’Heldenbourg et le village d’Elöpatak, où les boyards viennent prendre les eaux. Une foule de hameaux s’élèvent sur les collines qui bornent l’horizon, et dans la plaine que longe l’Aluta. Les routes qui la traversent, et dont les lignes poudreuses ressortent sur le vert des champs, sont parcourues par des voitures lancées au galop, et qui semblent immobiles. Qu’on se retourne, et l’on a devant soi une chaîne de montagnes qui de chaque côté s’étend à l’infini. Elles s’élèvent graduellement à mesure qu’elles s’éloignent de la plaine. Les premières sont ombragées d’arbres à l’écorce blanche ; de sombres sapins couvrent le second plan ; puis au dessus se montrent des crêtes rocheuses et nues, où l’œil peut suivre la trace du contrebandier.

  1. Les Hongrois l’appellent Brasso : ce qui a fait penser à de hardis étymologistes qu’ici était située la Patroissa de Ptolémée.
  2. Un plaisant salua la retraité de l’armée impériale par ce vers, qui a été retenu :
    Perge domum, Forgáts, terget tua tergora korbáts.
    Va-t-en chez toi, Forgáts, le fouet dans les reins.
  3. Petite monnaie turque. — Benkö m. s.
  4. Földvár, « fort de terre ».